Le modèle américain contemporain montre que la politique d’identité se pare de trois qualités (authenticité, conformité, destinée) pour développer une oppression sous un habit progressiste.

Il n’y en a plus que pour l’identité, dans certains cercles politiques et intellectuels ! A ce sujet, l’énervement de Laurent Dubreuil est manifeste, quoique pas nécessairement déplacé. Le constat n’est pas nouveau, la mise en garde non plus. Nous avons d’ailleurs vécu encore récemment l’interrogation sur les racines chrétiennes de l’Europe ; nous subissons à nouveau les discours sur l’identité de la France ; nous ne cesserons pas d’entendre parler de ces notions durant les campagnes électorales futures, du moins tant que la situation qui favorise ces phénomènes ne sera pas transformée. On veut interroger une femme ou un homme politiques sur le sens de son action : elle ou il répond par la perte d’identité à combler dans la cité. La politique de l’identité se donne pour le parachèvement de toute politique. S’aventure-t-on à parler de la différence des sexes, nous sommes renvoyés à l’identité masculine ou féminine, si ce n’est autre. Quoi qu’il en soit, le succès de la référence à l’identité annule et réfute les formes alternatives, non conformes de vie commune. En un mot, la politique d’identité reproduit le pire de l’ancestrale oppression sous un habit progressiste.

Dans cet ouvrage Laurent Dubreuil – enseignant à l’université Cornell, aux États-Unis – s’occupe moins d’analyser, dans le recours à l’identité, l’objectivation nécessaire d’une situation personnelle ou de groupe. Il s’intéresse avant tout à la conception déterministe de l’identité, l’identity politics qui, rapportant l’identité à un être social collectif ou individuel prédéfini et référentiel, ne peut plus penser un changement. Il montre même que cette politique de l’identité est devenue une véritable structure sociale.

On en vient à se demander comment combattre une domination en se réclamant d’une identité, sinon à déployer des identités symétriques autour d’une absence de compréhension des rapports interhumains. Puisqu’il est impossible de changer de place ontologique, la description d’un projet de lutte contre quelque dominant que ce soit s’annule dans l’énoncé même.

 

La phraséologie identitaire

L’originalité de ce bref ouvrage, qui relève plus de l’étude que du pamphlet, consiste à montrer que la configuration contemporaine des sociétés, si propice à la politique d’identité, doit et peut s’analyser sous l’angle d’un néocapitalisme communicationnel informatisé. Du moins au point de départ. Au point d’ailleurs que les réclamations d’identité qui pourraient avoir valeur politique sont en réalité prises en compte par les machines pour prévenir les plus dangereuses. La question de l’identité déborde ainsi celle de l’intégration de demandes existentielles dans la politique. Chacun est atteint par elle jusque dans les régions les plus reculées de son devenir, alors suspendu.

Si en première approche la politique de l’identité relève d’une phrase souvent prononcée par chacun(e), celle qui porte sur la déclaration volontaire de soi, elle dépasse largement cela lorsque l’affaire ne consiste plus à décliner son identité à la demande d’une autorité, mais à s’identifier comme type et à vouloir occuper une place dans le découpage officiel de la population ou des normes en vigueur.

Il fallait aussi rappeler que l’identité se présente toujours, dans l’opinion sociale et politique comme un concept absolu (tandis qu’en philosophie, elle est conçue comme un rapport). Et que dans les situations explorées par l’auteur, elle recouvre une exigence de pureté. Elle est la conséquence d’une organisation de catégories qui prônent des séparations, qui ramènent les vies à la réalisation de types, et qui veulent une politique de la correction. Elle s’énonce ainsi : Je suis ceci, vous êtes cela. Et si je suis ceci, je pense cela, mécaniquement. Si bien que la revendication d’identité renforce en retour les catégories qui la produisent.

Aucune différence ne sépare donc la politique de l’identité de l’assignation sociale : homme, femme, blanc, noir, cisgenre, bisexuel, etc. Dans leur version identitaire, ces termes ne peuvent se prononcer qu’en respectant la virgule qui signifie absence de lien, suspension de tout rapport. Ils dessinent des êtres, identiques, pour toujours, et se déploient à partir d’un fondamentalisme cognitif, interdisant de fait et de droit tout échange (culturel ou non), tout rapport constitutif ou élaboré. Outre alors la dénonciation nécessaire de toute « appropriation » qui oserait penser des mutations ou des échanges, la phraséologie identitaire centrale est celle-ci : « Qu’es-tu ? ». Et cette phraséologie est assortie d’une liste en menu déroulant de catégories auxquelles s’assimiler.

 

Le paradigme identitaire

Pour l’auteur, cette phraséologie ridicule devrait tout au plus permettre de composer des recueils d’anecdotes drolatiques. Il en fournit quelques exemples, qu’il est par ailleurs tout à fait possible d’adapter au public français. Dans les exemples choisis, presque tout est « identitarisé », si on peut se permettre ce néologisme : « race », ethnie, couleur de peau, citoyenneté, sexe, genre, orientation sexuelle, de genre, de classe, d’âge, de capacité physique ou mentale, etc., ce à quoi s’ajoute l’identité politique et autres assignations religieuses. L’identité se donne dans un despotisme, une réification.

Il y a d’ailleurs quelque chose dans le raisonnement de l’auteur qui ressemble à la théorie de l’idéologie des années 1970, lorsqu’on montrait que l’idéologie assigne les individus à des catégories dont le bon maniement est censé permettre l’ordre du monde social. L’adaptation des individus s’opère par la manière d’accepter un destin. Dans cette approche, on reconnaît aussi quelque chose qui se rapproche des analyses d’Alexis de Tocqueville, puisque l’identitarisme, selon son propos, serait le résultat de la partition interne de l’égalité des conditions. Chaque segment de la société peut ou doit alors revendiquer son intervalle légitime.

L’auteur nous conduit alors vers l’idée selon laquelle une politique de l’identité conduit à un despotisme démocratisé. Ce despotisme, encore une fois assez proche du concept de Tocqueville (tyrannie de la majorité ou despotisme de l’égalité), se diffuse dans toute la société, pousse à l’élaboration de moyens de contrôle constant des esprits. Il a une mission de maintien de l’ordre. La politique d’identité a acquis la force d’un principe de reconstitution sociale. Chacun doit être labellisé. Et on doit ouvrir des espaces protégés, d’où certains individus, propos et comportements sont réputés exclus.

 

Des enjeux de lutte

Comme le suggère par ailleurs l’auteur, on peut aussi se demander s’il ne faut pas également tenir compte d’une politique de l’identité nécessaire, dans certains cas, pour obtenir l’inverse : contourner les manœuvres de contrôle et les prescriptions. Toute la question des minorités sociales et politiques passe par là. En effet, force est de constater que la déclaration identitaire peut parfois servir de moyen de protestation, plutôt que de finalité.

Il n’en reste pas moins vrai que le recours à l’identité ne cesse de laisser croire que, étant donné les variables d’une situation et des agents, le reste est prévisible et réalise mécaniquement une série de modes d’existence. On connait l’impact que cette idéologie a pu avoir sur la recherche des gènes de l’identité homosexuelle, jadis, et les traductions plus larges encore qu’elle trouve désormais dans l’usage des technologies du vivant. Attirances et émotions seraient elles-mêmes les résultats des dispositions des chromosomes.

Lorsque l’auteur recherche les assises de cette politique de l’identité, il en vient à la relier à l’expansion de nos systèmes de télécommunication permanente. Ce point fait l’objet de longs développements, d’ailleurs intéressants. Ces systèmes auraient produit des êtres connectés, mais aux statuts fixés, dans des configurations de réseaux identitaires, de modes, etc. Ces mêmes systèmes aux modes d’action identitaires se déplacent à la surface du monde. Et font souche. Chaque être humain devient un « moi » électroniquement transposable et taylorisé.

En un mot, le plus souvent, dans les politiques de l’identité, il ne s’agit pas de politiser les identités ou de les prendre en compte, mais de refonder totalement la politique sur l’identité. Et de structurer la société à partir de critères ethniques ou de types génétiques. Ce qui serait donc clair, en tout cas, c’est qu’il ne suffit plus, de nos jours, de lire Sartre pour comprendre le débat sur l’identité. Les réflexions sartriennes sur la judaïté (un rôle assigné par l’antisémitisme) hanté par le souci de conformité à une existence façonnée par les autres, ne peuvent être reprises pour penser notre temps. Désormais l’identité est posée en soi et inchangeable. Elle a même pour ressort une blessure qui enferme chacune et chacun dans sa tour de chagrins, et dans un lent processus d’exil intérieur.