Une analyse de l’effet de la topique paradoxale de la prison heureuse sur l’intériorisation du genre des mémoires au XVIIIe siècle.

Luba Markovskaia, docteure en littérature française de l’université McGill, emprunte à Victor Brombert le terme de « prison heureuse », qu’il avait lui-même repris à l’étude de Gilbert Durand sur Le Décor mythique de la Chartreuse de Parme (1961).  Dans La Prison romantique (1975), il explique que cette notion est rattachée au XIXe siècle, le XVIIIe siècle ayant surtout contribué à la constitution d’un imaginaire sombre et gothique de la geôle dans lequel Jean-Jacques Rousseau serait une exception. Luba Markovskaia refuse cette lecture romantique et affirme ainsi sa thèse : « L'idée de prison heureuse n’est pas issue d’un imaginaire romantique qui aurait eu quelques précurseurs au XVIIIe siècle et qui reprendrait les discours religieux. Nous la voyons plutôt comme participant à la construction d’un nouvel ethos littéraire laïc à l’époque des Lumières. Ainsi, si nous adoptons le point de vue de Brombert sur la prison heureuse comme manière de dire la descente en soi et la recherche d’une liberté intérieure, nous replaçons la topique dans une périodisation qui nous paraît témoigner d’une mutation dans la conception de l’individu, qui se traduit dans une figure émergente d’écrivain. » Il s’agit d’étudier le lent mouvement de laïcisation du for privé et l’essor d’un rapport nouveau à l’intériorité qui se développent au cours des Lumières.

 

Le passage de l’ethos mémorialiste et aristocratique à l’ethos autobiographique

Le corpus principal de cette étude est constitué de textes de quatre mémorialistes sélectionnés pour la présence dans leur récit d’un important épisode d’incarcération bénéfique : Marguerite-Jeanne de Staal-Delaunay (1684-1750), Jean-François Marmontel (1723-1799), l’abbé André Morellet (1727-1819) et Jeanne-Marie Roland (1754-1793). Loin de leur fournir l’occasion de revendiquer la grandeur d’une lignée ou la noblesse d’une famille, leurs Mémoires sont plutôt le lieu d’affirmation de la plume de l’homme ou de la femme de lettres. Le récit de prison peut être lu comme une mise en abyme de l’écriture mémoriale. L’espace de claustration apparaît comme lieu d’intériorité, de sociabilité et de liberté. Au cours du XVIIIe siècle le genre des Mémoires s’écarte du récit des faits publics en s’intériorisant. Il voit son centre gravitationnel déplacé de la cour aux salons et se libère de sa subordination à l’écriture de l’histoire.

 

Incarcération et introspection

En prison le mémorialiste peut s’adonner à un examen de conscience et tout à la fois livrer un plaidoyer en sa faveur et raconter sa vie privée, dans un contexte où un tel épanchement est exceptionnellement permis dans les Mémoires d’Ancien Régime. Le récit de prison a donc contribué à l’intériorisation du récit de vie traditionnel. Les travaux de Bernard Beugnot sur Le Discours de la retraite au XVIIe siècle (1996) sont utilisés pour mettre en évidence le parallèle entre retraite et Mémoires, mais aussi entre retraite et prisons : « L’essor des mémoires […] est en rapport étroit avec la retraite puisqu’ils sont en général rédigés à l’écart de la vie publique, ou dans la disgrâce ou dans l’éloignement qu’impose l’âge. […] Prison, disgrâce ou âge, voilà trois des facteurs qui poussent à la rédaction des mémoires. » La prison est conçue comme un espace intérieur : « réclusion studieuse » pour Madame Roland, ou « retraite mondaine » pour Marmontel, elle permet le bonheur de la solitude comme une cellule monastique ou fournit « une chambre à soi » et un espace domestique. Elle apparaît comme un refuge ou un cabinet qui offre une retraite lettrée. La solitude imposée par la prison se renverse en espace propice à l’écriture. La dernière partie du livre est consacrée au voyage imaginaire et notamment à l’analyse du livre de Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre (1794) : « L’idéal d’un écrivain créateur, gouverné par la force de l’imagination, s’enracine à la fin du siècle des Lumières. […] L’imagination est synonyme de vol et d’échappée. Elle est une manière de franchir les murs d’une prison et constitue ainsi une forme d’évasion vers l’intérieur, de voyage imaginaire, qui est aussi à l’origine d’une conception moderne de la création littéraire. »

 

Ce travail remarquable et très documenté contribue au renouveau des études sur les Mémoires en cours depuis quelques années, en proposant une réflexion originale et très bien menée qui permet d’éclairer la notion capitale de « for intérieur » qui avait en premier lieu un sens juridique : « La locution est apparue au XVIIe siècle pour désigner l’autorité de l’Église sur la conscience d’un individu, en opposition au « for extérieur », qui représentait les institutions civiles, les lois, les tribunaux. Avec le recul du religieux à partir du siècle des Lumières, le for intérieur devient l’espace symbolique d’une conscience individuelle. »