Edith Scheffer revient sur les effroyables exactions commises par le professeur Hans Asperger, pourtant resté seulement dans l'histoire pour son travail sur l'autisme.

Médecins nazis

Que savons-nous au sujet de l’eugénisme nazi ? Nous pensions en savoir assez en évoquant le nom de Joseph Mengele et celui de Carl Clauberg. Mengele, le médecin SS qui « triait » les Juifs descendant des wagons de marchandises sur la Judenrampe, et leur désignant d’un geste de la main la file de droite ou celle de gauche, envoyait les uns vers les baraques du camp de Birkenau, les autres parmi lesquels se trouvaient les mères accompagnées d’enfants et les vieillards, étaient « sélectionnés » pour les chambres à gaz. Ils y étaient conduits, séance tenante, à pied ou dans des camions. Quelques heures plus tard, il ne restait plus d’un convoi de 1500 personnes qu’un tas de cendres, pilonnées, passées au tamis, puis déversées dans la Sola, toute proche.

Le Gruppenführer-SS de réserve Clauberg, gynécologue de son état, avait fait sa spécialité de la stérilisation des femmes juives au Block 10 de Birkenau, dans le but d’en exterminer la « race », au sens nazi du terme. Les Juifs qui occupaient selon les nazis, le plus bas de l’échelle, n’étaient pas considérés, à proprement parler, comme des êtres humains. C’est pourquoi tant Mengele, que Clauberg et leurs collègues, l’élite de « la race des Seigneurs » du « Volk » allemand, estimaient légitime d’utiliser les femmes et les jumeaux comme un simple matériel de laboratoire.

Quand l’Armée rouge approcha d’Auschwitz, Clauberg s’en alla continuer ses expériences sur les femmes tsiganes au camp de Ravensbrück. Il fut arrêté par les Russes et jugé en Union soviétique en1948 à 25 ans de prison. Relâché en 1955, il revint travailler en Allemagne dans la clinique où il avait exercé avant la guerre et se vanta de ses « travaux » effectués à Auschwitz. Des survivantes dénoncèrent ce scandale. Il fut à nouveau arrêté, et mourut au mois d’août 1957, peu avant son procès à la prison de Kiel.

Les médecins tueurs et les SS du T4, ainsi nommé parce que le bâtiment qu’ils occupaient à Berlin, se trouvait au 4 Tiergarten Strasse, furent ceux qui allaient mettre en place la Solution finale du peuple juif dans les camps d’extermination en Pologne : Belzec, Sobibor, Treblinka, Auschwitz-Birkenau, Majdanek, Chelmno.

Ces médecins, ces infirmiers, ces travailleurs sociaux envoyèrent avec zèle tous ceux qui, parmi leurs concitoyens, étant « diagnostiqués » indignes de vivre au sein du « IIIe Reich de mille ans » ; ils furent incarcérés dans des centres d’euthanasie, présentés comme des hôpitaux, des dispensaires. On extermina ainsi dans quatre sites en Allemagne et en Autriche, les malades mentaux, les handicapés physiques et tous ceux que les médecins désignaient comme étrangers à l’hygiène raciale nazie. On expérimenta sur eux les premières chambres à gaz. Mais on tua aussi par d’autres moyens. Injections toxiques, privation de nourriture, immersion dans l’eau glacée, tortures, expériences prétendument médicales cruelles. Une fois le meurtre commis, les familles recevaient une lettre les informant que leur proche parent était mort de pneumonie, ou d’une crise cardiaque, ou de faiblesse généralisée. Tout cela est connu. Mais le livre d’Edith Scheffer nous révèle beaucoup d’autres aspects monstrueux de la criminalité des médecins nazis vis-à-vis des nourrissons et des enfants.

 

Les origines viennoises de l'eugénisme

C’est à Vienne, une des capitales européennes de la culture, qu’apparurent les théories eugénistes nazies. Elles eurent pour conséquence les meurtres de masse systématiques.

Dès les années 1920, face à la mouvance humaniste de la psychanalyse, les psychiatres nazis de l’austrofascisme envisagèrent la stérilisation forcée des « inférieurs ». Par ce terme, ils désignaient les porteurs de maladies héréditaires, les malades mentaux, et aussi certains criminels. En 1930, Julius Tandler proposa : « l’extermination » des « vies indignes d’être vécues », pour justifier des assassinats systématiques. Ces idées étaient admises par les hommes politiques, au nom de la protection sociale, dans le but d’imposer de nouvelles normes.

On s’intéressa tout spécialement à l’éducation des enfants qui devraient devenir des sujets loyaux et soumis de l’Etat national-socialiste. Des garçons robustes qui feraient à coup sûr des soldats, des membres de la SA, des Waffen SS, des SS Totenkopf.

Ceux qui étaient jugés capables d’atteindre ce statut étaient surveillés strictement, et à la moindre « déviance », étaient transférés sans consultation des parents dans un foyer scolaire national-socialiste.

Dans L’Origine, Thomas Bernhard évoque le foyer d’éducation national-socialiste dans lequel il fut placé par sa mère, essentiellement parce qu’il souffrait d’énurésie. Le matin, les garçons chantaient au garde à vous, devant le portrait d’Hitler Die Fhane hoch ! « Levez bien haut votre drapeau ! » Es zittern die morschen Knochen ! « Les os vermoulus se mettent à trembler ! ». Après avoir crié « Heil Hitler », ils pouvaient s’asseoir et pendre leur petit déjeuner.

Pour ceux qui n’étaient pas jugés dignes de vivre au sein du Volk, le chemin menait d’abord à l’hôpital universitaire pour enfants de Vienne, où les psychiatres affirmaient mettre en œuvre la « pédagogie curative ». Ces mots « pédagogie-curative » dissimulèrent une tout autre réalité, quand les nazis prirent le pouvoir. Les praticiens, et parmi eux le professeur Hans Asperger, dont le nom passerait à la postérité pour de mauvaises raisons, appliquèrent les procédures gouvernementales.

 

L'effroyable pédiatrie du professeur Hans Asperger

En 1936, ainsi que l’écrit Edith Scheffer dans ce livre passionnant et extraordinairement documenté, 21 mineurs étaient chaque jour retirés à leur famille et placés au Centre de placement pour enfants, où ils étaient évalués et où se jouait leur destin. C’était un lieu sinistre où la plupart des enfants étaient promis à une mort atroce.

Les pionniers de la psychanalyse qui avaient élaboré des programmes pour l’éducation des enfants et des adolescents, allaient dans le meilleur des cas quitter l’Autriche, après avoir été démis de leurs fonctions et privés de leurs biens. Ceux qui ne prirent pas à temps la mesure de la catastrophe, se suicidèrent ou furent déportés vers les camps d’extermination en Pologne.

Franz Hamburger, fervent nazi, âgé de cinquante ans, nommé directeur de l’hôpital pour enfants de Vienne le 13 mai 1930, mit en œuvre l’application de l’hygiène raciale, conformément à l’idéologie nazie. Ce n’était pas le meilleur candidat, il n’avait quasiment pas publié de travaux scientifiques.

Les répercussions de sa prise en main de cet hôpital allaient être funestes non seulement pour les enfants, mais aussi pour les femmes, uniquement envisagées comme reproductrices. Il nomma à l’automne 1932, le professeur Hans Asperger dans le service de pédagogie curative. Ce dernier était alors assez peu expérimenté.

Hamburger avait adhéré au Parti nazi en 1934. Le 10 mai de la même année, Asperger, sans rejoindre toutefois le Parti, soutint le régime austrofasciste. C’était un catholique d’extrême-droite, déjà membre du Bund Neuland et de la guilde Sankt-Lukas et à « plusieurs organisations antilibérales, antisocialistes, antimodernes, et antisémites ». Il collaborait à la revue Wiener klinische et avait publié dans ses pages un article sur la psychopathie autistique. Cette communication était suivie de la retranscription d’une « "d’une formation" dispensée par un médecin SS préconisant la stérilisation forcée », ainsi que l’écrit Edith Scheffer dans son livre.

Le médecin Georg Frankl et la psychologue Anni Weiss, tous deux juifs, avaient déjà publié des articles sur les enfants autistiques en 1934, qu’ils décrivaient en ces termes : « Au sein d’un groupe d’enfants [….] ils ne sentent pas l’atmosphère et ne peuvent donc pas s’adapter. » Ajoutant, contrairement à l’opinion d’Asperger, que leur comportement n’avait affaire ni avec le caractère ni avec la morale. Tous deux émigrèrent aux Etats-Unis où ils se marièrent, grâce au pédopsychiatre Leo Kanner. Edith Scheffer écrit que Leo Kanner fut le premier aux Etats-Unis « à définir l’autisme comme un diagnostic autonome. »

Les nazis exigèrent que les psychiatres participent à la création d’un Volk « racialement pur », dont les enfants seraient estimés « physiquement supérieurs. » Les psychiatres devaient désigner et élimer ceux qui ne correspondaient pas au paganisme germanique : les bons sujets seraient intégrés dès l’âge de dix ans dans les organisations, puis au Deutsches Jungvolk, les Jeunesses hitlériennes. Devenus adultes, ils rejoindraient directement les SA ou les SS, selon un appel de 1937 à la jeunesse de Hitler :

Nous voulons

Un Volk obéissant,

Et vous devez vous former à l’obéissance ! []

Vous devez apprendre à être forts,

A endurer les épreuves

Sans jamais vous effondrer.

Après le monstrueux pogrom de la Nuit de Cristal, commença l’aryanisation sauvage, dont Asperger fut le témoin et le collaborateur. Il suivit le mouvement. Pernkopf, un nazi fanatique, fut nommé doyen de la faculté de médecine. Il prêta serment en uniforme de la SA. Toute la faculté prêta serment par le salut nazi et cria « Heil Hitler ». Tandis que plus des trois quarts des psychiatres quittèrent Vienne, Asperger monta en grade. Il travaillait en qualité d’expert psychiatre pour le IIIe Reich, et signait ses documents médicaux « Heil Hitler ! ».

 

Stérilisations et euthanasies

Asperger définissait la psychopathie autistique comme « une perturbation de l’adaptation à l’environnement ». Et de conclure que la communauté les rejetait, et qu’ils étaient par conséquent inutiles au Reich. Les enfants qui ne correspondaient pas aux exigences du Volk pouvaient être éventuellement « alignés sur le projet de l’Etat national-socialiste ».

Le conseiller municipal Max Gundel, directeur des affaires sanitaires et nationales, veilla à la déportation des Juifs et au programme d’euthanasie des enfants de Vienne.

Les enfants, signalés à l’école ou par les services sociaux qui étaient retirés à leurs familles, ou abandonnés par ces dernières, étaient conduits au Spiegelgrund, où le docteur Erwin Jekelius organisa les premières euthanasies. Par ailleurs, l’office de santé publique refusait le mariage de personnes jugées biologiquement défaillantes, allant jusqu’à leur imposer la stérilisation. Edith Scheffer écrit qu’entre 1934 et 1945, le Reich stérilisa 400 000 personnes, soit 1 % des individus en âge de procréer.

Progressivement, les convictions eugénistes d’Asperger se radicalisèrent. Il compara les enfants handicapés à des déchets. « Avec un tamis grossier, de nombreuses choses utiles tombent dans le seau ; prenez un tamis fin et économisez -cela marche aussi avec les âmes humaines ! »

Il jugea recommandable d’éliminer les enfants qui étaient « un fardeau pour la communauté ». Il était simple de les identifier, car dans le Reich, chacun devait être en possession d’un passeport généalogique. Un opuscule de quarante-huit pages, confirmant l’ascendance aryenne sur quatre générations. Le contrôle des individus se réalisait aussi par d’autres moyens : le livret d’ouvrier, le livret de santé, le registre du peuple. Toutes les vies étaient évaluées et ne tenaient qu’à un fil. Le but final étant l’application stricte des « mesures sanitaires héréditaires et raciales ».

Ainsi, tout était en place pour que fonctionne à grande échelle l’euthanasie d’enfants, ou plutôt l’assassinat de sang froid d’enfants par diverses méthodes dans des établissements aménagés à cet effet.

Le premier centre de mise à mort d’enfants fut inauguré dans une institution de Brandebourg-Görden. Puis d’autres centres furent ouverts au Steinhof, dans la banlieue de Vienne, où 4500 personnes furent assassinées entre 1940 et 1945.

Les enfants étaient mis à mort dans le pavillon 15 du Spiegelgrund, dans les sous-sols duquel avaient été aménagées des chambres à gaz. Ceux qui étaient internés dans le pavillon 17, attendaient, « en observation », le même destin. Les meurtres commencèrent le 25 août 1940, et 789 enfants y succombèrent, officiellement de pneumonie. Mais la mort était provoquée de diverses autres manières par des médecins et des infirmières, qui considéraient leurs victimes comme des cobayes, dont ils disséquaient les cerveaux, et d’autres organes, conservés dans des boîtes, qui ont été utilisés jusqu’à nos jours dans les universités allemandes. Le procédé de mise à mort différait selon l’âge des victimes. On utilisait le Luminal, une injection combinée de morphine, d’acide diallybarbiturique et de la scopolamine. Ou bien l’arrêt de l’alimentation, ou encore l’inoculation de maladies mortelles. L’agonie pouvait durer des jours, des semaines, des mois.

Asperger approuvait la mise à mort d’individus « sans valeur et inéducables ». Selon lui, ces « inéducables » n’avaient pas de Gemüt. Ne pas avoir de Gemüt suffisait pour envoyer l’intéressé au bloc 15 du Spiegelgrund. Autrement dit, les enfants présentant une absence de Gemüt n’avaient pas le droit de vivre, leur pronostic étant estimé par Asperger, « particulièrement sombre », prédisant pour eux un comportement « criminel ». On instaura ainsi le diagnostic de « carence en Gemüt ». Par conséquent, on recommanda « l’éradication aussi rapide que possible des antisociaux ». Les emprisonner était jugé trop coûteux, et le risque « insupportable ». Car il fallait à tout prix « empêcher certains enfants d’infecter spirituellement - souvent même physiquement – des camarades nationaux en bonne santé ayant de la valeur. » Dès 1939, Reinhard Heydrich avait demandé la construction de camps de protection pour les enfants prétendument criminels, aussi durs que les camps de concentration de la SS.

 

Des carrières prolongées après-guerre

Nombre des médecins qui pratiquèrent la mise à mort d’enfants, des expériences atroces sur leurs corps, continuèrent de brillantes carrières dans l’Allemagne d’après-guerre. Peu furent jugés et condamnés. Ce fut le cas d’Asperger, dont les agissements ne furent connus qu’après que certaines formes d’autisme furent qualifiées de syndrome d’Asperger.

Dès fin 1941, le service d’Asperger, de Gundel et de Jekelius fonctionna à plein régime. Jekelius affirma : « La place de l’enfant n’est pas dans un établissement éducatif ou dans l’hôpital, mais en protection – ce qui, pour moi, personnellement signifie la protection de la communauté nationale contre ces malheureuses créatures. »

L’opinion publique finit par apprendre qu’au Steinhof, au Spiegelgrund, dans les chambres à gaz du château de Hartheim, des enfants et des adultes mouraient par milliers. Une foule se rassembla devant les bâtiments du Spieglegrund. Elle fut dispersée par la police et les SS. A Vienne, Jekelius était connu comme « le tueur en série du Steinhof ». Des tracts furent distribués clandestinement. « Jekelius hante les couloirs du Steinhof, l’asile de fous de Vienne, dans une blouse blanche de médecin, une seringue à la main. Ce n’est pas une nouvelle vie qu’il apporte aux malades, mais la mort. »

Les journaux d’État publièrent alors des articles célébrant « L’éclatante allégresse des enfants résonne dans les jardins de chacun des services. Garçons et filles batifolent joyeusement dans la lumière automnale sous la surveillance des éducateurs. »

Jekelius fut un temps fiancé à Paula, la sœur d’Hitler. Cette dernière avait plaidé la cause de sa petite-nièce qui se trouvait en séjour de longue durée au Steinhof. Il ne se laissa pas attendrir et envoya l’enfant dans la chambre à gaz de Steinhof. Il fut finalement arrêté, sur les ordres de Heydrich et Himmler, par la Gestapo qui le força à signer une déclaration selon laquelle il rompait toute relation avec Paula. Il refusa l’affectation dans les premiers camps d’extermination en Pologne et fut envoyé comme soldat sur le front de l’Est.

Les expériences mortelles sur les bébés « non viables et idiots ; inaptes à la vie » continuèrent. Asperger continua à expertiser les enfants qui seraient envoyés dans des établissements de correction ou au Spiegelgrund.

Bien qu’il reconnût que certains enfants autistes aient présenté des aptitudes intellectuelles remarquables, il les envoyait néanmoins à la mort parce qu’ils n’étaient pas utiles « à la communauté, par manque de Gemüt ». Par ailleurs, il avait aussi des idées sur les femmes qui étaient : « instinctives, émotives, improductives, subjectives. » Il décrivit « l’idiotie physiologique de la femme ».

Les décès étaient enregistrés dans le « Livre des morts ». En 1942, 540 enfants perdirent la vie au Speigelgrund. Certains parents essayaient désespérément de sauver leurs enfants en leur rendant visite le plus longtemps possible.

Quelques survivants souffrirent de troubles psychiques et physiques toute leur vie. Peu de médecins nazis répondirent de leurs actes. Trois tueurs du Steinhof comparurent devant la cour d’assise au mois de juillet 1946. Un seul, Illing, fut condamné à mort. Les autres écopèrent de peines de réclusion et furent rapidement libérés.

Erwin Jekelius qui avait été arrêté par l’Armée rouge, fut jugé à Moscou. Condamné à 25 ans de réclusion, il mourut en prison en 1952 d’un cancer de la vessie. Les autres n’eurent pas à rendre de compte.

Hans Asperger fut nommé de 1946 à 1949 directeur intérimaire de l’hôpital pour enfants de l’Université de Vienne. Sa carrière se poursuivit. En 1957, il fut nommé directeur de l’hôpital pour enfants de l’Université d’Innsbruck, en 1962, il devint enfin directeur général de l’hôpital pédiatrique de l’Université de Vienne.

Dans les années 1970, il prétendit avoir résisté, au péril de sa vie, au programme d’euthanasie d’enfants. Disant de lui-même et parlant à la troisième personne : « Le catholique Asperger n’a pas signalé les cérébro-lésés à l’extermination. »