Lorsque le soin et le sujet soigné sont dissociés, ce sont autant les soins que les sujets soignés qui sont en péril, et par conséquent toute l’institution de soin.

Un numéro encore récent de la revue belge Culture et Démocratie (n°47, 2018) se demandait, sous le titre « Prendre soin », ce que peut signifier « soigner, prendre soin, réparer, guérir, dans la société contemporaine ». Il montrait fort bien que notre époque se montre plus que jamais soucieuse du soin, de la santé, au sens où nous commençons à amplifier à juste titre cette question du soin en y intégrant des réflexions sur l’art et la culture au cœur du soin, sur le souci de soi dans le soin, sur l’écoute des patients et la forme de la thérapie, cherchant ainsi à déployer dans le soin « les ailes du sens ».

Que l’époque soit soucieuse de tout cela, on ne peut que le constater au vu des manifestations des patients et des personnels hospitaliers. Est-ce aussi la signification que nous devrions prêter à un ministère de la santé ? Sans doute. À une condition cependant : que les propositions de ce ministère ne se bornent pas à organiser la gestion de la santé publique sous une forme quantitative, ou à pallier les crises suscitées au cœur de ce bien commun que pourrait représenter la santé, ainsi que le montre Michel Foucault, dans Sécurité, territoire, population (2004).

Le soin est, il est vrai, trop souvent confondu avec (ou réduit à) la seule thérapie. Encore, progressivement, a-t-on compris que le soin engageait par proximité le rapport à soi, les relations aux autres, l’être-au-monde et les liens sociaux. Encore faut-il que tout ceci ne soit pas conçu comme fixe ou figé, voire comme relevant uniquement des institutions et de la rationalisation économique. La discipline sociale des normes et des quantités bride tout imaginaire de la relation de soin.

La prise en compte des nouvelles réflexions sur le soin a conduit Cynthia Fleury a créer une chaire de philosophie à l’hôpital, destinée à déployer, discuter, théoriser les rapports entre les humanités (au sens historique et philosophique du terme) et la santé. Cette chaire s’est ouverte d’abord à l’hôpital de Garches en 1999. Puis elle a émigré à l’Hôtel-Dieu, sous la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Enfin, elle s’est stabilisée au Conservatoire nationale des Arts et Métiers. Dans Le soin est un humanisme, Cynthia Fleury nous propose une partie de sa leçon inaugurale tenue à l’ouverture de la chaire du Conservatoire national des Arts et Métiers.

 

Le soin : une approche globale

L’ensemble des documents mis ainsi à notre disposition, notamment par la revue Culture et Démocratie comme par l’ouvrage de Cynthia Fleury, proposent des concepts, sans doute même une philosophie de la clinique, voire une philosophie clinicienne. La leçon inaugurale de Cynthia Fleury légitime, d’une certaine façon, tous les travaux de même type. Ces travaux ne se contentent pas d’énoncer des règles applicatives pour des thérapies. Ils articulent la notion de soin à un corps de concepts ouvert, discutable par les parties prenantes de la santé et par tous, patient(e)s ou non. On pourrait résumer l’enjeu en soulignant que ces concepts doivent permettre aux milieux de soin d’oser penser le soin, sans se contenter d’appliquer des doctrines ou des recettes. Encore cela implique-t-il pour chacun de penser par soi-même et avec les autres.

Il n’est plus possible de se réfugier derrière un surplus de techniques, derrière de simples données quantitatives et numérisées désormais, concernant le soin et la santé. Il n’est guère souhaitable de prendre les moyens pour des fins et la pression neuro-amélioratrice pour une nouvelle thérapie. Simultanément, une humanité augmentée n’est pas nécessairement une humanité en santé et construite dans des dynamiques qui responsabilisent les humains. Que l’on préfère diminuer la douleur, que l’on soit capable de la suspendre, n’est pas suffisant pour croire que nous pouvons la nier. Certes, la douleur ne saurait être souhaitable, mais lorsqu’elle est là, faut-il la nier ?

En somme, il faut démystifier la manière dont le soin et la guérison sont envisagés trop souvent, réinscrire l’imagination au cœur du soin, rendre sa dynamique à notre rapport au monde, fût-il blessé par quelque maladie.

C’est bien l’idée qui traverse ces opuscules. Elle se résume peut-être à inviter chacun(e) à se saisir d’une réflexion globale et plus sociétale concernant la définition du soin, de la maladie et de leur acception ou acceptation sociale et médicale. Ce qui est espéré : rendre à chacun(e) la conscience de ses capacités personnelles, la souveraineté sur ce qu’il est ou devient par fait de mauvaise santé. Mais rendre aussi aux institutions une partie de ce qu’elles ont perdu, par fait de pression sur le personnel. Elles ont largement désindividualisé le soin et par conséquent l’on déverbalisé. Encore les personnels de soin ont-ils depuis longtemps tenté de résister à ces processus.

 

Refuser la déshumanisation

C’est donc une conception de l’humain qui doit donner corps à une notion de soin rectifiée, englobant le soin de soi, le soin de l’humain, le soin de l’existence, etc. Un couple traverse en effet tous les partis-pris contemporains autour de ces questions : déshumanisation-humanisation. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce couplage, déjà ancien, ne fonctionne pas comme d’habitude. Il ne peut plus s’agir d’entrer dans un jeu de compassion avec les malades. Il ne peut s’agir non plus d’énoncer des directives « plus humaines ». Il importe de faire comprendre aussi la nécessité de se prendre en charge au milieu des autres. Nous ne devons pas exclure de notre rapport à nous-mêmes une vulnérabilité qui ne peut être éradiquée. Autrefois, on parlait du sens de la finitude. Mais les modèles contemporains de l’humain fluctuent du héros (de jeu vidéo) au transhumaniste qui préférerait ne plus avoir de corps afin d’éviter la douleur.

Or, la vulnérabilité fait partie de notre existence. Elle ne relève ni d’un défaut (que l’on pourrait relier à une quelconque création), ni d’un déficit. Elle est une composante à prendre en charge, et pas seulement par laquelle se laisser prendre en charge.

Afin d’étayer cette perspective, chacun(e) peut avoir recours à tel ou tel philosophe. Cynthia Fleury s’attache à Jean-Paul Sartre, afin de défendre l’idée selon laquelle il faut inventer son ethos, qui fasse naître, par le soin, une manière d’être, un style de vie, un autre nous-mêmes que celui qui est assigné par les technologies ou les gestionnaires sociaux. Il importe de maintenir l’humain dans son exceptionnalité, en soulignant qu’il n’est jamais donné, mais toujours à faire dans un rapport à soi et aux autres. Bonne occasion de rappeler qu’en philosophie, le « soi » n’est pas le « moi » replié sur lui-même et une prétention à une subjectivité en « île », mais le signe d’un rapport aux autres et au monde. C’est l’occasion de souligner aussi que « soin » est un terme qui peut varier en extension et en compréhension. Par ce recours philosophique – qui n’est pas identique chez chacun(e), d’autres préférant passer par Foucault ou d’autres philosophes encore, comme ce fut le cas, il y a longtemps, d’Ivan Illich –, Cynthia Fleury veut nous apprendre à construire la vérité « capacitaire » de chacune et de chacun : cette capacité qui donne au sujet malade les moyens physiques et psychiques de dépasser sa maladie. En quoi l’humanisme peut devenir une fiction régulatrice d’une conception renouvelée du soin.

Il n’est pas normal que le soin appartienne à une caste de soignants qui distribuerait ses soins, comme d’autres des objets ou des bonnes paroles. Le soin doit rester une fonction en partage. La subjectivité y est donc une part essentielle, elle est partie prenante de la réussite des soins. Ce qui revient aussi à accepter de dire la vérité aux malades. On ne peut se dédouaner de l’obligation de vérité due au patient. Mais il faut se soucier de l’accueil de cette vérité. Autrement dit, il ne faut pas non plus affaiblir le sujet en l’assommant par des mots blessants. Deux obstacles guettent donc chacun(e) dans son rôle de soignant. Il est essentiel d’apprendre à développer les conditions d’acceptabilité du traitement et de son observance. Mieux vaudrait donc enseigner à toutes et tous comment développer des approches cliniques de la sollicitude et de la prudence évitant de laisser le ressentiment et les situations mortifères persévérer. Cynthia Fleury en propose la maxime principale : « Si le soin est central pour le sujet, le sujet est également central pour le soin ».

 

Penser la santé

Dans un univers de plus en plus technicisé, le sentiment de déshumanisation est fort. La sensation d’abandon se déploie parallèlement. Le patient se sent « choséifié ».

Ce dernier terme, bien sûr, renvoie à Sartre. Mais les références philosophiques utilisées par les uns et les autres sont plus larges. Si le lecteur veut se pencher sur des références éventuelles, citons encore Hannah Arendt, Emmanuel Levinas ou Georges Canguilhem. C’est notamment à ce dernier que nous devons, en France, la mise au jour du fait que la maladie est une question de normativité, pas d’anormalité (Le normal et le pathologique, 1943). Aucune guérison n’est un retour à une innocence première. Il nous a appris à faire le deuil de la définition de la guérison comme retour à l’état antérieur. Santé et maladie sont des puissances d’invention de nouvelles normes de vie. La maladie n’est pas la disparition de la santé, mais sa diminution, et la nécessité de consolider les capacités des individus dans leur réinvention des normes de vie. En somme, l’humain se refait en permanence.

Sans aucun doute, le virage ambulatoire de l’hôpital s’appuie sur cela. Il a comme premier partenaire la considération pour le patient, sa reconnaissance en tant que sujet et comme porteur d’un savoir spécifique nécessaire à la compréhension de son mal.

Tous les documents portant sur cette question abordent un dernier point commun. Actuellement, les témoignages concordent : c’est tout l’univers du soin qui est malade. Il est urgent de soigner l’hôpital afin de mieux soigner les malades. Notamment les maladies chroniques, qui démontrent qu’à l’évidence il faut soigner autrement. Cela revient à penser la fonction soignante en partage, dans une optique civilisationnelle. En fin de compte, quand la civilisation n’est pas soin, elle n’est rien. Dans ce dessein, non seulement chacun(e) doit s’interroger, mais les auteurs nous invitent à étudier les organisations institutionnelles sociales et sanitaires, et à vérifier que leurs orientations sont compatibles avec une éthique du soin. Non sans oublier, comme le suggère Cynthia Fleury, de soigner aussi les soignants saisis par un désespoir fréquent dû à des pratiques trop chosifiantes, à un management déshumanisant et à des pressions arbitraires constantes.