"Shoah par balles – l'histoire oubliée", tel est le titre percutant de l'émission Pièces à conviction diffusée sur France 3 le 12 mars 2008 à 20 h 50. L'enjeu était de sensibiliser le grand public à cette dimension de l'extermination des juifs d'Europe qu'ont été les fusillades massives de juifs soviétiques par les nazis à partir de l'été 1941. C'est avec le plus grand malaise que nous, historiens, avons suivi ce programme en deux parties, fait d'abord d'un documentaire de Romain Icard relatant l'entreprise d'exhumation de charniers menée en Ukraine par le père Desbois et son équipe, puis d'une discussion de la journaliste Élise Lucet avec le père Desbois et Simone Veil. La première minute de l'émission donne en effet le vertige. Des faits avérés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sont présentés comme une découverte récente, due au "travail d'enquête méticuleux et acharné" du père Desbois. D'une voix forte, la journaliste Élise Lucet assène : "On croyait tout savoir, et pourtant" avant de lâcher ce qui se veut un scoop, "60 ans après, un homme, un prêtre catholique, nous révèle une autre réalité du massacre, un génocide sans camp, sans chambre à gaz". Un holocauste dont personne n'aurait parlé, tel est bien le message retenu par nombre de journalistes ayant visionné l'émission. Dans Télérama, Erwan Desplanques salue un prêtre catholique qui a découvert "presque par hasard" la Shoah par balles, réparé un "oubli historique majeur" et rendu "enfin hommage à ces morts de l'ombre". Dans le supplément télé du Monde, Olivier Zilbertin évoque un "holocauste longtemps tu", qui "aurait pu se perdre dans l'oubli, enseveli pour toujours". 

Nous n'épiloguerons pas sur la totale absence de recul critique de certains journalistes. Plus préoccupante est l'attitude du Père Desbois qui n'a, nolens  volens, fait aucun effort durant la discussion pour dissiper l'effet déplorable de la soi disant révélation. À une question d'Élise Lucet s'enquérant de ce qu'avaient écrit les historiens, il se contente d'évoquer le mur de Berlin, l'impossibilité pour les historiens allemands d'accéder aux archives soviétiques, et l'isolement d'un unique historien ukrainien. À l'entendre, ce n'est qu'en 2007, lors d'un colloque à la Sorbonne, que les choses sérieuses ont commencé, les historiens des deux côtés ayant enfin pu dialoguer. Le message délivré par les organisateurs de l'émission, le documentaire et les propos du Père Desbois est donc clair : la mise à jour de l'holocauste supposé oublié est à porter au crédit du seul Père Desbois. N'est-ce pas d'ailleurs ce que suggère fortement la couverture de son livre paru fin 2007, intitulé Porteur du mémoires, sur laquelle on peut lire "Un prêtre révèle la Shoah par balles"? Puisque le Père Desbois ne l'a pas fait à l'antenne et qu'il n'y avait sur le plateau aucun historien pour nuancer ses propos, rappelons quelques évidences connues non seulement des historiens, mais de quiconque un peu au fait de l'histoire de la Shoah. Les fusillades massives perpétrées en URSS occupée, notamment par les Einsatzgruppen, ont été abondamment évoquées à Nuremberg, où plusieurs dirigeants de ces unités ont été condamnés à mort lors de procès à la fin des années 40. Holocauste, le feuilleton américain de la fin des années 70 vu lors de sa première diffusion par plus de 100 millions de téléspectateurs, évoque par ailleurs longuement les fusillades massives. Le nom de Babi Jar, lieu du massacre de 33 771 juifs de Kiev en septembre 1941, est resté tristement célèbre, emblématique de ces crimes terrifiants, sur lesquels les historiens travaillent depuis les débuts de la recherche sur le nazisme. Dans La Destruction des Juifs d'Europe publié en 1961, Raul Hilberg consacre de très nombreuses pages aux "opérations mobiles de tueries". Les meilleurs historiens de la Shoah - Philippe Burrin, Christopher Browning, Peter Longerich, Saul Friedländer, et ce sans même parler des jeunes historiens allemands ayant fait un usage massif des archives est-européennes dès les années 1990… - ont longuement analysé la signification des fusillades massives. Doit-on vraiment répéter que la Shoah est un objet d'étude investi par de très nombreux historiens depuis plusieurs décennies ?

Certes, tout n'a pas été dit sur les fusillades massives. Le travail des chercheurs s'est effectivement intensifié depuis la chute du mur et l'accès aux archives soviétiques. Bien que sa finalité soit plus religieuse et mémorielle que scientifique, ce qui en limite la portée - l'enjeu étant de repérer les fosses des crimes commis en Ukraine afin qu'il soit possible d'ériger des mémoriaux -, le travail du Père Desbois constitue un apport appréciable, les témoignages collectés venant enrichir l'éventail des sources à la disposition des historiens. Mais laisser entendre, dans le cadre d'une émission grand public, que la "Shoah par balles" serait la découverte d'un homme quasiment seul, véritable justicier mémoriel auquel on "rend hommage", est proprement stupéfiant : les fusillades massives sont largement documentées dans les archives - occidentales comme est-européennes - et par les travaux des historiens.

Très problématique apparaît donc la manière dont le documentaire présente le travail du Père Desbois comme une entreprise d'administration de la preuve des crimes commis par les nazis. Au tout début, la voix off d'Anouk Grinberg s'interroge : "Comment prouver l'existence de la Shoah par balles ?". S'ensuit une présentation du travail du Père Desbois comme une enquête policière, des témoins indiquant les lieux du crime, un expert en balistique ramassant les douilles, la caméra pointant les ossements mis à jour. Mais taire le fait - fondamental -  que la matérialité des fusillades massives est établie depuis très longtemps, suggérer, - ce qui est plus grave encore -, que la démonstration de la réalité de la Shoah par balles, dont personne ou presque n'aurait parlé jusqu'au Père Desbois, ne tiendrait qu'à des douilles et des ossements retrouvés il y a peu dans des taillis ou des bosquets, n'est-ce pas faire un cadeau aux derniers négationnistes ? Tel n'était pas, bien sûr, l'intention des organisateurs de l'émission ni celle du Père Desbois ou de Simone Veil, qui affirme elle aussi avoir découvert un autre aspect de la Shoah grâce au Père Desbois. L'effet n'en est pas moins désastreux.

Faute de temps et d'espace, nous passerons sur bien d'autres aspects de cette navrante soirée, marquée au sceau du tabou et du compassionnel ; une soirée qui fut non pas une leçon de mémoire, mais un pseudo scoop dont on peut légitimement se demander ce qu'il doit à la nonchalance, à l'ignorance, voire à l'imposture ; une soirée qui représente un exemple inquiétant de vulgarisation sensationnaliste et mal maîtrisée, contre lequel il est de notre devoir de nous élever, loin de toute crispation corporatiste. Car s'il devient possible d'affirmer, en "prime time", que des crimes ont été occultés soixante années durant alors qu'ils sont avérés et documentés depuis la fin de la guerre, la porte est ouverte à toutes les dérives. Et nous avons la candeur de croire que tel ne devrait pas être le cas.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique du livre de Saul Friedländer, Les années d'extermination. L'Allemagne nazie et les Juifs (1939-1945) (Seuil), par Jérôme Segal.
Le second volume du travail de S. Friedländer consacré à la persécution des Juifs en Europe. Une somme incontournable.

- la critique du livre de Peter Longerich, Nous ne savions pas. Les Allemands et la Solution finale (Héloïse d'Ormesson), par Anne Pédron.
Un livre majeur sur la question complexe de savoir ce que les Allemands percevaient de l’extermination des Juifs. Une belle réussite.

- la critique du Journal d'Hélène Berr (Tallandier), par François Quinton.

Ce journal poignant d’une demoiselle juive sous l’Occupation, publié pour la première fois, est, incontestablement, l’événement de cette rentrée.



- la critique du livre de Gerhard Botz, Nationalsozialismus in Wien. Machtübernahme, Herrschaftssicherung, Radikalisierung – 1938/39 (Mandelbaum), par Jérôme Segal.
Un livre clé sur la prise du pouvoir, l'installation et la radicalisation du national-socialisme à Vienne.

- la critique du livre dirigé par Michel Cullin et Primavera Driessen-Gruber, Douce France? Musik-Exil in Frankreich / Musiciens en Exil en France 1933-1945 (Böhlau), par Jérôme Segal.
Un livre qui défriche de façon intéressante (et bilingue !) un champ de recherche.

- la critique du livre de Jean-Yves Dormagen, Les logiques du fascisme italien (Fayard), par Antoine Aubert.
L'Italie fasciste fut-elle totalitaire ? Oui, répond l'auteur, de façon peu convaincante.

- la critique du livre d'Emilio Gentile, Fascismo di pietra (Laterza), par Antoine Aubert.
E. Gentile, spécialiste du fascisme, évoque les projets architecturaux entrepris par Mussolini à Rome pour asseoir son pouvoir.

- la critique croisée de deux livres d'Emilio Gentile, Il fascino del persecutore. George L. Mosse e la catastrofe dell'uomo moderno (Carocci), et Renzo De Felice. L'Historien dans la cité (Le Rocher), par Antoine Aubert.
Emilio Gentile décortique, dans deux biographies parallèles, les vies de deux historiens spécialistes du fascisme - Mosse et De Felice.

- la critique du livre de Daphné Bolz, Les Arènes totalitaires. Hitler, Mussolini et les jeux du stade (CNRS), par Emmanuelle Loyer.
Une étude sur le rapport ambigu entre sport et politique à la lumière des instrumentalisations du premier par le second dans l'Allemagne et l'Italie des années 1930.


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