Le désarroi et l’instabilité sont devenus les traits caractéristiques de notre époque. Cet ouvrage les prend à bras-le-corps pour repenser le monde social et politique.

Si le présent est un âge de « régression », le penser à partir de cette notion n’est pas chose aisée. Employée dans le contexte culturel, social et politique contemporain, elle porte à des considérations aussi bien négatives que positives. Devant elle, beaucoup sont perdus. Les uns parlent de régression lorsqu’un gouvernement s’attaque à la restriction des services publics. Les autres parlent de régression de la démocratie lorsque de nombreux citoyennes et citoyens ne participent plus aux votes et autres prises de décision. Etc. L’application de la notion de régression à une situation ne repose donc pas sur une évidence. Certes, la notion a sa source dans l’idée de « retour ». Mais le retour peut bien être réactif, comme il peut devenir une instance de vérification. En mathématique, il est possible de régresser dans un raisonnement, à partir des conséquences, afin d’en retrouver les principes. Alors la régression, paradoxalement, marche en avant.

En matière sociale et politique, l’application est plus délicate encore. D’autant qu’on a vite fait de nos jours d’invoquer des complots à l’endroit de nombreux événements, quand on ne fait pas ressurgir une diabolisation ou une métaphysique du mal : « c’est diabolique ! », « c’est toujours ainsi ! » « La décadence est continue ! » Mais justement, la somme de réflexions réunies par Heinrich Geiselberger ne nous trompe pas. Elle ne nous égare pas non plus. En Allemand, ce volume est clairement sous-titré : Un débat international sur la situation spirituelle de l’époque. Et nous avons bien besoin tant de débats, que d’analyses culturelles de notre époque.

 

Les intellectuels et le monde

En cela, cet ouvrage a dès l’abord un mérite. Il commente les régressions, sur lesquelles nous reviendrons, d’un point de vue qui ne se restreint pas à l’espace d’une nation. Entendons par là que les auteurs adoptent aussi bien une perspective européenne qu’une perspective mondiale ; et surtout que les auteurs relèvent de plusieurs contextes tant du point de vue de leur discipline, que de celui des langues et des cultures. L’édition originale a d’ailleurs été conçue en Allemagne, en 2017. Elle a bénéficié d’une préface globale rédigée par Heinrich Geiselberger, directeur de collection aux Éditions Suhrkamp, initiateur de la démarche, assurée simultanément en 13 langues en 2017. Son initiative a son point de départ dans les attentats du 13 novembre 2015 en France.

Le corpus présenté réunit quinze personnalités, dont la liste est reprise en fin de volume, donnant au passage quelques orientations sur les travaux de chacune. Cette liste n’est pas indifférente. Elle réunit Arjun Appadurai, Zygmunt Bauman, Nancy Fraser, Bruno Latour, Eva Illouz, Ivan Krastev, Paul Mason, Pankaj Mishra, Robert Misik, Oliver Nachtwey, Donatella della Porta, César Rendueles, Wolfgang Streeck, David van Reybrouck, Slavoj Žižek. Si cette liste risque d’être peu explicite pour beaucoup, il importe de la compléter en ajoutant, outre un mot sur le déséquilibre de parité, que chacune de ces personnalités nous fait circuler (à peu près dans cet ordre) de la sociologie culturaliste et de l’essayisme (Inde) à la sociologie générale (Pologne), de la philosophie féministe (États-Unis) à l’anthropologie philosophique (France), de la sociologie des sentiments (Israël) à la politologie (Bulgarie). Puis nous transitons vers un écrivain autrichien ou la sociologie allemande. Enfin nous passons de la politologie catalane (Espagne) à la philosophie (Slovénie).

À ce propos, il faut saluer les multiples initiatives de même type et sur les mêmes fondements. Un parallèle ne serait en effet pas inutile avec la quatrième Nuit des idées destinée à faire face au présent, organisée le 31 janvier 2019 par les Instituts français (de Dakar à Los Angeles en passant par Bruxelles, Buenos Aires et Katmandou, Marseille et Paris), avec contact dans le monde entier. Le commentaire de la conseillère culturelle pour l’ambassade de France à New York en disait quelques mots qui conviennent aussi au volume commenté ici : « Un sentiment d’urgence, voire un certain catastrophisme, est palpable chez les intellectuels, qui nous disent qu’on va droit dans le mur et qu’il faut se prendre en main ». Non seulement ce commentaire convient fort bien à cet autre ouvrage, mais il explique aussi la « radicalité » de certaines interventions qui invitent à « entrer en résistance ».

Enfin, cette édition veut renouer avec les débats des années 1990 portant sur la globalisation, et les prolonger en les renouvelant. Elle invite à se pencher sur des questions brûlantes : comment en sommes-nous arrivés à pareille situation ? Quelle situation sera la nôtre dans cinq, dix ou vingt ans ? Comment mettre un terme à la régression globale, et comment enclencher un mouvement inverse, sans être aveugle aux difficultés des populations et la conception néolibérale du marché ?

 

La régression

Pour autant, de quoi parlons-nous précisément, et en quoi ces auteurs nous sollicitent-ils ? Ils ne se contentent pas, pour la nième fois, d’opposer « régression » et « progrès ». Au demeurant, il y aurait sur ce plan tout un propos à construire afin de spécifier ces usages confrontés et les impasses dans lesquelles ce couple d’idées opposées a enfermé la pensée durant longtemps : caricatures, conflits formels, inversions symétriques. Ce n’est heureusement pas la voie choisie par cet ouvrage, qui propose un cheminement plus spécifique.

Les auteurs s’inquiètent de l’essor du repli identitaire, des démagogies autoritaires, des discours réactionnaires, des discours haineux, en Europe et dans le monde. Ce qu’ils relèvent communément, c’est qu’actuellement, dans les discours comme dans les projets proposés à l’attention des citoyennes et des citoyens, tout se passe comme si nous assistions à un grand retour en arrière. Comme si la peur et la violence l’emportaient sur les espoirs d’ouverture nourris ces trois dernières décennies.

La « régression » généralise les tendances régressives à l’œuvre dans les sociétés occidentales. Ce ne sont évidemment pas les phénomènes déclencheurs qui tombent sous cette notion de régression : migrants (migrations, immigrations et émigrations), terreurs, mondialisation, etc. La régression tient au contraire dans les réactions à leur endroit : les politiques axées sur la sécurisation, les appels à édifier des clôtures, les intolérances, les décrets d’état d’urgence, les promesses de restauration des grandeurs d’antan, la consolidation des mouvements identitaires, la brutalisation extrême des débats publics, la célébration des victoires raciales, de la pureté ethnique, les promesses de fermeté à l’égard des délinquants, et le racisme. De ce fait, on peut aussi se demander si les prophètes de la régression ne présagent pas cette régression parce qu’ils sont eux-mêmes pour partie les auteurs de ce destin. Les politiques de la régression font exactement de même.

Ceci admis, il est un point sur lequel insistent les auteurs après les explications données à ces régressions : c’est qu’il ne faut pas réduire les crises ainsi provoquées à des arguments faibles, et surtout pas à des arguments moraux. Le progrès n’est pas plus du côté du « bien » que la régression n’est du côté du « mal », ou l’inverse. Il convient de tisser un lien entre les appels à la régression et le statut des classes moyennes, voire la fin des internationalismes. Mieux vaut d’ailleurs relever au passage la contradiction entre les propos régressifs et le fait de leur soutien aux politiques économiques libérales conduites, au capitalisme de copinage bien informé, et à l’indifférence aux authentiques souffrances et angoisses de la grande masse des citoyennes et citoyens.

Notons par ailleurs que les auteurs ne font pas grand cas de la construction européenne au cœur de tout cela. L’Europe fait l’objet d’une lettre passionnante adressée au président Juncker (président de la Commission de Bruxelles), sur le thème de la disparition potentielle de l’Europe face à ces régressions. Cette lettre invite la population européenne à parler sans restreindre ses propos à la délégation pour laquelle les citoyens européens votent rythmiquement.

 

La fatigue de la démocratie

Évidemment, les discours sur la régression, qui sont aussi souvent des discours de régression, mettent en question la démocratie, telle qu’elle est réalisée dans des situations différentes. Ils atteignent parfois la démocratie en son cœur. Tels sont les exemples longuement explorés, de la politique du président Trump dans ses rapports de séduction avec les « petits blancs », mais aussi du gouvernement d’Israël dans ses rapports avec le populisme droitier, voire de la Pologne et des rapports du gouvernement avec les formations populistes réactionnaires. Un point unit ces exemples, et porte même au-delà d’eux : nous sommes entrés dans un monde post-guerre froide, qui est pourtant en train d’approfondir ses défauts sous nos yeux.

Par conséquent, il ne suffit pas d’évoquer, comme en son temps le faisait Umberto Eco, la fonction de l’intolérance considérée comme une pulsion élémentaire. Ou, même si on adhère à son propos, il convient au moins de l’élargir à la peur de l’inconnu, des étrangers, à l’incapacité de chacun de sortir de sa tanière. Certes, il y a des différences, mais si les différences sont relevées (et parfois aussi inventées), c’est parce que des frontières ont préalablement été dessinées. Mais est-ce que les politiques antérieures n’ont pas promis le bonheur pour tous en ne réalisant que le bonheur de quelques-uns, laissant les autres en dehors de toute ascension sociale ? Et plus encore, il importe de commenter un fait certain : au lieu de les combattre, les gouvernements ont sauté sur l’occasion de combler, grâce à cette intolérance, le déficit de légitimité qui les affligeait tous.

De nombreux articles insistent de surcroît sur le climat de méfiance mutuelle, le climat de suspicion et de compétition féroces, qui s’est imposé depuis longtemps autour de nous et sans doute en chacun de nous. C’est éventuellement de lui que provient cette hostilité fréquente à toute idée d’esprit collectif et d’aide mutuelle.

Enfin, la plupart des auteurs reviennent sur la question du populisme. Globalement, il est caractérisé par deux traits : une protestation et une solution autoritaire. S’il s’agit réellement d’une onde de choc inédite, elle est pourtant liée au néolibéralisme. Ce dernier mêle des idéaux d’émancipation tronqués et des formes de financiarisation létales. Face à lui, cependant, les auteurs s’interrogent sur l’absence d’une gauche véritable susceptible de combattre ce populisme.

 

Des solutions ?

Ce volume se déploie autour d’un axe commun : nos concepts et catégories de pensée semblent bien incapables d’intégrer et d’assimiler ce qui s’apparente à une explosion de forces incontrôlées. Ne devons-nous donc pas chercher à en finir avec les oppositions binaires : progressiste-réactionnaire, fascisme-libéralisme, rationnel-irrationnel,…

Trop souvent, est-il affirmé, nous avons encore une conception de la motivation humaine qui a été élaborée à l’époque des Lumières, et qui ne convient plus. Or, les bouleversements dont nous sommes les témoins et notre perplexité devant eux nous imposent d’ancrer à nouveau nos réflexions dans la sphère des pulsions et des émotions. Idée courante désormais, mais sans doute à critiquer. Il n’empêche, affirment les auteurs, nous avons besoin d’une compréhension élargie de ce que signifie appartenir à l’espèce humaine. Et avons besoin d’entendre ce que disent beaucoup : l’idéal libéral des Lumières d’une société commerciale universelle n’a jamais été plus parfaitement réalisé qu’au cours de ces deux dernières décennies de globalisation effrénée. Il y a là une contradiction des discours proposés.

C’est peut-être cela qui nous place devant plusieurs difficultés qui, elles, ne relèvent d’aucune régression. Ces difficultés doivent être prises à bras-le-corps. Il s’agit, à la fois, de l’abandon en rase campagne des pays qui avaient inventé la mondialisation ; de la mutation climatique ; et de l’obligation de servir de refuge à des millions de migrants et de réfugiés. Bruno Latour y insiste. En un mot, le sol européen a changé de nature, nous sommes tous en migration vers des territoires à redécouvrir et à réoccuper. Et même si beaucoup croient nécessaire de se replier sur eux-mêmes (« arrière toute ! »), le problème demeure, car il n’y a plus de chez soi, pour personne. Parce qu’il n’y a pas de planète capable de réaliser les rêves de la globalisation.

Inquiétons-nous plutôt de la future épreuve collective : l’épreuve de nous retrouver privés de sol. La nécessité de découvrir en commun un territoire où habiter.