L’étude exhaustive de Hugh Macdonald accompagne la lente redécouverte de l’œuvre lyrique de Camille Saint-Saëns.

Plusieurs constatations s’imposent avec évidence à la lecture du nouveau livre de Hugh Macdonald. La première est que, si surprenant que ceci puisse paraître, vu que Samson et Dalila est l’un des opéras français les plus joués dans le monde, il s’attaque à un sujet qui n’a jamais été traité. La deuxième est que le livre n’en vient pas moins à point nommé. Et la troisième est qu’il démolit plusieurs idées reçues.

 

Redécouvrir l'oeuvre lyrique de Saint-Saëns

Commençons par ce dernier point. Camille Saint-Saëns (1835-1921) a laissé une œuvre immense, d’où émergent une douzaine d’opus qui sont parmi les plus joués du répertoire. Mais de cette œuvre, où il a abordé tous les genres sans exception, des pans entiers sont tombés dans l’oubli, et c’est particulièrement le cas de sa production lyrique. Si tout le monde connaît Samson et Dalila, combien d’autres titres pourrait citer de mémoire l’homo lyricus moyen ? Saint-Saëns s’en lamentait lui-même au soir de sa vie, en se comparant, avec un mélange d’humour et d’amertume qui le caractérise bien, à l’infortuné Edmond Audran, devenu pour la postérité (quand elle veut bien se souvenir de lui) « le compositeur de La Mascotte ».

Or Saint-Saëns est loin d’être l’auteur d’un seul ouvrage. Sont recensés ici douze opéras, ou plus exactement douze et demi : car il convient d’inclure Frédégonde, laissé inachevé par Ernest Guiraud à sa mort en 1892, et complété par Saint-Saëns, qui en a écrit les deux derniers actes ainsi que la fin du troisième. À quoi s’ajoutent sept musiques de scène, le ballet Javotte (1896), diverses petites pièces et parodies (avec ou sans musique), et la musique du film de 1908 d’André Calmettes et Charles Le Bargy, L’Assassinat du duc de Guise. Quant au terme de pageant, qui désigne un type de spectacle en plein air, de forme libre et souvent à thème historique ou patriotique, il est ici appliqué à Déjanire, tragédie de Louis Gallet, accompagnée d’une importante partie musicale, dont le sujet (la mort d’Hercule) est celui des Trachiniennes de Sophocle. Quinze ans après cette première Déjanire, conçue pour les Arènes de Béziers en 1898, Saint-Saëns devait récrire l’œuvre pour la transformer en opéra en bonne et due forme, chanté de bout en bout. Cette seconde Déjanire, de 1913, alors qu’approchait son quatre-vingtième anniversaire, mettait un terme à sa carrière lyrique, mais non pas à son œuvre théâtrale, puisqu’en 1917 il composait encore une musique de scène pour une reprise à l’Odéon d’On ne badine pas avec l’amour.

On a longtemps attribué la disparition des opéras de Saint-Saëns du paysage lyrique à une prétendue insuffisance sur le plan dramatique : c’est ce qu’on lit, par exemple, dans l’entrée « Saint-Saëns » de la version la plus récente du dictionnaire Grove, accessible en ligne via Oxford Music Online. Hugh Macdonald fait justice de cette interprétation paresseuse, en soulignant, notamment, les mérites des livrets que le compositeur a mis en musique, y compris celui de Samson, dont on dit parfois du mal, peut-être parce que son auteur, Ferdinand Lemaire (1832-1879) n’a rien produit d’autre et pouvait donc passer pour un amateur. Tel n’est certainement pas le cas de Gallet, principal collaborateur de Saint-Saëns (La Princesse jaune, Étienne Marcel, Proserpine, Ascanio, Déjanire, Frédégonde), et qui a également été celui de Gounod, de Bizet et de Massenet entre autres. Le livret du Timbre d’argent, dû à Jules Barbier et Michel Carré, est d’une tenue à peine inférieure aux Contes d’Hoffmann des mêmes auteurs   . Quant à Victorien Sardou, co-auteur des Barbares (1901), initialement conçu pour le théâtre antique d’Orange, il était tout sauf un novice en matière théâtrale. Et Saint-Saëns lui-même, excellent écrivain, a signé le texte de son Hélène, créée à Monte-Carlo, et s’est, de plus, chargé de la révision de Déjanire, Gallet étant mort en 1898.

 

Réhabiliter une oeuvre

Il n’est pas non plus exact que les opéras de Saint-Saëns aient été handicapés par un prétendu insuccès initial. Laissons de côté le cas bien particulier de Frédégonde, qui n’a pas dépassé le cap des huit représentations une fois créé à l’Opéra en 1895, peut-être en raison des côtés odieux du sujet, tiré d’Augustin Thierry. Si La Princesse jaune, troisième par ordre de composition, mais premier à être créé, n’a été donné que cinq fois à l’Opéra-Comique en 1872, on l’y a repris avec succès du vivant de Saint-Saëns et jusqu’en 1946. En fait, on se rend compte à la lecture du livre que la carrière théâtrale de Saint-Saëns a été jalonnée par de francs succès – avant tout Henry VIII (1883), Ascanio (1890) et Phryné (1893) – sans jamais connaître vraiment de « four », comme, par exemple, Massenet avec Bacchus à l’Opéra en 1909. Quant à Samson et Dalila, il est remarquable que l’ouvrage, dont les premières ébauches remontent à 1859, ait mis si longtemps à être écrit puis à s’imposer. Après deux auditions privées, peu encourageantes, de l’acte II à la fin des années 1860 (la seconde, détail fascinant qu’on nous apprend ici, avec en Samson le peintre Henri Regnault, qui allait périr durant la guerre de 1870), l’œuvre n’était pas encore achevée en 1874 quand une nouvelle audition privée de l’acte II était donnée, avec Pauline Viardot en Dalila, mais sans convaincre aucun directeur de théâtre. On s’étonne également d’apprendre que le premier acte n’ait pas fait grande impression quand il était donné en concert au Châtelet, l’année suivante, sous la direction d’Édouard Colonne. Grâce à l’appui de Franz Liszt, Samson était enfin créé à Weimar, en langue allemande, le 2 décembre 1877, puis monté à Hambourg en 1882. Malgré la sensation causée par ces deux présentations, il a fallu attendre 1890 pour voir l’œuvre enfin créée en France, d’abord à Rouen, puis à Paris, à l’éphémère Eden-Théâtre de la rue Boudreau. Après quoi, d’un seul coup, en l’espace de deux ans, Samson était monté un peu partout dans le monde. Entré tardivement à l’Opéra (1892), il est devenu instantanément l’un des piliers du répertoire du Palais Garnier. On peine à citer un ouvrage de cette importance dont la genèse aura été aussi longue et les débuts aussi lents. Une fois ce succès assuré, Saint-Saëns, sans talonner Massenet et Puccini, figurait parmi les compositeurs lyriques vivants les plus joués entre 1900 et 1914, et pour l’ensemble de sa production.

Alors, pourquoi Samson a-t-il survécu à son compositeur, et pas les autres ? Hugh Macdonald propose une explication perspicace et convaincante : Saint-Saëns aurait commis l’erreur, en 1871, de quitter son éditeur Georges Hartmann pour la firme que venait de fonder Auguste Durand, son condisciple au Conservatoire, en partenariat avec Louis Schoenewerk. Or Durand (comme son fils Jacques après sa mort en 1909) était un éditeur techniquement compétent, mais dépourvu du sens aigu des affaires, et notamment de la publicité, dont Hartmann avait à revendre et Massenet tant bénéficié – et bénéficié de plus belle après le rachat de Hartmann par Heugel en 1891. Si la carrière internationale des opéras de Saint-Saëns fait pâle figure par rapport à ceux de son grand rival, on peut en effet en attribuer la cause à la placidité de son éditeur, dépassé par des concurrents aux méthodes efficaces. D’autres œuvres de Saint-Saëns ont d’ailleurs pâti de cette situation   .

 

Une oeuvre en renouveau

Outre qu’elle comble un vide regrettable, l’étude exhaustive de Hugh Macdonald est d’autant plus opportune que la situation est en train de changer. Par contraste avec l’après-guerre, où l’auteur ne relève, entre 1946 et 1983 (à part évidemment Samson), qu’une unique exécution de Phryné à l’ORTF en 1960, l’œuvre lyrique de Saint-Saëns semble sortir peu à peu de l’oubli. Henry VIII a été monté à San Diego en 1983 (avec Sherrill Milnes), à Compiègne en 1991, à Barcelone en 2002 (avec Montserrat Caballé) et donné en concert en 2012 au festival de Bard, dans l’État de New York. Depuis 2001, on a entendu La Princesse jaune à New York, à Londres, à Paris, à Lucques, à Berlin, à Zwolle, à Sienne et au festival de Buxton. Hélène, enregistré en Australie en 2007, a fait sa réapparition scénique à Prague en 2008. Étienne Marcel et Proserpine (qu’on voyait encore naguère décrit négligemment comme un opéra à sujet mythologique, alors qu’il a pour cadre l’Italie de la Renaissance) ont été ressuscités en concert, le premier à Montpellier en 1994, le second en 2016 à Munich et à Versailles ; de même Les Barbares à Saint-Étienne en 2014 et Ascanio à Genève l’année suivante. En 2017 également, la Salle Favart, dans d’excellentes conditions artistiques, présentait Le Timbre d’argent, tandis que l’obscure Frédégonde revoyait le jour à Ho-Minh City (le hasard voulant que Saint-Saëns, véritable globe-trotter, ait achevé sa partition à Saïgon en 1895). Et en 2019 Munich vient de monter L’Ancêtre. Certaines de ces exécutions ont été éditées commercialement ou sont disponibles sur YouTube. Il circule même un enregistrement, non recensé par Hugh Macdonald, de la rarissime Déjanire (version de 1913), sous la direction de Serge Baudo, capté, semble-t-il, à Montpellier en 1985.

On ne peut que se réjouir de ce renouveau, tout en espérant qu’il ne sera pas sans lendemain. Si les opéras de Saint-Saëns souffrent d’un handicap esthétique, c’est, pour la plupart d’entre eux, qu’ils se prêtent particulièrement mal au Regietheater qui domine, un peu partout (et notamment à Paris) les présentations scéniques des œuvres du passé. Pour redonner vie à ces fresques historiques ou pseudo-historiques que sont Étienne Marcel, Henry VIII et Ascanio (ce dernier adapté du roman du même titre signé par Alexandre Dumas, mais écrit pour l’essentiel par Paul Meurice), voire L’Ancêtre, sombre mais puissante histoire de vendetta en Corse sous Napoléon, il est indispensable de leur donner toutes leurs chances. Si, au lieu de les prendre au sérieux, on les traite comme de simples porte-manteaux auquel le metteur en scène va pendre on ne sait quel « concept », les transposant dans des cadres ou des époques avec lesquels elles n’ont rien à voir, elles ont malheureusement peu de chance de survivre.

 

Quoi qu’il en soit, l’œuvre théâtrale de Saint-Saëns a certes eu bien de la chance d’être ici présentée et défendue par Hugh Macdonald. Connu avant tout par ses travaux sur Berlioz, mais également auteur d’un Bizet remarquable   , nul ne connaît mieux que lui la musique française du dix-neuvième. Non seulement il examine avec précision chacune des contributions de Saint-Saëns au théâtre – jusqu’à la plus obscure musique de scène – mais cet examen est constamment enrichi par des références qui, pour être parfois inattendues, sont toujours pertinentes. L’auteur n’hésite pas à faire intervenir son jugement personnel, regrettant, par exemple, que les interventions des chœurs dans Les Barbares et L’Ancêtre ne soient pas plus nombreuses. Contrairement à bien des musicologues, il ne méprise pas la musique de ballet et, outre les pages particulièrement éclairantes qu’il consacre à Javotte, accorde aux ballets des opéras la place qu’ils méritent. On voit filtrer ses préférences : Henry VIII, dont il déplore l’absence d’un bon enregistrement intégral (honte aux producteurs de disques qui ne s’y sont pas intéressés quand Crespin ou Sutherland auraient pu être distribuées en Catherine d’Aragon !) ; Ascanio, dont il détaille subtilement les mérites ; Hélène, qu’il place très haut. Mais son don de sympathie et sa compréhension intime du sujet sont perceptibles quelle que soit l’œuvre dont il parle, fût-ce La Foi (1909) d’Eugène Brieux, dont on est amusé d’apprendre au passage que Bernard Shaw le considérait comme étant « incontestablement le plus grand auteur français depuis Molière ». La forme adoptée dans chaque cas – genèse, sources littéraires, commentaire musical (illustré d’exemples bien choisis), création et postérité scénique – est parfaitement adaptée au sujet. Il est assez peu question, en revanche, de l’accueil de la critique à l’époque de la création, sinon pour rappeler, exemples à l’appui, la sottise, les préjugés et l’ignorance musicale de la plupart des critiques musicaux d’alors, avec quelques exemptions notables comme Reyer, Fauré et Reynaldo Hahn. Une bibliographie, comportant un catalogue des œuvres étudiées, et une discographie complètent le volume et le rendent encore plus précieux pour les chercheurs ou toute personne qui s’intéresse à l’une des plus grandes figures de la musique française.