65 petits récits tirés d’un carnet où l’auteur note à la volée des observations sur des inconnus vus dans la rue, le train, les cafés ou sur la plage.

« Je passe mon temps à voler des gens »

L’écrivain est un prédateur, « voleur de mère en fils » dans le cas d’Arnaud Cathrine qui dit aussi beaucoup de lui-même en livrant des récits inspirés par les gens qu’il observe sans se faire remarquer, dans son immeuble ou aux terrasses de son quartier (Belleville depuis qu’il a quitté Montparnasse) quand ce n’est pas dans le TGV ou sur des plages (Arcachon et la côte normande, ce qui nous vaut une très belle rencontre fantasmée avec Marguerite Duras). Les textes sont brefs, incisifs, drôles et mélancoliques. Ils renvoient à une certaine solitude, à une difficulté à aimer et être aimé, à des histoires rêvées plutôt que réellement vécues, à des erreurs d’interprétation, qu’une observation plus fine vient rectifier : ainsi de ces deux hommes que l’auteur prend d’abord pour un fils et son père et qui sont en fait des amants, comme le signalent sous la table leurs chevilles « qui s’enlacent ». L’auteur est attentif aux jeunes personnes qu’il croise, l’adolescence étant l’âge où tout est encore possible, comme pour « le fils du boulanger » : « Je paie et reconnais dans ses yeux, lorsqu’il me rend la monnaie, une mélancolie qui n’a pas dit son dernier mot. »

 

Journal du dehors

Le livre est un hommage en actes à des auteurs admirés, souvent des femmes, comme Annie Ernaux, Chantal Thomas, Françoise Sagan, Barbara dont tout un récit constitue une variation sur la célèbre chanson « Drouot ». Le regard est sensible, empathique souvent et l’humour doux-amer permet de glisser sans appuyer sur ce qui pourrait être douloureux. Tous ces récits constituent des éclats de miroir dans lequel l’écrivain livre aussi son portrait : fils d’un chirurgien qui avait huit ans à la Libération, il se rend toutes les semaines chez son psychanalyste, « cet être providentiel qui m’aura sauvé la vie et dont je ne saurai jamais qui il est », il va chercher ses antidépresseurs à la pharmacie, il recroise avec angoisse le camarade de classe dont il fut le souffre-douleur (« Cathrine tarlouze »), et doit à la bibliothèque de sa grand-mère paternelle de savoureuses découvertes, comme Soignez vous par le vin « (sans trait d’union) » d’Emmérick-Adrien Maury ou Convenances et bonnes manières de Berthe Bernage : « Je referme le livre. Curieux : c’est hilarant et puis, à partir d’un certain point, plus du tout. Je replace l’ouvrage dans ma bibliothèque, piteux. J’ai encore pris une trop forte dose. »

 

Attention bienveillante

Arnaud Cathrine offre dans ces récits des incipits parfaits. Il manie avec un grand art la forme brève et l’art de la chute. Et sa grande humanité fait du bien, comme héritée de l’enquête de Pierre Bourdieu sur La Misère du monde (1993), car il observe sans haine et sans jugement la ville où se côtoient la solitude, le mal-être et la pauvreté. Il s’agit là sans doute de son plus beau livre, celui d’un écrivain accompli qui a le courage d’être lui-même : « Ce fut épuisant et long de devenir nous-mêmes, mais nous pouvons être fiers d’y avoir consenti. » Le vers de Racine dans Britannicus, « J’entendrai des regards que vous croirez muets », où se concentre toute la tyrannie de Néron, devient au présent, dans le titre choisi par Arnaud Cathrine, l’expression d’une bienveillance attentive qui pourrait définir un mode de vie et d’écriture.

 

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- Constance Fischbach, "La vie romancée d'Arnaud Cathrine", 2011