Toujours plus présente dans l'espace public, la performance peut désormais être analysée en fonction de ses périodes, de ses enjeux et de ses « styles ».

Chaque année, les performances qui se donnent à voir dans les lieux publics sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus intenses. Parfois elles demeurent ludiques pour le public, parfois elles confinent au scandale, comme le montre la manœuvre de Steven Cohen sur le parvis du Trocadéro, il y a peu (coq/cock, Paris). Elles sont parfois institutionnalisées, et d’autres fois purement anarchiques. Quelle que soit la manière dont elles sont déclinées, ces performances méritent qu’on s’y arrête, tant du point de vue descriptif que du point de vue des finalités que s’assignent les performeurs et performeuses. De quoi parle-t-on au juste ? La question est d’importance à deux titres. D’abord parce que la documentation des performances est encore dispersée et que notre compréhension de ses sources n’est pas encore certaine, ainsi que l’établit Barbara Clausen (Québec), dans le volume dont il est question ci-dessous. Ensuite parce qu’à côté des performances existent des actions anti-performances ou des actions avisuelles dont la propriété, justement, est de s’intéresser à autre chose : les microcircuits dans les territoires, les déplacements infimes dans le quotidien, sur lesquels insiste Michel Collet dans ce même ouvrage.  

Ce volume collectif, dirigé et organisé par Michel Collet (enseignant à l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon et André Éric Létourneau) a pour ambition d'éclairer les performances. Cela suppose de lever tout d’abord une difficulté sémantique, puisqu’une performance peut très bien s’apparenter à un rendement (une performance en bourse, une performance industrielle) ou à la bonne exécution d’un exploit d’athlète dans une exhibition publique. Par « performance », en nous stabilisant entièrement sur le plan artistique, nous entendons une pratique au sein de laquelle l’artiste est présent et visible durant tout le temps de l’exposition, l’œuvre consistant en cette présence directe activée par une expérience à conduire. L’opération de performer peut alors renvoyer à un champ d’investigation choisi par l’artiste, à une méthode d’intervention et à un fil directeur. La performance construit ainsi une perspective sur le monde (artistique en particulier) qui vise à en souligner certains traits, de manière « sauvage », « ludique » ou « critique ». Avec ses manières propres, elle produit un travail de repérage et de délimitation des objets qu’elle a choisi.

Comme le montrent les 31 contributeurs de l’ouvrage, à l’encontre de l’art orienté vers les objets, la performance s’implante dans le champ artistique en privilégiant soit les expériences de l’artiste mises en public, soit les interventions/immersions à caractère engagé. Celles-ci sont empreintes de critique sociale ou, en tout cas, sont motivées par la volonté d’ébranler le caractère « naturel » des choses sociales et des systèmes de valeur, quand elles ne visent pas à perturber l’ordre public en s’y attaquant plus ou moins directement.

La performance est particulièrement significative en ce qu’elle nous permet d’envisager de manière sensiblement différente la double question de l’art contemporain et du contemporain dans l’art. Nul doute que la performance nous oblige à apprécier différemment le statut fait à l’autre (le spectateur de manière privilégiée qui, dans la performance devient le plus souvent « participant », ainsi qu’on l’observe chez Jean-Pierre Le Goff) dans les pratiques artistiques. Elle ne peut être cantonnée au couple immersion dans la société / interactivité. Elle joue sans conteste sur le rapport de fascination que suscite l’art auprès des spectateurs et, par son immédiateté même, interrompt à de nombreux égards la captation dont elle fait à la fois l'objet et la critique. Si la performance pousse à nous rendre proches et à nous faire toucher un objet déterminé, elle ne se contente pas d’enfermer le spectateur dans un sens introspectif : elle le force à voir par lui-même, et avec les autres, une œuvre vivante qui devrait l’entraîner à changer son rapport à lui-même. Elle oblige à explorer les petits états d’investissement de désirs singuliers qui se réalisent entre le performeur et le spectateur.  

 

Un faible coefficient de visibilité  

Quoi qu’il en soit, la réalisation d’un panorama historique et structurel possible de la performance ou de « l’art action » dans le monde contemporain, à partir de propos d’artistes et de chercheurs européens et nord-américains, reste une question de fond. Cette production artistique, de l’ordre de l’affirmation, ne peut négliger totalement la question du spectateur et des interactions avec le public. Soit qu’elle se réalise discrètement, de là la notion de « faible coefficient de visibilité » empruntée à Stephen Wright, mais doive être révélée au public de l’art par photographies interposées pour trouver sa place dans le champ de l’art et ne pas passer seulement pour un sabotage public à l’adresse des autorités (politiques, policières ou non). Soit qu’elle se réalise devant un public, destiné à l’art, et alors les expériences qu’elle propose ne peuvent être reçues que comme des exercices, quitte à ce qu’ensuite ledit public transmute ces exercices en expériences pour lui-même. Les auteurs utilisent aussi la notion d’invisibilité (empruntée à Alexandre Gurita), qui ne désigne pas une pratique invisible, mais une pratique ne prétendant pas faire fonction d’événement (disons furtive), et ne se soumettant pas aux impératifs des diffuseurs, des festivals et des galeries ou musées. D’une manière ou d’une autre, il est question de déjouer les impératifs de la représentation marchande. D’ailleurs, les propos des auteurs partagent, dans le champ des performances, celles qui relèvent de ce coefficient, et celles qui renvoient à des monstrations spectaculaires (excès, surenchères, hyperspectaculaires). Répétons-le : dans cet ouvrage, il est question uniquement des pratiques furtives, immatérielles, intangibles ou invisuelles. Ce qui ne signifie pas qu’elles ne mobilisent pas l’art comme un outil de transformation de la vie sociale.

Olivier Lussac le précise. L’art action porte ce nom parce qu’il compose une singularité dans le champ des performances. Il se réclame de Richard Martel : « La performance est une mise en situation de matériaux dans un contexte, une destitution des rapports conventionnels et une transformation des catégories stylistiques ». Encore faut-il saisir un trait distinctif de l’art action : il n’est pas nécessairement un art adressé. C’est même, semble-t-il, tout le contraire. Les artistes de ce genre de pratique ne jouent que leur propre rôle, l’artiste se met en jeu lui-même. La performance peut s’exercer contre le public, et en tout cas, elle ébranle les frontières entre l’art et la vie, que ce soit dans un contexte privé ou dans la sphère publique. Elle est souvent dirigée vers le sujet qui l’expérimente, donnant une importance primordiale au corps, plus que vers le sujet qui regarde. Elle peut être imprévue, incontrôlable ou improvisée. Elle transgresse, provoque, subvertit. L’auteur s’attache d’ailleurs à le distinguer de la comédie, du théâtre donc, du happening – qui fait l’objet de deux articles de la main de François Coadou, autour de l’ouvrage central de Roselee Goldberg, traduit en 2001, et de la main de Corinne Melin spécialiste d'Allan Kaprow – et d’autres formes de pratique, retenant toujours cette idée selon laquelle l’art action peut être élaboré n’importe où, avec ou sans spectateur.

 

La manœuvre

Pourquoi parler des performances, en l’occurrence de l’art action, en termes de manœuvre, ainsi que le terme en est apparu dans les années 1990, notamment chez Alain-Martin Richard ? N’oublions pas qu’une manœuvre n’est pas le résultat d’un travail. Elle est le travail lui-même. Elle est donc mouvement. Elle met en branle un processus qui joue sur l’interactivité et l’intersubjectivité. La manœuvre, de surcroît, présume un terrain d’action, des foules ou des individus qui majoritairement ne sont pas venus voir ou participer à la manœuvre. Elle est en quelque sorte « sauvage ». Tel est l’art action. Il s’inscrit dans une réalité sociale et procède par le détournement des habitudes. Il vise tout de même la participation des spectateurs dans un processus de création fondé sur l’intersubjectivité. Il peut, dans certains cas, inscrire aussi un art fictif à même la réalité sociale, ainsi que le pratique Denys Tremblay, au Québec. Pour André-Éric Létourneau, la pratique de l’art est une manière d’ouvrir des espaces ayant le pouvoir de changer le monde. Elle devrait mobiliser les spectateurs-citoyens, tout en s’appuyant sur les mouvements de désobéissance civile, et d’action directe.

Prenons l’exemple de l’artiste Jean-Baptiste Farkas, autour de l’exposition SLOW 206h. Il ne propose pas « des choses » à voir, mais des activités : « P,as d’exposition, pas d’objet d’art, mais des actes perpétrés dans une logique héritée de l’obstructionnisme ». Ce geste trouve sa légitimité dans le discours de Ghislain Mollet-Viéville, agent d’art et collectionneur, prônant un art ouvert sur la réalité de la vie et donnant à l’expérimentation, à l’échange ainsi qu’au partage, la primauté sur le principe d’une appropriation exclusive des œuvres. L’art ne doit donc plus s’accrocher comme un trophée au-dessus de la cheminée. Et même, il doit pouvoir s’effacer face aux comportements qu’il induit. Les propositions de Farkas, en effet, ont pour point de départ des directives, des protocoles, des modes d’emploi qui nous invitent à envisager notre vie de façon décalée. Il convient de laisser prédominer la notion de vitalité sur celle d’inertie.

On peut se référer aussi à l’article de Valérie Da Costa sur Fabio Mauri (1926-2009). Ce dernier crée ses premières performances en 1971. Cet article retrace non seulement les influences (le Living Theatre), mais encore le rôle des galeries dans l’émergence de ces performances, et montre que Mauri propose un travail performatif (intitulé azione) qui s’engage du côté du collectif. Cet article décrit quelques performances, donnant ainsi au lecteur le moyen d’approcher des expériences concrètes, et ici celle qui concerne le combat contre le fascisme. Un autre article portant sur Arthur Cravan, personnalité qui a charmé les dadaïstes et les surréalistes, permet de cerner quelques traits de la performance à ses débuts.  

 

La recherche-création

L’ouvrage revient aussi sur une question centrale pour les écoles d’art, notamment en ce que la performance atteste de l’émancipation de l’artiste vis-à-vis du système des Beaux-Arts et de la notion de « beau ». Celle de la recherche-création, ainsi définie par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, partenaire de cette publication par le réseau Hexagram : « Approche de recherche combinant des pratiques de création et de recherche universitaires et favorisant la production de connaissances et l’innovation grâce à l’expression artistique, à l’analyse scientifique et à l’expérimentation ». À ce titre, le processus de création fait partie intégrante de l’activité de recherche.

L'ouvrage prolonge ce point grâce aux propos des uns et des autres. La recherche-création, ce n’est pas juste un artiste qui va dans le champ universitaire et qui développe une pratique influencée par les impératifs de ce champ. C’est aussi une méthode qui inscrit l’art au-delà de l’art lui-même. Voilà d’ailleurs pourquoi la notion d’expérimentation est devenue centrale dans les arts contemporains. Cette notion fut bien sûr centrale d’abord dans la pratique scientifique. Mais elle a migré dans les arts durant les années 1950-1960. Et ceci grâce aux avant-gardes historiques. Il s’agit cependant ici d’expérimentations esthétiques, qui sont simultanément existentielles, sociales et parfois politiques. L’expérimentation, disent certains, se situerait dans une zone floue entre l’art et la vie. Ce type d’expérimentation partage avec les autres quelques traits, parmi lesquels : étonnement, tâtonnement, doute, bricolage, erreur et ratage. Cette forme d’expérimentation a moins pour but de produire des connaissances que d’engager une forme de réflexivité expérimentale touchant les fondements de notre perception. Elle nous invite à penser.

Cette recherche-création, par ailleurs, joue un rôle dans le développement du décloisonnement disciplinaire. Entremêlant plusieurs disciplines, elle implique des synthèses de savoirs, des méthodes et des langages, jete des ponts entre les disciplines, adaptant leurs concepts, méthodes et systèmes de valeurs. Bien sûr, il y faut de la négociation et l’établissement de correspondances. En tout cas, elle vise à éliminer la compétition et la concurrence. Elle est fondée sur la nécessité d’en finir avec la division du monde héritée, et les problèmes posés par chaque discipline dans l’ignorance de ce que pratiquent les autres.

 

L’art action consiste donc en une manière d’activer, une manière de sonder les modes possibles d’existence. C’est, ainsi que le précise le coordinateur du volume, une manière de dépasser l’impermanence de l’objet et l’hégémonie de la monstration spectaculaire. La manœuvre active l’art comme action.

Si l’on définit la performance comme acte pour l’art, action corporelle pour elle-même, signifiante et manœuvre qui engage le corps individuel et le corps social, on voit aussi comment le corps y prend une place décisive. Le corps, toujours marqué par la communauté ou la civilisation auxquelles il appartient, devient le support de l’œuvre dans le moment même où il met en question son rôle de représentation des valeurs de la société. Pour autant, doit-on croire que la performance est désormais obsolète, appartenant plutôt aux années 1970 qu’à notre actualité ? Certainement pas, et ce volume le prouve, en jouant sans doute le rôle de défense et illustration de la performance pour notre époque, dans le cadre européen comme dans le cadre mondial (la Grèce, Java, New York, Sao Paulo, Australie, Québec sont cités aussi), laquelle fait ceci ou cela pour dire quelque chose de nos sociétés. Par exemple, revenons-y pour finir, explorer des usages, à distance de toute idée de participation de spectateur et à l’écart du modèle inclusif du public qui correspond au mode le plus connu de la performance spectacle. Michel Collet y insiste à juste titre, ce sont alors des expérimentations, des actions désoeuvrées à très faible coefficient de visibilité.