La compagnie Migratori K Merado vient de donner, à Bagnolet, une pièce très fine dont le texte traverse les artistes pour les mettre en présence et théâtralité.

Dans le vaste hangar du théâtre de l’Echangeur, un rideau noir, sur quatre côtés, délimite un volume cubique dont le plafond s’est envolé. On lève les yeux vers un ciel obscur, sans étoiles. Au sol, un grand linoleum blanc cassé, de forme carrée, bordé sur ses quatre côtés de gradins peu élevés, sur trois ou quatre rangs.

Ni cour, ni jardin dans cette disposition quadri-frontale, mais des pores par où l’espace, l’imaginaire, le vent, l’esprit, les comédiens entrent et sortent. Un quadri-front de spectateurs et un volume de boîte à chapeau pourraient étouffer la salle et la représentation, dans une atmosphère de ring – c'est ici tout le contraire : angles troués, hauteur sans plafond, gradins peu élevés, comme si les comédiens, d’un pas de sept lieues, pouvaient les enjamber.

Pour faire atterrir toutes ces circulations et normer toutes ces échelles, un double repère partage aussi la scène d’une ligne invisible en longitude : au centre de deux côtés opposés, une petite table de jardin et une chaise, avec de quoi servir un thé ou un café, deux petits espaces jumeaux, miroirs l’un de l’autre.

 

 

 

Mimesis

Paul entre en scène, en vêtements ordinaires, un pantalon bleu, un blouson. Il fait quelques pas et prend des pauses. Non pas des poses de danseur, ni de mannequin de mode, ni d’exhibitionniste, mais les pauses de son personnage, dont toute l’attention est requise pour aborder une situation à laquelle il ne comprend rien mais qui le mène quelque part, peut-être dans un mur, peut-être vers un horizon. On ne sait pas, et à ce moment cet homme, dont tout le corps et tout le geste semblent suivre la pensée, comme un enfant suit un adulte qui ne sait où il va, cet homme fait sourire.

Le comédien (Rodolphe Congé) a une faculté somme toute assez peu commune : une maîtrise parfaite de la présence. L’art, si simple en apparence et si difficile en réalité, non pas encore de jouer, mais d'ouvrir le champ des possibles dramatiques. De même qu'on parle de "situation analytique", désignant ainsi cette disposition du divan de la psychanalyse, où le discours devient palpable et la vérité, parfois, parlante, dans la tension qu'implique ce qu'on nomme le "transfert", de même doit-on parler ici d'espace scénique non pas comme d'un plateau vide mais comme d'un volume mis en puissance par la présence des comédiens, d'une parole, de ses répliques et du public, afin que quelque chose se passe. Nicolas Doutey, l'auteur, écrit sans doute pour cette situation-là, ce qui suppose qu'il y a des mots, des paroles, des répliques qui génèrent non pas des actes, mais des formes gestuelles et des actions poétiques propres à l'avènement d'une chose rare comme un délice d'imagination.

Quand le comédien paraît sur ce linoleum blanc cassé, tout le public le contemple, non pour l’admirer, mais en raison de l’intérêt soudain pour un personnage qui s’esquisse – les spectateurs ne songent même pas qu’ils sont piégés –, qui crée l’attention profonde et instantanée de ce public pour cet homme (cette fiction, ce masque), Paul, qui vient de surgir sous ses yeux, à la façon d’un elfe dans la forêt, ou d'une promesse de théâtre.

 

Embarquement pour Cythère

Paul parle, on le prend en route : il lui arrive qu’avec Pauline quelque chose a dû se passer. Il n’avait pas vu qu’il ne la voyait plus, mais il la voit à présent. Et puis il y a ce chien qu’ils ont pris avec eux, depuis longtemps déjà, ce chien qui prend tant de place…  Mais Pauline parle à son tour. Ils essaient de démêler entre eux une sorte d’indémêlable dont les thèmes les plus imagés (le chien, l’ami « européen » auquel ils doivent rendre visite, l’embarcadère du bateau qui doit traverser le lac pour leur permettre d’aller voir le dit ami européen, le café qu’ils versent dans la tasse, les billets pour le bateau, le chien qui a disparu, etc.) font sourire et parfois rire.

Sur cet espace scénique quadri-frontal, les déplacements de Rodolphe Congé sont amenés à se répartir savamment de façon à ce qu’aucun des quatre groupes de spectateurs ne se sente abandonné du fait qu'un comédien leur tourne parfois le dos. Cette chorégraphie implicite est imperceptible parce qu’elle est polarisée par la présence de Pauline, et ceci d’autant mieux que cette Pauline est jouée tour à tour par deux comédiennes différentes (Catherine Jabot et Nathalie Pivain). L’une sortant par un angle, l’autre reprenant la parole par un autre, Paul se retourne ou se déplace en fonction de ces entrées et sorties et c’est sans aucun artifice ni lourdeur que les comédiens partagent leur jeu avec les quatre publics.

 

 

La double incarnation de Pauline pourrait signifier chez Paul un dédoublement optique et l’on pourrait croire qu’il souffre d’hallucinations ou bien qu’il se promène dans une évocation onirique. Mais les comédiennes n’ont rien de spectral ; elles ne surgissent pas de la fumée. Au contraire, elles ont un caractère réaliste et leur masque est peu travaillé, comme si l’une comme l’autre ne voulait montrer d’elle-même qu’une simple et très prosaïque Pauline, une femme ordinaire.

Cependant, ils sont bien coopératifs, tous deux (tous trois). C'est merveille de voir comme ils s’entendent à rebondir sur la première idée qui les traverse : toutes sortes de choses concrètes qui leur servent immédiatement à faire quelques pas et à ménager quelques reflets et des clartés dans le confus de l’existence. Comme de mettre des chaussettes avant d'aller faire un tour ou, tout aussi bien, de s'enrouler les doigts de scotch pour se munir d'un pistolet fictif, afin de suivre l'idée toute bête d'embarquer sur le bateau sans payer, tout cela ou autre chose dans un semblant d’œuvre et de destin – ce genre de formes prosaïques dont nous relevons dans l’indémêlable tissu du quotidien, où l'absurde, pour celui qui sait y regarder, comme Ionesco, affleure sans cesse.

Ils sont désarmants car ils nous ressemblent : nos grandes difficultés se réduisent, à l’épreuve de notre relation à l’autre, à quelques formes qu’il faut observer, petites, concrètes, qu’on articule les unes aux autres. Cet indémêlable finit par se nourrir de lui-même, il s’élabore dans le dialogue, il prend corps comme un tableau nabis compose les couleurs et il projette, aux yeux des spectateurs, ses fusées imaginaires dans les circulations scénographiques aménagées pour les recueillir.

 

Faux semblants poétiques

On ne sait pas de quoi exactement tout cela est le symptôme. S’agit-il de la séparation de Paul et de Pauline ? Est-ce là l’enjeu ou le destin qui serait à l’horizon de cette construction presque onirique qui les relie encore comme un fragile et précieux poème amoureux ? Ou bien serait-ce la mort qui les menace ? La mort de l’un d’entre eux et la chronique annoncée de l’enfer de l’autre ? Au fond rien de cela n’a d’importance, car l’intérêt du texte, qui devient aussi l’intention même des personnages, est de rester à la surface des choses. Ils ont tous deux cette bienveillance l’un à l’égard de l’autre qui consiste à exprimer leurs idées simples dans des mots qu’ils prennent au mot et dont ils discutent avec cette sensibilité qu’ont les eaux de surfaces à se rider et s’iriser sous le vent et la lumière.

Le dénouement, dans le final de cette œuvre à tendance musicale, renvoie enfin à du sens, dans la mesure où, lors de ce dénouement, les personnages décident de conclure ce qu’ils sont et où ils vont.

Mais, encore une fois, la bienveillance de Paul à l’égard de Pauline et celle de Pauline à l’égard de Paul font que le jugement, la sanction de la fin de la pièce (et donc le sacrifice fait à la nécessité de la fable, qui veut que la pièce se termine en délivrant du sens) glisse sur eux sans les atteindre, bien qu’ils aient prononcé ce jugement, cette sanction, et qu’ils l'aient assumé.

La pièce est donc finie. Mais on les voit reparaître. Il fait bleu. Ils ont fait entrer le sens par la porte mais ils sont ressortis eux-mêmes par la fenêtre et ils continuent, sur le pont du bateau, dans le bleu des cieux et des eaux, à converser aimablement.

 

Je pars deux fois, de Nicolas Doutey, mis en scène par Sébastien Derrey, avec Rodolphe Congé, Catherine Jabot, Nathalie Pivain,  au théâtre de l'Echangeur, Bagnolet, du 12 au 20 février 2019.

Le texte de Nicolas Doutey est édité chez Théâtre Ouvert.

Les 11 et 12 octobre 2019 à RAMDAM, UN CENTRE D'ART, Sainte-foy-lès-Lyon

Les 17 et 18 octobre 2019 à La Fonderie, Théâtre du Radeau, Le Mans

 

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