Politique à titre secondaire, l'œuvre de Lévinas réfléchit surtout à ce qui empêche de sombrer dans un Etat totalitaire, et entend fournir de quoi combattre « l’autoritarisme politique ».

Aicha Liviana Messina fait dialoguer la philosophie de Levinas avec d’autres philosophes sur plusieurs thèmes, mais essentiellement sur la politique, en mettant en évidence la singularité et la lucidité du philosophe dans ce domaine. L’œuvre de Levinas peut donner lieu à des interprétations opposées : on peut le considérer comme rétrograde, enfermé dans une métaphysique du sujet dépassé (Badiou, Butler) ou comme à contre-courant et résolument intempestif (J. Rolland). Pour sa part, Aicha Liviana Messina défend, de façon assez originale, une convergence forte entre Levinas et Nietzsche : « Le parti pris des essais réunis dans cet ouvrage est clairement celui du caractère intempestif de la pensée de Levinas. Le Dieu de Levinas n’est pas une réaction à la mort de Dieu proclamé par Nietzsche dans le Gai savoir ; il le prend en charge. Non seulement la pensée de Levinas ne compte ni sur le salut, ni sur le sens comme justification de l’existence, ni enfin sur la morale comme système acquis et certain de valeurs, mais elle porte en elle et provoque leur effondrement »   . En accord en cela avec de nombreux autres commentateurs de Levinas, Aicha Liviana Messina défend la thèse que la pensée de Levinas n’est que secondairement politique   et qu’elle réfléchit en particulier à ce qui empêche de sombrer dans un Etat totalitaire et veut fournir de quoi combattre « l’autoritarisme politique ».

Elle montre comment Levinas comprend la totalité comme neutralisation du sujet. La totalité est ainsi une façon d’appréhender l’individu à partir du système, du tout, ce qui conduit à sa neutralisation. Tout ne peut avoir de sens que conféré par ou situé dans la totalité. Cette dernière est source de tout sens nivelle la singularité et la responsabilité des individus. Et c’est à son éthique qu’on doit d’abord la possibilité de critiquer la totalité – et par extension le totalitarisme ou l’autoritarisme politique. Il ne s’agit donc pas de confondre l’éthique levinassienne avec sa pensée politique, comme si l’une était – tacitement – au service de l’autre, mais de bien percevoir comment l’éthique, éminemment première pour Levinas, rend possible une notion de liberté qui ne dépende plus d’une métaphysique du sujet, en dérangeant le soi dans ce qui l’ordonne au système. Cette éthique déstabilisatrice, libératrice désolidarise le soi antérieurement accroché au système, ce qui permet une nouvelle façon de « diagnostiquer le mal ou l’aliénation »   et de proposer, comme par contrecoup une réflexion politique autre que celle qui se cantonnerait à mouvoir un sujet toujours déjà articulé et subordonné à la totalité. Corrélativement, Levinas réfléchit sur la paix, qu’il pense à partir de l’anarchie. La paix n’est pas pensée comme repos et stabilité, mais comme « intranquillité, mouvement d’arrachement à tout bien-être, à tout quant-à-soi. (…) la paix chez Levinas est le sens de l’anarchie : c’est ce à quoi nous sommes promis dès lors qu’arrachés au sol où nous reposons, le sens ne revient plus au Même, au même ordre, à la même subjugation, à la même violence qui nous constitue »   .

 

Face à la guerre et à la peur

Aicha Liviana Messina consacre le premier chapitre du livre à une comparaison entre la pensée de Freud et celle de Levinas sur la paix et la guerre. Tous deux sont témoins d’une guerre mondiale. Pour Freud, ce qui réapparaît avec la guerre, c’est l’expérience de l’homme primitif, qui dénie la possibilité de sa propre mort tout en souhaitant la mort d’un autre. Bien que la civilisation structure notre esprit dans le sens d’un certain altruisme, le psychisme de l’homme primitif ne s’embarrasse pas de telles considérations. Ce qui est pénible à l’homme civilisé quand il pense à la guerre, c’est qu’il ne peut supporter qu’on en vienne à souhaiter aussi facilement la mort d’autrui. Les atrocités qui se produisent pendant les guerres seraient ainsi, dans la perspective freudienne, la manifestation de penchants primitifs dont nous avons perdu le souvenir conscient, mais dont nous conservons la mémoire inconsciente. La guerre est alors un phénomène vital et pulsionnel. Pour Levinas, la guerre n’a pas pour origine la vie, mais l’être, le conatus, l’effort de chaque être vivant pour persévérer dans son être. Ce conatus est inhérent à l’être-même. Dès lors, la paix ne peut surgir que comme exception à la règle de l’être : « elle ne peut donc se penser qu’en termes d’anarchie »   . Aussi, tandis que Freud ne pouvait entrevoir une issue (bien que fragile) à la guerre qu’en demeurant immanent à sa logique, et donc à son inéluctable fatalité, pour Levinas, la paix n’est pensable que dans la mesure où le vivant en se subordonne pas entièrement à cette logique. Il s’agit pour Levinas de se libérer du carcan de l’ontologie. Si, pour Freud, le problème de la guerre provient de l’origine, (de l’agressivité originaire dans laquelle s’origine la culture), pour Levinas, penser la paix suppose de de remonter en deçà de cette origine, c’est-à-dire de « se porter vers ce qui excède toute forme de constitution originaire : vers l’anarchique ou l’immémorial ».   . La paix ne se fixe alors pas comme un état de chose, mais c’est un mouvement, un élan, trouble, elle n’est pas « la tranquillité des sujets mais l’intranquillité du soi. Ce n’est pas un état de repos mais bien ce qui trouble tout ordre et nous amène à le contester. L’anarchie de la paix n’est pas donc pas ce qui nie l’inéluctable destin de la guerre, mais ce qui le trouble de l’intérieur et qui ne permet plus au destin d’avoir le dernier mot »   .

Dans son deuxième chapitre, Aicha Liviana Messina réfléchit aux conséquences de « l’extravagante hypothèse » sur la conception levinassienne de la peur par rapport à celle qu’expose Hobbes. L’auteure se livre ainsi à une autre lecture de l’ « extravagante hypothèse » de M. Abensour, selon laquelle l’Etat ne naît pas de la nécessité de limiter la violence originaire, celle qui ferait de l’homme un loup pour l’homme, comme chez Hobbes, mais de la responsabilité illimitée pour l’autre homme (ce qui n’est pas la même chose qu’une sociabilité naturelle et benoite). Aicha Liviana Messina montre alors que chez Hobbes, tout repose sur la peur de la mort, tandis que chez Levinas la peur naît de la crainte d’être un assassin. L’argument principal qui permet à Levinas de déjouer l’idée que l’essentiel de la peur serait la crainte de la mort est l’argument du temps : « A la différence de la souffrance qui écrase un sujet au moment où il la subit, dans la peur, ce qui menace se tient à distance »   . La peur est ainsi dans un rapport à l’avenir. Or, le temps surgit de la relation à autrui dans Totalité et infini, et non de ma finitude. Dans la peur de commettre un meurtre, je ne suis pas défini ni mu par ma mort, mais je suis sorti hors de des limites de mon être « par ce qui me regarde, par-delà la mort ou dans ce qui, de la mort, excède toute détermination logique, c’est-à-dire par l’ouverture sur l’Inconnu auquel ouvre la mort d’autrui. Ainsi, de la peur de la mort à la peur de commettre, ce qui s’esquisse, c’est bien un autre sens de la destinée humaine »   . Autrement dit, dans la peur de la mort, on reste au niveau du vivant biologique que cette mort achève ou qui s’achève par la mort, tandis que dans la peur de commettre un meurtre, le vivant n’est plus conforme à son essence de mortel, il est déjà au-delà (du vivant et de l’être) orienté par et vers l’Inconnu. A nouveau, il s’agit, avec Levinas, de sortir du cadre de l’ontologie – autre nom, on l’a dit, de la guerre –, de s’affranchir et de s’excepter du mouvement du conatus, pour ne pas réduire autrui à ce qu’il est dans la totalité.

 

La révolution et le dialogue avec Marx

C’est le troisième chapitre de son ouvrage que l’auteure consacre à une comparaison entre la pensée de Levinas et celle du premier Marx que Levinas définit comme « marxisme humaniste » et « humanisme matérialiste ». Elle prend ainsi part à un mouvement de réflexion sur les affinités de Levinas avec Marx – sinon avec le marxisme. Levinas thématise la révolution dans « judaïsme et révolution »   . Pour lui, « la révolution ne consiste pas à réaliser le bien, quels que soient les moyens (c’est-à-dire aussi par la violence), mais à excéder la structure violente de l’action. Il s’agit d’aspirer à un renouveau de l’humanité, il s’agit aussi de « ne pas faire souffrir l’innocent » »   . Comme le note Aicha Liviana Messina : « l’éthique de Levinas permet justement de penser à nouveau frais le projet marxien sous deux angles. D’une part, la pensée de Levinas, et en particulier sa pensée du Bien et du Mal, permet de développer de nouveaux outils critiques pour penser le problème de l’aliénation (et ainsi pour penser une pratique révolutionnaire) ; d’autre part, l’éthique, loin d’être une partie de la politique, permet de penser la dimension révolutionnaire du politique, c’est-à-dire aussi son caractère extra-politique »   . En effet, l’aliénation est pour Marx une forme de déshumanisation, mais comme le précise l’auteure « au sens où c’est une aliénation de ce qui fait l’humanité et non de ce qu’elle est. (…) aucun essentialisme ne sous-tend l’idée marxienne d’humanité »   , car l’homme devient humain par le travail, l’humanité est historique. Et même, par le travail, l’homme se produit tout en produisant l’autre homme : le travail est ce qui permet à l’homme d’être soi en étant pour autrui. Autrement dit l’humain est le fait que le monde n’est monde qu’en étant partagé. Aussi, comme l’humanité de l’homme est toujours en partage, « le capitalisme n’est pas seulement ce qui destitue l’homme de l’objet de son travail mais ce qui, bien plus encore, le prive des conditions de son humanité. L’aliénation des hommes consiste en la dépossession de leur humanité. »   D’où la nécessité d’une émancipation matérialiste. Mettant cette analyse en relation avec celle que mène Levinas lorsqu’il associe, dans Totalité et infini, le visage à la condition de prolétaire, Aicha Liviana Messina remarque qu’« il prend acte du fait que le prolétariat est une classe déclassée, une classe dans laquelle il y va d’une perte d’essence ». De même quand à ce propos il parle de condition d’étranger, il rappelle Marx disant dans les Manuscrits de 1844 « que l’homme est devenu étranger à son être générique, c’est dire que les hommes sont devenus étrangers les uns aux autres et que chacun d’eux est devenu étranger à l’essence humaine ». On peut alors dresser une quasi convergence entre l’aliénation chez Marx et les formules « condition d’étranger » et « apatride » dans l’écriture de Levinas.

Mais si Levinas semble partager valeur d’un projet marxien socialiste matérialiste, le diagnostic change car pour lui, le problème de l’aliénation n’est pas seulement un problème historique mais structurel. Pour Marx, l’aliénation résulte d’une situation historique ; alors que pour Levinas « l’aliénation se situe là même où l’homme se forme, se produit, et œuvre à sa propre production »   . Aussi, d’une certaine façon, pour Levinas, dès que je produis, mon œuvre ne m’appartient plus, car le sens de ce que je fais m’expose nécessairement aux aléas de l’altérité, à des forces étrangères, à l’inconnu. « Par le travail, écrit Aicha Liviana Messina développant la pensée de Levinas, je façonne certes un monde humain, un monde où je peux me sentir « chez moi », mais en tant que ce monde passe par la médiation de l’objet, il revêt aussi un caractère anonyme »   . Aussi le problème fondamental ne réside pas seulement dans le capitalisme, mais, plus originairement encore, dans le devenir marchandise des choses. Aussi Levinas procède-t-il à un déplacement dans la question de l’aliénation de son caractère historique (l’avènement du capitalisme) à sa structure ontologique.

 

De l’art

Dans son cinquième chapitre, Aicha Liviana Messina relève que le primat de l’éthique qui anime la pensée de Levinas le conduit à une certaine méfiance vis-à-vis des images. Mais la critique levinassienne de l’art ne provient pas du fait que l’art mènerait à l’illusion (comme dans une perspective platonicienne), « ni parce que l’image est sans visage, pure forme sans expression et par là négation violente de l’altérité, mais parce que le face-à-face auquel l’image donne lieu n’est pas à même de briser l’enfermement dans l’être, de rompre ce qu’a d’interminable le « bruissement de l’il y a »   . Ce qui distingue le visage de l’autre homme de l’image, c’est que le premier m’interpelle et m’enjoins de répondre en première personne à l’indéclinable appel, alors que la seconde, si elle change notre rapport au monde, reste anonyme et invite à l’évasion, autrement dit à la béate inaction.

Ainsi, à travers ces différents textes, Aicha Liviana Messina propose-t-elle de réexaminer la pensée de Levinas et d’en faire surgir, par confrontation avec d’autres pensées, de nouvelles étincelles, propres à pointer de nouvelles pistes pour que se déploie encore davantage les impensés d’une pensée si importante. Un bel ouvrage, riche de mises au point et d’hypothèses de lectures pertinentes