Instrumentalisé, contraint, mécanisé : le corps féminin mis en scène par des artistes-femmes évoque avec force, voire avec humour, l’absurdité de la condition féminine.

Nous connaissons tous des corps entravés, des postures forcées, des mécaniques implacables destinées à enfermer les corps. Michel Foucault en a décrit, il y a longtemps. Mais sommes-nous certains que ces corps ne restent pas traversés par des désirs qui, sous l’oppression, tentent de résister et engagent des subjectivités aux capacités transformatrices ? Sur le plan artistique plutôt que politique, la question se transforme un peu : comment des artistes répondent-ils à l’idéologie prégnante de la contrainte, et notamment de la contrainte imposée au corps féminin ? S’il n’est pas le seul à être réifié, il constitue cependant un objet de réflexion à soi seul. N’est-il pas vrai que des artistes comme Rebecca Horn, Niki de Saint Phalle, Pina Bausch, dans des genres artistiques différents, ont travaillé autour de ce corps afin de mieux revenir sur les constructions identitaires, par des mises en scène de l’identité assignée ?

Anne Creissels, historienne de l’art   , prend maintenant la plume pour analyser le corps féminin réifié mais subverti par les artistes. Cette analyse est d’ailleurs associée à un cahier de photographies qui, à lui seul, donne le ton de l’ouvrage. Il propose certes des photos d’œuvres contemporaines et de corps entravés pris en mains par des artistes, mais il met aussi en relation des œuvres classiques et contemporaines : Botticelli et Rebecca Horn, Rebecca Horn et Loïe Fuller, puis Niki de Saint Phalle, Pina Bausch, mais aussi La Ribot, et enfin Esther Ferrer et Andrea del Castagno.

La notion de geste qu’elle emprunte doit avant tout être précisée. Le geste est un marqueur qui habille le corps et ce qui l’habite : il trahit une construction et manifeste une identité, affirme l’auteure. Il compte d’autant plus ici que Creissels se place sous l’égide d’Aby Warburg, et sa conception du geste comme survivance de mythes, ainsi que sous l’autorité de Marcel Mauss et ses relevés des techniques du corps. Si le geste est ainsi défini, même si les sources de réflexion auraient mérité plus d’explicitations, en revanche l’emprunt l’est moins. Le geste pourrait être repris à quelqu’un (donnant corps à l’idée d’une valeur heuristique du geste), mais il pourrait être aussi mal assuré ou affecté, sinon empêché, empêtré, inadapté, ce qui n’est relevé que tardivement dans l’ouvrage.

 

La grâce

C’est d’ailleurs par le geste affecté que l’ouvrage commence son exploration. La question est celle de savoir si le corps féminin se déploie dans une grâce naturelle, ou comment grâce et féminité se nouent. Répondre à ces questions, c’est donc saisir la grâce à la fois comme assignation au corps féminin et résistance.

Résistance ? En quoi ? L’auteure montre, par l’intermédiaire des travaux de Rebecca Horn et Niki de Saint Phalle, comment ces artistes travaillent, on pourrait dire « au corps », la dialectique de la grâce et de la contrainte. Ils mettent en évidence le caractère apprêté de la grâce, fruit de pratiques disciplinaires aussi peu naturelles que possible. Le caractère prétendument naturel de la grâce se heurte alors aux figures de gestes éminemment construites par les artistes. Pour sa démonstration, l’auteure s’appuie sur un film de Rebecca Horn, qu’elle explore largement. Entre dressage du corps, surveillance disciplinaire et danse du corps contraint, l’artiste montre les ficelles de la grâce. Elle révèle les artifices nouant la grâce au corps féminin.

Mais pas seulement. En multipliant les références autour de la grâce, en travaillant le rapport entre le film de Horn – mais aussi la pièce « La douce prisonnière » (une danseuse enfermée dans une carapace de plumes de paon, écrin et prison) – et les sculptures figurant les trois Grâces (chasteté, beauté et amour), l’auteure compète le propos en soulignant comment s’est établie la codification des postures autour de cette question, y compris autour de la ballerine, danseuse de l’époque romantique. La grâce, finalement, ne serait-elle qu’un mythe aliénant d’assignation à la féminité ?

Reste un défi : comment se défaire de cette image du corps féminin, comment libérer ces gestes de leurs carcans ? Des tentatives ont existé avant Horn, chez Isadora Duncan, par exemple, mais elles se sont accomplies aussi au nom d’une grâce « naturelle ». Et que dire de l’ironie de Joséphine Baker devant des publics mâles et coloniaux ?

 

L’altérité

Si Rebecca Horn reste l’objet de référence de l’auteure, cette question de l’altérité travaille aussi fondamentalement la danse de Pina Bausch. Nous sommes renvoyés cette fois à La Plainte de l’impératrice, le film – du type « cinéma expérimental » – réalisé par la chorégraphe en 1989. Il est ainsi montré que les corps incomplets, empêchés, expriment à travers certains artifices déployés pour se rapprocher les uns des autres, le désir vain de transcender leur nature humaine. Sans doute, mais cela ne suffit pas. Ce sont surtout les thèmes des rapports masculin-féminin, et l’idée de déplacer les frontières entre les sexes, puis le thème de la difficulté de communiquer avec les autres, l’errance, le déplacement et le dépassement des sexes qui viennent en avant. L’objet du film, comme de ceux de Horn, est de travailler l’altérité, on l’aura compris. Mais en réalité, le rapport à l’altérité s’éprouve plutôt qu’il ne se commente, et d’ailleurs il se prouve d’autant mieux par la privation tant de l’autre que de tel ou tel sens qui en rapproche.

La difficulté à communiquer est bien un des motifs communs entre Horn et Bausch. On pourrait affirmer, montre l’auteure, que leur sujet commun est plutôt l’inscription des corps dans l’espace et dans un rapport particulier à la musique, puisque les deux films en assument les traits. Quoi qu’il en soit, les deux films posent le problème de l’altérité dans son rapport au geste, à l’image et au mouvement, non sans faire jouer la mémoire du spectateur qui ne peut pas manquer d’évoquer à leur propos Buster Keaton ou Federico Fellini.

Ces relevés dans l’ouvrage de Creissels permettent de revenir sur la question de l’autre telle qu’elle est conçue par ces artistes. Toutes deux décrivent un rapport à l’autre comme contrainte et possibilité, sur le modèle d’une lutte, d’un équilibre instable. Il est donc clair que Horn aussi bien que Bausch, par ironie et paradoxes interposés, tentent de chorégraphier la complexité des rapports humains, de performer l’altérité, d’activer ou de désactiver les fantasmes de toute puissance, d’unité pour retrouver quelque chose de perdu, que l’auteure situe dans l’enfance et/ou dans les mythes qui traversent notre civilisation.

 

La performance

Il reste un dernier aspect de ces questions. Il est déployé dans une dernière partie de l’ouvrage. Il s’agit de l’apport des performances à ces réflexions sur la grâce et l’altérité, mais aussi sur le féminin. Citons donc maintenant Valie Export, La Ribot, Andrea Fraser, Louise Hervé et Chloé Maillet. Ces chorégraphes plasticiennes ou performeuses réactivent le questionnement sur la possibilité d’un geste artistique sexuellement connoté et sur l’expression, par le corps et face aux mythes, d’une subjectivité féminine. Le corps est-il réductible à une fonction ? Ces artistes envisagent le corps comme transmetteur, medium, passeur d’un savoir inconscient. Elles intègrent à leurs réflexions la contrainte infligée au corps féminin et assument la corporéité d’une parole sexuée dissidente.

Le fond de l’affaire pourrait se transcrire ainsi : elles font le pari d’un passage possible du corps esthétique et performant à un corps sujet. Les gestes empruntés deviennent alors des expressions contradictoires de cette subjectivité. Le corps s’affirme et s’affiche en tant qu’auteur et singularité. Les relevés de l’auteure sont pertinents sur ce point et les références particulièrement cruciales, si l’on veut bien ajouter aussi des allusions aux actualités de l’époque, notamment aux déploiements des mouvements féministes.

Le travail de l’artiste La Ribot fait ainsi l’objet d’un développement justifié. Cette artiste prend en charge l’incarnation du nu féminin dans la peinture classique, femme-objet par excellence, mais pour mieux instiller le doute dans la tête du spectateur, quant à « l’objet » face auquel il se trouve.

 

Cet ouvrage nous apprend donc non seulement qu’il existe un langage du corps, mais encore que l’évidence d’un geste ou le naturel d’une attitude renvoient à une idéologie. Il nous montre comment des artistes, ici femmes, pratiquent sur elles-mêmes des « tortures volontaires », ainsi que les nomme Annette Messager, afin de mettre au jour l’instrumentalisation du corps féminin dans nos sociétés.