La poésie nous sauve de l'oubli. Pour Christian Doumet, l'évanouissement de Dinur est geste poétique.

L'incident fut bref tout en ayant une certaine profondeur. Comment expliquer l'évanouissement, le 7 juin 1961, du témoin, l'écrivain Yehiel Dinur, au procès d'Eichmann, au moment de son témoignage ? Pourquoi cette impuissance à dire ? Il tente certes de dire et au lieu de s'enfermer dans le mutisme ou encore crier sa haine, il s'évanouit dans la nuit des mots, disparaît aux regards fixés sur lui. « Je les vois, ils me fixent... je me souviens » C'est après ces mots qu'il s'évanouit. Christian Doumet est écrivain et professeur de littérature française à l'Université de la Sorbonne. La question que pose son livre est le sens de l'évanouissement d'un témoin au procès d'Eichmann dont Hannah Arendt écrira qu'il incarne le concept de « banalité du mal ». 

 

 

Banalité du mal ?

Comme un traducteur de hiéroglyphes énigmatiques, l'auteur décrypte ce qui nous touche de si près dans la chute de Dinur : nous sommes touchés par ce que nous ne pourrons jamais toucher. L'évanouissement renvoie à une vision actuelle toujours active, celle d'Auschwitz. Le témoin a donné sa parole. Il entend « retrouver le singulier nominal des regards vivants, des visages et des voix. C'est parce qu'il saisit soudain que le procès ne peut aboutir qu'à une interprétation recevable des événements, à un discours d'ordre général, celui de la justice, ou au discours philosophique de « la banalité du mal ». Ce que comprend soudain Dinur, c'est que son témoignage ne servira pas à sauver de l'oubli ce regard, ce visage, cette voix. « Je les vois, ils me fixent »... Cette parole est adressée à ces individus singuliers que le terme du procès va définitivement faire disparaître : il les voit entrer dans l'ordre d'une banalité qui les dissout, à tout le moins dans une normalité (Les-regards-des-absents) dont ils ne reviendront plus »  

 

L'évanouissement

L'évanouissement est d'abord une disparition lente et soudaine pour le public surpris, une perte de toute relation au réel. Ici, le témoin convoqué au tribunal échappe aussi à l'ordre judiciaire en faisant intervenir sa subjectivité, à laquelle on lui demandait de renoncer. Cette sortie hors de la raison, qu'il était de son devoir de taire, se manifeste hors des sentiers balisés par le discours du droit. Il témoigne de ce qu'il voit mais que nous ne voyons pas. Il n'est plus témoin. C'est nous qui témoignons de sa disparition, dans l'invisibilité de sa vision. C'est nous qui sommes les témoins.

Dissipation dans l'air des fumées du souvenir intenable qui réduit au même état la présence de la mémoire. Qui croira le témoin de cet innommable qui a réduit en cendre la vision impossible ? On demande au témoin de persuader, montrer, démontrer, s'attacher aux détails... mais comment faire ? Disparaître. « Car seule compte, aux yeux des juges, la vie restituée, fût-elle réduite à de simples reliques »   . Il y a des moments où l'existence déborde le dicible.

 

Écrire, tenir parole

Les chaînes tendues par les disparus sont devenues invisibles et dans le même temps elles se rattachent à l'histoire. Ces disparus, ces « autres », Dinur ne peut les nommer. « Ils appartiennent à un temps qui anéantit les distinctions, les identifications, les visages »   . Temps de l'événement ou temps de la mémoire d'ailleurs que celui-là ? « Je les vois. Ils me fixent » dit-il avant de s'évanouir. Tel un refrain, le livre de Christian Doumet bat le rythme. Répétition qui sauve ainsi le vouloir dire de Dinur. Il devient à son tour la parole du témoin, le discours que n'a pu tenir Dinur. Peut-on encore faire du style, se demande-t-il ? « Certaines traces mémorielles engluent notre parler »   . Nos mots finissent par ne dire que le négatif : lexique de l'érosion, de la dévastation. La question n'est donc pas celle de l'indicible. Se référant à Jorge Semprun, L'Ecriture ou la vie, Christian Doumet précise : ce qu'on ne peut dire, il faut tenter de le dire autrement. Un énoncé en totale opposition avec Wittgenstein qui écrivait dans l'ultime proposition du Tractatus, « Ce qu'on ne peut pas dire, on doit le taire ».

Prendre congé de ses semblables sans s'éloigner, c'est cela l'évanouissement, affirme Christian Doumet   . Le langage en saisit difficilement le concept. Le Journal de Kafka qu'il cite à plusieurs reprises dans son livre, raconte sa syncope. En s'éveillant, il « renaît » dans un monde très différent sans que rien ait changé. Le temps d'une mise à distance de la pensée, on trouve un « dépaysement », un nouvel éclairage. L'évanouissement « mime ce naufrage » qui fait sombrer dans l'oubli. Reconstruire par l'écriture la mémoire perdue de la vie dans les camps, telle fut la tâche de Jorge Semprun après avoir été retrouvé amnésique à sa sortie de Buchenwald, s'étant évanoui et tombé sur la voie ferrée. La syncope a créé en moi un léger éloignement, « cette distance ou ce progrès dans le deuil d'une partie de moi »   , dit-il après avoir écrit à ce sujet L'évanouissement.

 

Jorge Semprun

Jorge Semprun

 

Face à l'insignifiant

Quel trouble, quelle ambivalence affecte Dinur qui signera ses ouvrages après 1945 du nom de Ka-Tzetnik 135 633 en référence au numéro tatoué sur son bras ? Celui de subir le poids des regards portés sur lui : celui du bourreau, celui des victimes. En s'appelant Ka-Tzetnik 135 633 il est étymologiquement « comme eux ». Il cherche à se rapprocher de ses hantises, ses proches disparus. Jorge Semprun raconte les derniers instants du sociologue Maurice Halbwachs à Büchenwald. Au seuil de la mort, il a le regard vif. Semprun lui récite alors les deux strophes ultimes du Voyage de Baudelaire, comme le seul adieu possible. En le rattachant à des attentes, il lui rappelle sa singularité dans l'étoffe des mots. Il ne mourra pas dans l'insignifiance. Semprun sauve le monde de Maurice Halbwachs. L'évanouissement de Dinur refuse ce qu'il nomme « la planète des cendres » et il en montre aussi l'incompatibilité avec mon monde. Il est dans un ailleurs inaccessible au sens du monde humain. Là est le geste poétique de Dinur.