Entre les « masses » sinistres observées par Freud ou Canetti et le « peuple » objet de revendications démocratiques de nos jours, la notion de « multitude » offre une précieuse ressource à la pensée.

« Multitudes » est désormais le titre d’une revue qui, justement, ne confond pas masses et multitudes. Mais c’est aussi un terme évoqué par beaucoup pour parler des explosions d’individus en foules dans le contexte de la mondialisation. Encore une chose n’est-elle jamais claire dans l’usage de cette notion : parle-t-on simplement de multitudes empiriques (et comptabilisables) ou de multitude au sens de la philosophie politique, celle qui veut parler de révoltes, d’affirmations critiques au sein de la politique ? Et que fait-on du vocabulaire des « masses », hérité du XXe siècle dans un sens positif (par les partis de gauche) ou négatif (par la police) ? D’autant que la différence entre les termes n’est pas sans nous laisser devant une question décisive : comment les actions de la multitude (foule, masse ou peuple) deviennent-elles politiques ?

Il fallait donc bien s’attacher à préciser que « multitude » de nos jours peut encore s’opposer à d’autres usages et références notoirement classiques. Pourquoi ? Sans doute parce que, durant longtemps, foules et masses semblaient désirer le fascisme, si l’on se réfère à ces débats du XXe siècle et aux grandes théories qui en ont proposé l’étude (Freud, Canetti). Reste la question de la notion de « peuple », qui ne peut s’utiliser avec moins de difficultés. Entre ceux pour qui le peuple renvoie à une ethnicité ou à une opération identitaire et ceux pour qui le peuple se définit comme l’institution de base de la démocratie, voire ceux pour qui le peuple ne saurait être autre chose qu’une promesse d’avenir, les partisans de telle ou telle politique se distribuent assez bien.

Pourtant, l’intérêt du nom de « peuple » n’est-il pas tout autre ? C’est ce qu’il fallait aussi vérifier, tout en prenant soin de penser la relation potentielle entre multitude et peuple. Or, là encore, les positions sont délicates à cerner, sinon en saisissant les deux logiques suivantes : pour les uns, le « peuple » est supérieur à la « multitude » en ce qu’il est organisé dans le but de dégager des choix collectifs, alors que la « multitude » est amorphe et manipulée ; mais pour d’autres, le « peuple » est au contraire l’objet de fantasmes d’unité dangereux, qui justifient de valoriser plutôt la « multitude » dans son irréductible diversité. Les phobies des premiers et des seconds ne se recoupent pas.

Restons-en à la multitude et entrons dans cet ouvrage rédigé, en français, par un universitaire brésilien. Le parti pris des multitudes est bien un parti pris politique, mais il est souvent redoublé par une référence à la loi même de l’être. L’intérêt de l’ouvrage, par conséquent, nourri d’exemples brésiliens, est justement là : expliciter la pensée des multitudes, en l’opposant à celle des masses vouées à la soumission. Parmi ces pensées, il distingue trois sortes : le régime dénonciateur de la masse (Le Bon) ; le régime libidinal de la masse (Freud) ; le régime ontologique de la masse (Canetti). Et c’est à Spinoza que revient le rôle de dissoudre le concept de masse (quoiqu’il n’utilise pas le mot). Les trois premiers auteurs choisis n’ont pas le même rapport à la masse et ils entretiennent entre eux des rapports variés. Freud lit le problème de la masse à partir du travail de Le Bon, et Canetti critique Freud. Quant à Freud et Canetti, ils ont en partage un horizon plus partagé, puisque les deux ont fait l’expérience de la masse plusieurs fois, ne serait-ce que sous la forme du nazisme, Hitler ayant eu l’intuition démagogique de la masse.

 

De quoi parlons-nous ?

Certes, la philosophie grecque s’est aussi construite contre la masse des artisans et agriculteurs, voire des esclaves, qui aurait pu bouleverser le champ politique. Platon n’a jamais cessé de les mépriser. Mais ce n’est sans doute pas de cela que nous parlons lorsque nous évoquons la « masse », depuis le XIXe siècle. Il s’agirait plutôt d’une préoccupation théorique liée au phénomène social de la croissance de la population urbaine à partir de la Révolution française, et de l’instauration de la démocratie moderne. Les rues, les places publiques sont alors des symptômes d’une appréhension politique et policière : c’est là que les tumultes collectifs ont lieu. « Masse » indique donc à la fois une quantité et une fusion dangereuse. On dit bien que les individus – défaits des réseaux des traditions communautaires – se « fondent alors dans la masse ». Mais très vite on sous-entendra aussi que les consciences individuelles y sont écrasées, dissoutes dans des mouvements incontrôlés et incontrôlables, dangereux parce qu’objet de manipulations (par les meneurs, par le pouvoir, par les médias, etc.).

Est-ce si juste ? C’est en tout cas ainsi qu’une certaine production théorique approche la masse, et bientôt les masses, quand ce n’est pas la « société de masse », sous couvert de résoudre les problèmes de la démocratie ou de la participation populaire à l’élaboration des politiques.

Nul besoin d’entendre tous les discours politiques ou d’observer toutes les images médiatiques sur ce plan, la masse est placée au cœur politique de la modernité. Sous quelque terme qu’on en parle (foule, masse, groupe), elle semble toujours tiraillée par ses affects, en proie à toutes les manipulations, capricieuse, entêtée, bornée, paresseuse, etc. Masse plus ou moins amorphe, tant qu’elle n’est pas entichée de révolution, elle est ignare et monstrueuse. Et lorsqu’on tente d’en présenter les lois immanentes, cela se règle dans des comparaisons avec les hordes, les meutes ou les troupeaux. Il n’empêche, on pourrait peut-être distinguer déjà les termes : foule, masse, masses, multitude. On pourrait aussi éviter de croire que tous les théoriciens les approchent de la même manière, alors que les auteurs divergent profondément sur ce point (l’auteur aurait pu justifier ses choix plus précisément).

 

Les sciences humaines et l’inquiétude des masses

Dans ces théories devenues des références pour beaucoup, les sociétés de masse sont réputées granulaires. Les individus y seraient comme des grains de sable, enfermés sur eux-mêmes, déliés les uns des autres, mais aussi mobiles et influençables. Il faut adopter ici le conditionnel relativement à la perspective de Leon Farhi Neto, parce que ce dernier travaille à partir d’hypothèses théoriques ciblées, sans caractère critique bien affirmé : ainsi il est à peu près assuré que « la masse inquiète » ; mais il est bien moins certain que la masse « nous » inquiète. Peut-être que cette notion de masse est marquée au sceau du danger, dont il faut savoir se défaire.

Toujours est-il que le thème socio-politique de la masse a bien été investi par Sigmund Freud. L’auteur nous en restitue la pensée, à partir de Psychologie des masses et analyse du moi (1912). Il ouvre sa recherche par la notion d’inquiétude (des masses), et entreprend le parcours de l’inquiétante étrangeté (fantasmes, scènes originaires, mécanismes de défense du moi, etc.). Fallait-il projeter cette référence d’emblée sur la notion de masse ? En tout cas, l’auteur y tient, qui explique alors que l’inquiétant de la masse est dû à la présence virtuelle du régime politique en vigueur dans la horde primitive. Devant l’événement de la masse, la structure de la horde est virtuellement présente en nous. De là, le rapport de forces entre l’individu et la masse.

On sait que ces considérations freudiennes conduisent leur auteur à la lecture des travaux de Gustave Le Bon, ce sociologue de l’ère des foules et de la hantise des classes populaires. Il adopte les descriptions des masses proposées par ce dernier, ce qui n’est pas sans laisser rêveur puisque d’emblée le sociologue avance l’idée d’un danger réel de la part des foules. En ce sens, Le Bon a bien décrit des foules, mais dans une optique particulière, visant à livrer les lois des foules au « bon » gouvernement. Il renvoie la masse non seulement au nombre, mais surtout à une réalité psychologique : impulsions excitables, affects, etc. avec une conséquence pour l’individu : intensification des affects, affaiblissement des facultés rationnelles, relâchement des exigences sociales, régression des individus à des stades antérieurs à la vie civilisée. En décrivant les caractères inférieurs de la foule, Le Bon prête à tous (et durant longtemps) un registre de vocabulaire hautement problématique : effets barbares, destructifs des foules, etc. Certes, Freud ne discute pas la formule anti-égalitaire et conservatrice de Le Bon. Il trouve pourtant dans son écrit majeur (Psychologie des foules), la confirmation de contenus inconscients mis en lumière de son côté par la psychanalyse. Il y trouve un soutien dans sa recherche d’une « psychologie des profondeurs ». La psychologie de la masse lui semble recouper celle de l’inconscient individuel.

Si l’argumentaire anti-démocratique de Le Bon n’est pas commenté par Freud, l’auteur en relève tout de même la facture élitiste. Quant à Freud, sur lequel il revient, il en décrit le propos : les institutions considérées comme des « masses artificielles », la contrainte de l’adhésion, les causes psychologiques de la réunion en masse, le lien entre masse et société, et enfin les rapports entre la psychologie de la masse (il ne garde de Le Bon que le trait de la suggestibilité, et le lit en liaison avec la dynamique de l’imitation chez Gabriel Tarde) et celle de l’analyse du moi. Enfin, Freud fait intervenir la libido dans l’explication des relations interindividuelles. La force qui unit les individus dans la masse n’est rien d’autre qu’Eros. L’individu se glisse dans la masse par amour des autres. C’est alors qu’il faut rendre compte de tout le régime politique des désirs, ce à quoi s’attache l’auteur.

 

Le vocabulaire de la multitude

Pour passer à la question de la multitude, l’auteur fait un détour par Canetti, et son ouvrage Masse et puissance, 1960. La masse y reste tout de même pour lui une énigme. Il veut cependant percer les mécanismes de son être. Il y a chez lui de la psychologie et de la physique de la masse qui se déploie selon quatre caractéristiques : son désir illimité de croissance, l’état d’égalité de ses membres, sa densité, sa direction. La masse s’engage à détruire tout ce qui l’empêche de croître, elle a une phobie de la désintégration, elle élimine la distance entre les individus, car la masse exige le contact, elle veut donc la densité et la formation d’un seul corps.

Canetti le relève avec ampleur. Les membres constitutifs d’une masse sont réunis périodiquement dans de grands espaces publics, intentionnellement conçus pour les uniformiser et les rabaisser devant le spectacle de celui qui incarne des manières éminentes la nature commune de la masse et de l’un. Ils entendent tous les mêmes discours, une suite de slogans ; ils voient les mêmes symboles, immédiats et pénétrants ; ils ont l’esprit imprégné de ces idoles, etc. Il est vrai qu’il a rencontré la masse sous les espèces du nazisme, comme Freud, mais sans en tirer les mêmes conclusions. Il distingue cinq types de masses (avec sous-groupes) : les masses ameutées (affect dominant : le désir de tuer), les masses de fuite (la peur d’une menace commune), les masses d’interdiction (la grève), de renversement (la désobéissance dans une société stratifiée) et de fête (ambiance festive et satisfaction).

Mais justement, la confrontation avec Spinoza ne met-elle pas ces raisons des foules en pièce ? Et si l’auteur en vient à Spinoza (le Traité politique, notamment), c’est qu’il y a là un enjeu pour nos jours. Certes, Spinoza a bien été confronté aux masses, lors de l’assassinant des frères de Witt. Evidemment le vocabulaire de la masse (hormis dans la physique) ne relève pas de sa théorie politique. Voilà pourquoi il parle de « multitude ». Mais il y a plus : en particulier, sa volonté d’articuler le thème de la résistance politique sur une ontologie des multitudes. La pensée des multitudes, aujourd’hui, à juste titre, veut prendre la mesure d’un monde mondialisé, déconstruisant des peuples encore accrochés aux Etats-nations. L’ambition est respectable. Mais elle risque aussi de justifier le nomadisme de populations entières encouragé par ces mêmes Etats, sans apercevoir que la vraie cause de ce nomadisme est effectivement la puissance répressive de ces Etats. Les mouvements nomadiques invoqués comme preuves de la puissance explosive des multitudes ne sont souvent que des mouvements de populations chassées par les pouvoirs.

Pour autant, il ne faut pas oublier que le rapport de Spinoza à la multitude est double et que « multitude » n’est pas un terme aussi complexe à manier que « peuple » ? Dans un premier temps, il utilise « multitude » en un sens banal, afin de donner une description, pour autant assez négative, du « bas peuple », de la plèbe ou de la foule. C’est à nouveau le thème d’un contrôle nécessaire de la foule qui surgit, impliquant le rôle des élites politiques. Mais ce premier moment de la théorie est contredit par un second moment, qui renvoie la multitude à la vie en commun, la liberté et l’égalité, qui entre en conflit avec le moment précédent. Spinoza fait alors le pari démocratique. La multitude résiste aux inégalités au nom de l’amour de la liberté et de l’égalité civile opposée à la hiérarchie politique. Elle se réalise dans la solidarité : ce désir de se joindre aux autres par amitié.

De tout cela, on retiendra que par la différence de leurs méthodes d’approche, de leurs élaborations, les leçons de Le Bon, Freud, Canetti et Spinoza sur la masse et la multitude sont fondamentalement incompatibles. Pour autant leur confrontation dans un seul ouvrage donne matière à penser sur notre présent. On ne cesse de le répéter partout, et surtout lorsqu’on veut se faire valoir dans une activité, il y a « trop » de monde sur tel ou tel terrain ou telle ou telle activité, soulignant que la masse est bien problématique au regard de l’individu. On ne cesse de trouver que la foule est trop présente partout. Mais on peut aussi se demander si le grand déchaînement du pouvoir des multitudes ne peut pas faire exploser le système capitaliste.