Qualifiée en 1916 d’« écrivain vivant le plus marquant parmi les femmes du monde anglophone », mais oubliée par la suite, May Sinclair renaît de nos jours à une nouvelle vie littéraire.

Peu de Français, même familiers de la littérature anglaise des premières décennies du XXe siècle, connaissent le nom de May Sinclair (1863-1946), et son œuvre encore moins : il est symptomatique que le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, consulté il y a quelques jours, donnait encore une date fausse pour l’année et le jour de sa naissance et se limitait à onze titres, dont quatre traductions et une adaptation françaises. C’est maigre par rapport aux 56 entrées de la British Library et aux 76 de la bibliothèque publique de New York.

De dix-neuf ans plus âgée que Virginia Woolf (et de onze ans que Gertrude Stein), Mary Amelia Sinclair était originaire de Birkenhead, non loin de Liverpool, où son père possédait des intérêts dans une société de transport maritime dont la faillite, vers 1870, allait le plonger dans la dépression et l’alcoolisme – épisode que Sinclair évoque dans son roman autobiographique Mary Olivier : A Life (1919). Ayant reçu une bonne éducation de base à la maison, Sinclair entre pour un an, en 1881, au Ladies’ College de Cheltenham, créé en 1854 et dirigée par Dorothea Beale (1831-1906), pionnière du mouvement suffragiste et fondatrice de St Hilda’s College à Oxford, laquelle encourage Sinclair dans sa vocation d’écrivain et son intérêt pour la pensée philosophique ; et de fait, dès 1882 Sinclair contribue au Cheltenham Ladies’ College Magazine. Après avoir publié, sous le pseudonyme de Julian Sinclair, un premier recueil poétique, Nakiketas, and Other Poems, en 1886, elle en donne un second, Essays in Verse, en 1891, cette fois avec le prénom May (diminutif habituel de Mary). Son premier roman, Audrey Craven, qui paraît chez Blackwood en 1897, est un portrait de femme égoïste et superficielle. Le même éditeur publie l’année suivante Mr and Mrs Nevill Tyson (parfois désigné, comme dans le livre dont il est ici rendu compte, sous le titre The Tysons), où les difficultés de la promotion sociale se mêlent à celles du mariage. Sinclair, pourtant agnostique, semble avoir elle-même envisagé d’épouser un prêtre anglican, Anthony Charles Deane.

 

Littérature, suffragisme et psychanalyse

Les quatre premières décennies de la vie de Sinclair ont été marquées par des tragédies familiales (quatre de ses frères meurent jeunes) et des difficultés matérielles, qui l’obligent à se consacrer à des travaux de traduction. Tout change en 1904 avec le succès considérable de The Divine Fire, satire des milieux de l’édition, qui paraît à Londres chez Constable et à New York, l’année suivante, chez Holt : invitée sur la côte est des États-Unis, Sinclair rencontre William James et Mark Twain, entre autres célébrités. À son retour, elle acquiert un appartement confortable à Edwardes Square, dans Kensington, se lie d’amitié avec Thomas Hardy (au point de se joindre à lui pour des excursions cyclistes), H.G. Wells et, parmi les modernistes, Wyndham Lewis, W.B. Yeats, Ezra Pound, T.S. Eliot et Hilda Doolittle (qui écrivait sous le pseudonyme de H.D.). Sa production romanesque se poursuit avec The Helpmate (1907), Kitty Tailleur (1908) et The Creators : A Comedy (1910), toujours chez Constable. Grande admiratrice des sœurs Brontë, elle leur consacre une étude, The Three Brontës (1912), et s’inspire de leur vie dans son roman The Three Sisters (1914).

Elle s’investit dans le mouvement suffragiste, adhérant, en 1908, à la Women’s Freedom League, et publiant, en 1912, l’essai Feminism pour le compte de la Women Writers’ Suffrage League. De cette époque date également son amitié avec la poétesse Charlotte Mew (1869-1928), dont le recueil The Farmer’s Bride (1916) est aujourd’hui tenu à juste titre comme une date dans la poésie anglaise de l’époque.

Parallèlement, Sinclair n’a pas abandonné son goût pour la philosophie. Elle est également l’une des premières à s’intéresser à la psychanalyse. Elle est membre fondateur, en 1913, de la Medico-Psychological Clinic de Londres, premier établissement médical anglais à intégrer les méthodes thérapeutiques freudiennes. Quelques mois plus tard, en mai 1914, elle est élue membre de la Society for Psychical Research. En 1917 elle publie l’essai A Defence of Idealism, que suivra, cinq ans plus tard, The New Idealism.

Peu après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Sinclair s’engage dans une compagnie ambulancière bénévole et se rend en septembre 1914 à Ostende, à Bruges et à Gand. Cette expérience lui inspire A Journal of Impressions in Belgium, que publie Hutchinson en 1915. La guerre est également sujet ou toile de fond des romans The Tree of Heaven (1917) et The Romantic (1920).

 

La gloire puis l’oubli

La publication de Mary Olivier en 1919 marque l’apogée de la carrière de Sinclair. Élue à la Royal Society of Literature en 1916, elle est désignée la même année par William Lyon Phelps, fameux professeur de littérature anglaise à Yale, comme « l’écrivain vivant le plus marquant parmi les femmes du monde anglophone », compliment auquel fait écho le journaliste anglais Thomas Moult en 1920 lorsqu’il décrit Sinclair comme « l’artiste femme la plus célèbre du pays et en Amérique ». Lorsqu’elle rend compte en 1918 dans l’important magazine littéraire The Egoist de Pilgrimage, le roman de Dorothy Richardson, elle est la première à appliquer à la littérature l’expression de William James stream of consciousness (que l’on traduit traditionnellement par « courant de conscience »). Sa dernière œuvre marquante est The Life and Death of Harriett Frean en 1922. Anticipant son propre destin, elle y évoque les dernières années d’une femme qui tente en vain de se libérer de l’emprise exercée par sa mère toute sa vie durant.

Atteinte de la maladie de Parkinson dès 1920, Sinclair cesse d’écrire en 1927, date de parution de ses deux romans, mal accueillis l’un et l’autre, et on l’oublie. En compagnie de sa gouvernante Florence Bartrop, elle s’installe dans les Cotswolds, puis en Cornouailles, près du village où habitent Richardson et son mari Alan Odle, puis de nouveau dans les Cotswolds, et enfin dans le Buckinghamshire, où elle meurt, à Aylesbury, en 1946.

 

Une résurrection littéraire

L’œuvre de Sinclair est considérable : 23 romans, six recueils de nouvelles (notamment Uncanny Stories, paru en 1923, et dont le titre renvoie à l’essai de Freud de 1919, Das unheimliche), trois recueils de poèmes, deux essais philosophiques, le livre sur les Brontë et le journal de guerre mentionnés ci-dessus, ainsi que de nombreux articles, recensions et préfaces, à quoi il convient d’ajouter des traductions. Pour redécouvrir cette œuvre, il a fallu attendre la parution en 1973 de la biographie de Theophilus Boll, universitaire américain qui a lui-même « découvert » les archives de Sinclair et a permis leur acquisition par l’université de Pennsylvanie, où il enseignait ; et surtout de celle, en 2000, de Suzanne Raitt, intitulée May Sinclair : A Modern Victorian. Plus récemment, en 2013, s’est créée une May Sinclair Society et une édition critique a été lancée en 2018 aux Presses de l’université d’Édimbourg.

Le livre de Leslie de Bont n’est pas à proprement parler une introduction à la carrière et à l’œuvre de Sinclair, mais une étude critique qui en suppose donc une connaissance préalable. Elle y examine d’abord les influences théoriques : psychanalyse (freudienne et jungienne), féminisme, néo-idéalisme (reposant notamment sur ses lectures de Spinoza et de Schopenhauer). Elle y examine les romans – dont elle ne retient qu’une dizaine – en les analysant comme des études de cas dans la tradition freudienne, en dégageant le caractère spécifique des symboles et images auxquels elle a recours, la comparant à d’autres figures du modernisme, et en tentant de définir la nature particulière du réalisme sinclairien. La troisième partie est consacrée aux trois romans de Sinclair qui peuvent être définis comme des Bildungsromane (en d’autres termes « romans d’apprentissage ») féminins : Mr and Mrs Nevill Tyson, The Creators et Mary Olivier. L’auteur les examine notamment du point de vue des rapports mère-fille, de la temporalité romanesque, et du sous-genre du roman d’apprentissage désigné par le terme de Künstlerroman (« roman d’artiste »), vu par Sinclair dans une perspective féministe.

La bibliographie de fin de volume est riche, mais parfois brouillonne : ainsi, la liste des romans référence pêle-mêle premières éditions, premières éditions américaines, rééditions récentes et (ceci fait un peu frémir) version en ligne du « projet Gutenberg ». Plus fâcheuse est la méconnaissance affichée de la distinction, pourtant classique en bibliographie anglo-américaine, entre sources primaires (qui ne veut pas dire « sources de première importance » mais corpus étudié) et sources secondaires (employé ici au sens « autres sources consultées »). S’il s’agit là d’une nouvelle « exception française », on ne lui souhaite pas longue vie.

En dépit de ces réserves, il convient de saluer la publication de cette première étude en langue française de l’œuvre de ce « fantôme littéraire » qu’était devenue May Sinclair et que l’on se réjouit de voir renaître à une nouvelle vie.