Un volume recueillant une douzaine d'études sur la pensée de Donna Haraway, universitaire à l'oeuvre plurielle.

La pensée de Donna Haraway – biologiste de formation, historienne des sciences, théoricienne du féminisme, philosophe de l’environnement – n’est pas de celles auxquelles on accède aisément. La raison d’un tel état de fait ne tient pas fondamentalement à la rareté relative des traductions dont ses textes ont pu faire l’objet en français – plusieurs de ses livres ont été traduits depuis les années 2000, ainsi que quelques-uns de ses articles, parmi les plus importants –, ni à l’étrangeté de sa prose et de sa pratique même de la philosophie brouillant délibérément les frontières de genre. La difficulté, nous semble-t-il, est ailleurs. Il y a quelque chose de proprement « insaisissable » chez Haraway, comme le notait fort justement Thierry Hoquet   , un art de se rendre insaisissable, une capacité à déconcerter les évidences les mieux établies et à bouleverser nos manières de penser et de sentir. Non seulement chacun de ses livres, depuis le début de sa carrière dans les années 1980, constitue en soi une nouveauté radicale dans le paysage intellectuel dans lequel ils s’inscrivent et dont ils contribuent à redéfinir en profondeur la configuration, mais, considérés dans leur ordre de succession, ils attestent d’une extraordinaire puissance de renouvellement de l’auteur elle-même, à telle enseigne qu’il est tout bonnement impossible de deviner la direction que prendra sa réflexion après être parvenue à tel ou tel point, et d’anticiper le type de déplacement théorique qu’elle effectuera.

De ce point de vue, la parution en 2016 de son dernier livre, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, en déjouant une fois de plus tous les pronostics, n’aura certes pas déçu les lecteurs le plus fidèles de Haraway. L’ouvrage, dont une traduction devrait voir le jour en 2020   , est peut-être le plus déroutant de tous ceux qu’elle a écrits à ce jour, tant sur le fond que sur la forme – le plus déroutant, mais aussi bien l’un des plus importants et assurément l’un des plus beaux.

Pour un tel livre, reconnaissons-le en toute humilité, le temps court de la réception par la presse spécialisée et la critique universitaire apparaît nécessairement inadéquat. Pour reprendre la distinction classique de Hans Robert Jauss   , l’horizon d’attente du public (même le mieux informé des questions qui y sont débattues – et peut-être surtout celui-là) et l’horizon d’attente du livre ne coïncident pas. Le premier est une grille interprétative préexistante au livre, constitué par les lectures et les expériences antérieures de ceux qui le lisent, tandis que le second est défini dans le livre lui-même. Plus l’écart entre les deux est grand, et plus le livre mettra de temps à être reçu comme il le mérite parce qu’il lui faudra au préalable réussir à déplacer les normes de l’horizon dans lequel il a d’abord été lu. Telle est, exactement décrite, la situation dans laquelle nous nous trouvons face à Staying with the Trouble. Une poignée d’hominidés interdits entourant un monolithe noir.   

 

Un livre d’enquêtes avec et à partir de Haraway

Ce qui ne signifie toutefois pas que nous soyons tout à fait démunis devant ce livre ni que le travail critique des lecteurs soit vain. Bien au contraire, les premiers temps de la réception sont décisifs en ce qu’ils conditionnent à plus ou moins long terme l’effet produit par le livre, et c’est pourquoi il faut se réjouir de voir paraître aux éditions Dehors un excellent volume collectif réunissant une douzaine d’essais qui portent spécifiquement sur Staying with the Trouble et, plus largement, sur les travaux de Donna Haraway, dans une perspective résolument pluridisciplinaire (philosophique, sociologique, anthropologique, artistique, etc.). Cerise sur le gâteau : le livre est lui-même encadré de deux entretiens inédits avec Haraway, le premier conduit par Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron, le second par Vinciane Despret (en dialogue avec Isabelle Stengers), dans lesquels l'étonnante vitalité de la pensée de la philosophe américaine se laisse observer.

L’originalité du volume tient à ce que les essais ici réunis ne se fixent pas pour unique objectif d’élucider quelques-uns des motifs majeurs de l’œuvre d’Haraway (les cyborgs, les politiques féministes, les espèces compagnes, les créatures du Chthulucène, etc.), mais entreprennent encore de les reprendre et de les prolonger de manière créative, au moyen d’enquêtes qui, pour ainsi dire, les mettent au travail. De là la division en deux groupes des textes rassemblés.

Un premier groupe est organisé autour de la question de l’habiter, et tente de situer les travaux d’Haraway dans les débats contemporains sur l’anthropocène et « l’irruption de Gaïa », concept forgé par Bruno Latour et Isabelle Stengers. Ils réinscrivent également Haraway dans une trajectoire théorique et militante plus vaste, et montrent son enracinement dans des luttes écoféministes et pacifistes des années 1980.      

Le second groupe s’emploie à prolonger les propositions d’Haraway en montrant de quelle manière elles permettent d’appréhender et d’éclairer certaines pratiques contemporaines telles qu’elle se déploient dans le cadre des institutions de soin psychiatrique, de l’élevage industriel et de l’abattage des animaux, ou encore des techniques des taxidermistes.

Conformément aux habitudes de l’éditeur, l’ouvrage est richement illustré d’images tirées du beau documentaire réalisé en 2016 par Fabrizio Terranova Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival   et de quelques-autres provenant d’ateliers de taxidermie, et comporte en index une utile bibliographie des publications, articles et entretiens de l’auteur (en anglais et en français), ainsi qu’une sélection des études qui lui ont été consacrées à ce jour. L’ensemble est de très bonne tenue et constitue sans nul doute l’une des meilleures introductions à la pensée de Haraway disponibles en français, aux côtés de celles publiées par Elsa Dorlin et Eva Rodriguez   , et par Maria Puig de la Bellacasa   .      

 

Habiter le trouble

Au centre de tous ces essais figure bien entendu le maître-livre de 2016 Staying with the Trouble, dont le titre même du volume propose une traduction : Habiter le trouble. Comme le fait remarquer Vinciane Despret dans les « Remarques sur la traduction » qui suivent son entretien avec Haraway, la traduction de « staying with » par « habiter » s’impose en ce qu’elle permet à la fois de reprendre l’idée de séjour (to stay = séjourner, demeure, loger), tout en permettant une entente en voix moyenne (habiter autant qu’être habité par, y être et en être). Habiter le trouble signifie se laisser habiter par lui, c’est-à-dire, écrit Florence Caeymaex, « se risquer à reprendre un pied terrestre , à suivre les fils emmêlés de tout ce qui fait le tissu compliqué du monde – les trames qui attachent les uns aux autres, non seulement les humains, la terre, les autres espèces, les éléments biologiques, mais aussi les artefacts, les technologies et les objets mêlés, et encore les langues, les esprits, les fantômes, bref, tout ce qui, humain et non-humain, ‘habite’ ce monde –, à dire ce qui nous fait être et devenir ce que nous sommes pour le meilleur et pour le pire »   .

Que nous vivions dans un monde fondamentalement troublé, un monde de bouleversements en tous genres, c’est ce que la notion d’Anthropocène a entrepris de révéler. Mais la question est de savoir ce qu’il faut faire de ce que les sciences géologiques, biologiques et chimiques nous apprennent sur l’impact des activités humaines sur l’environnement. Plus encore : la question de savoir si cette manière de raconter l’histoire est la bonne, si c’est bien d’un tel récit dont nous avons réellement besoin pour agir ici et maintenant. Tout le propos de Haraway est de susciter le trouble sur ce point en faisant valoir la possibilité, et peut-être la nécessité, d’une autre manière de poser le problème, à laquelle elle donne le nom étrange de « Chthulucène » (du nom d’une petite araignée appelée Pimoa cthulhu, d’une nouvelle de Lovecraft intitulée L’Appel de Cthulhu, et du mot grec khtonios signifiant les forces de la terre). « Le Chthulucène », écrit encore Florence Caeymaex, « est une manière de regarder en face les culs-de-sac des récits critiques (pourtant utiles à leur façon) de l’Anthropocène ou du Capitalocène, encore trop encombrées sinon des promesses, du moins des présupposés de la Modernisation (…) – l’exceptionnalisme humain, l’individualisme possessif, la nature et l’histoire comme terrain de compétition, l’obsession pour un futur qui surmonte et rachète les ruines du passé, l’irresistible moralité du progrès »   .

Raconter l’histoire de ce qui nous arrive à la lumière du Chthulucène, ce n’est plus chercher la cause ou le responsable, ce n’est pas davantage plaider pour une rupture avec des pratiques destructrices et un système politico-économique funeste en soulignant l’urgence d’une conversion des manières de vivre. Ce n’est pas chercher à tout prix à sortir de notre temps et à briser notre époque. C’est au contraire chercher à établir une continuité, à réhabiliter une toile de vie, à multiplier les connexions, à inventer de nouvelles parentés. Haraway, déclare Benedikte Zitouni, « nous pousse à chercher au ras du sol et parmi les ravages si bien documentés par ceux qui en débattent, pour y dénicher des histoires autres. Histoires de connexions et de ramifications,, de devenir-avec et de réhabilitations terriennes »   – ce qu’elle appelle d’un mot difficilement traduisible le « ongoingness », la persévérance, ou mieux : la continuation, c’est-à-dire la possibilité de renforcer la continuité évolutive dont nous avons hérité et dans laquelle nous sommes impliqués.

Car la conviction qui anime Haraway est que les jeux ne sont pas faits, qu’il y a place encore pour faire quelque chose dans ce monde dévasté, et c’est pourquoi elle nous invite à nous engager, à prendre des risques, à miser sur des avenirs précaires « tout en se, tout en nous, libérant du sérieux et de l’ennui fatalistes que suscitent nécessairement les diagnostics »   . Moyennant quoi, on comprend que le Chthulucène, comme le note opportunément Julien Pieron, ne fonctionne pas vraiment comme un constat, mais comme une proposition, dans laquelle nous pouvons nous engager, à laquelle nous pouvons répondre. « C’est notre engagement dans la proposition du Chthulucène qui lui offrira une chance d’avenir, mais c’est peut-être aussi cet engagement qui permettra de dire rétrospectivement qu’il a été et qu’il est encore »   .