Nicolas Colin démontre que pour réussir la transition numérique, il est indispensable de refonder et d’étendre la protection sociale.

Nous sommes en train de passer de l’âge du pétrole, de l’automobile et de la production de masse à celui du numérique et des réseaux. Cette transition est difficile, agitée et socialement douloureuse. Nicolas Colin, acteur et fin connaisseur de l’économie numérique et du monde des start-up, porte un regard lucide sur les conséquences du changement de paradigme technologique et social que nous vivons — et que subissent les moins préparés d’entre nous. Dans Hedge, il démontre que pour retrouver une prospérité apaisée, il faut changer nos institutions, et notamment notre système de protection sociale.

 

Les révoltés de la Bay Area

Depuis trois ans, on assiste à des réactions très négatives vis-à-vis des tech companies, de la startup à la très grande entreprise technologique. Né à San Francisco et dans la Silicon Valley, ce mouvement de tech backlash s’est répandu avec plus ou moins de virulence dans plusieurs régions des États-Unis et a gagné l’Europe. En France, pendant des semaines, les laissés pour compte de la mondialisation ont exprimé une grande agressivité envers la Start-up Nation que construisent les entrepreneurs du futur.

On connaît les causes de ce tech backlash : une angoisse face à l’économie numérique triomphante, que nombre de nos concitoyens, y compris des dirigeants de PME, ont du mal à comprendre. Cette crainte du monde en émergence provoque une exaspération vis-à-vis de ses figures emblématiques, les startuppers, développeurs et capital-risqueurs. Au cœur du système, en Californie, dans la Bay Area, l’acrimonie a d’évidentes raisons locales : le renchérissement du coût de la vie et la dramatique crise du logement provoquée par l’afflux d’ingénieurs, d’informaticiens et autres personnels hautement qualifiés que se disputent les tech companies de la Silicon Valley.

Nicolas Colin analyse depuis longtemps le changement de paradigme technico-économique qui est à l’origine de ces difficultés. Hedge est en quelque sorte la suite de L’Âge de la multitude, co-écrit avec Henri Verdier en 2012 (éd. Armand Colin), dans lequel les deux amis donnaient des clefs pour comprendre la transition numérique. Six ans plus tard, Nicolas Colin explique comment vont se recomposer les façons de produire et de consommer, et les lourdes conséquences qu’a sur nos modes de vie la transition entre le paradigme déclinant — dans lequel nous sommes encore — et celui qui commence à s’imposer.

 

Des vagues d’innovation de Marc Giget aux révolutions technologiques de Carlota Perez

Les progrès révolutionnaires sont toujours dus à l’innovation technologique. Marc Giget, le spécialiste français de l’innovation, a montré comment se produisent les changements de paradigme. Pendant des siècles, les savoirs et les inventions s’accumulent sans entraîner de changement radical. Puis survient une innovation transverse à la quasi-totalité des secteurs, qui réalise une « synthèse créative » de toutes les connaissances et de tous les progrès partiels engrangés au fil du temps. Au milieu du XVe siècle, l’imprimerie (combinaison de la presse à imprimer, du papier et des caractères mobiles en métal) a été ce catalyseur, permettant la grande vague d’innovations de la Renaissance. À la Belle Époque, au début du XXe siècle, c’est l’électricité qui a joué ce rôle, et depuis près de cinquante ans nous vivons le même phénomène avec le numérique.

Pour expliquer la transition entre deux âges, Nicolas Colin s’appuie sur une lecture de l’innovation proposée par Carlota Perez dans Technological Revolutions and Financial Capital : The Dynamics of Bubbles and Golden Ages (éd. Edward Elgar, 2002). Les analyses de l’économiste vénézuélienne sont proches de celle de Marc Giget, mais avec des périodes entre deux révolutions technologiques plus courtes que celles du Français. Elle part de la mise en service, en 1771, de la machine à filer de Richard Awkright, qui nous a fait entrer dans l’âge de la mécanisation et de la révolution industrielle (chaque date est symbolique : c’est celle d’un événement qui marque à la fois l’émergence d’une vague et le début du déclin de la précédente). La deuxième vague est celle de la vapeur et des chemins de fer, marquée en 1829 par le triomphe de la Rocket, la locomotive de Robert Stevenson. La troisième est celle de l’acier, de l’électricité et de l’industrie lourde, avec l’ouverture, en 1875, de l’usine Carnegie-Bessemer à Pittsburgh. La quatrième, dans laquelle nous nous trouvons encore, est celle du pétrole, de l’automobile et de la production de masse, inaugurée en 1908 par la sortie de la « modèle T » de l’usine Ford à Detroit. Enfin, la cinquième est celle de l’information et des télécommunications. Nous y sommes entrés en novembre 1971 avec la mise sur le marché par Intel de son microprocesseur. Nicolas Colin rebaptise cette dernière vague « l’âge de l’informatisation omniprésente et des réseaux » ou, pour faire court, mais aussi pour souligner sa caractéristique la plus importante, socialement parlant, « l’âge entrepreneurial ».

Chaque vague voit s’enchaîner cinq phases. La première est l’apparition d’une innovation décisive (celle qui permet la « synthèse créative » chère à Marc Giget), à un moment où le système techno-économique en place donne des signes de déclin. Cette coïncidence provoque un changement de paradigme technico-économique qui offre d’importantes opportunités d’investissement. Cet afflux d’argent et ce regain d’activité apportent une prospérité provisoire, mais provoquent une bulle qui cause des dégâts dans l’économie et ruine quelques spéculateurs lorsqu’elle éclate. Il s’ensuit une crise plus ou moins grave du système financier, mais la bulle est finalement féconde car les investissements surdimensionnés permis par la spéculation seront utiles par la suite.  L’implosion de la bulle, la crise et la récession qui s’ensuivent « purgent » le marché financier, et les acteurs économiques rescapés profitent d’une période de prospérité stable. Au fil des décennies, les innovations de rupture s’accumulent, le système en place vient à maturité, puis décline lorsqu’une nouvelle vague se profile.

 

Des transitions socialement difficiles

Ce schéma, dans lequel nous reconnaissons des épisodes que nous avons vécus depuis la fin des années 1990, montre que la nouvelle vague ne remplace pas instantanément l’ancienne. Crises et tensions sont inévitables, le passage d’un système productif à un autre ayant des conséquences sur la nature et la localisation des emplois, la répartition des richesses et les conditions de vie des populations. On voit qu’avec l’émergence de l’âge entrepreneurial et le déclin de celui de l’automobile et de la production de masse, des métiers disparaissent, d’autres apparaissent, et aucun secteur économique ou culturel n’est épargné.

Les emplois offerts dans le nouvel âge ne sont pas ceux que le déclin de l’ancien libère, ce qui rend les reconversions problématiques. Les entreprises technologiques ont besoin d’ingénieurs, d’informaticiens, de développeurs, tous hautement qualifiés et capables de s’adapter rapidement aux innovations. Ces nomades ont des besoins qui provoquent une demande de main-d’œuvre dans l’artisanat et les services de proximité : santé, sûreté, hébergement, restauration, soins aux enfants et aux personnes âgées. Des emplois majoritairement féminins, pas très bien payés, avec des horaires souvent atypiques, occupés par des sédentaires (par opposition aux nomades) constituant une « classe de service » à propos de laquelle, aux États-Unis, Richard Florida lançait récemment un appel angoissé : « Nous avons désespérément besoin de trouver comment peuvent vivre correctement les 70 millions de membres de la service class multiraciale et mal payée. Pour y parvenir, il faut un nouveau pacte social ». Un « nouveau pacte social » : c’est la traduction que donne Nicolas Colin du sous-titre de Hedge (A Greater Safety Net).

Lorsque le paradigme technico-économique change, les lieux de travail aussi. Ce fut le cas avec les révolutions industrielles, c’est à nouveau le cas avec la révolution numérique. Les entreprises high tech et leurs fournisseurs sont situés dans les grandes agglomérations, et les sociétés de services s’installent à proximité. Les employés sédentaires doivent suivre, se loger dans la ville dense, alors que l’âge de l’automobile était pour eux celui des maisons individuelles dans les périphéries. Une mutation difficile, comme nous l’avons vu avec le mouvement dit « des gilets jaunes ».

 

Nomades et sédentaires face à l’instabilité

Pour assurer sans trop de casse sociale la transition vers l’âge entrepreneurial, Nicolas Colin plaide pour la création d’un Greater Safety Net, un filet de sécurité tenant compte du fait que le marché du travail offre les meilleurs emplois aux nomades et déstabilise les sédentaires. Aux plus beaux jours de l’âge de l’automobile et de la production de masse, ces derniers trouvaient des emplois correctement rémunérés avec des contrats stables. Ils n’étaient confrontés que par accident à l’instabilité. Dans le nouvel âge, la stabilité n’est plus garantie.

Cela n’effraie pas les nomades, qui savent qu’ils devront leur vie durant se former à de nouveaux métiers, changer d’emploi, de ville ou de pays. Mais pour toutes les entreprises — même les sociétés de services — l’innovation est devenue une obligation, une course permanente dans laquelle celle qui ralentit périclite et celle qui s’arrête est morte. Les métiers changent, les embauches, les licenciements et les reconversions suivent le rythme des créations, des rachats et des fermetures d’établissements.

Rien n’arrêtera les avancées technologiques, mais les dégâts qu’elles causeront seront énormes si l’on ne construit pas le cadre institutionnel idoine, ce que le numérique facilite.

 

Un nouveau pacte social

Il n’est plus possible d’organiser la protection sociale comme au début des années 1970. Le « filet de sécurité » doit être à la mesure de la gig economy, cette économie de l’intermittence dans laquelle se meuvent de plus en plus d’individus. Pour eux, leurs familles et l’économie tout entière, il faut maintenir leur capacité à rebondir et à conserver un niveau de vie acceptable malgré les inévitables péripéties et accidents de la vie.

Ce « nouveau pacte social » doit couvrir les risques classiques (maladie, vieillesse et chômage), qui prendront des formes nouvelles. Dans un monde devenu instable, cette couverture doit être un facteur de stabilité, en permettant au ménage en difficulté passagère de consommer à peu près normalement, de rembourser ses emprunts et de se préparer à rebondir. De plus, disposer d’un filet de sécurité efficace permet de moins craindre les échecs et autorise à prendre plus de risques, donc à innover sans crainte, un atout pour la société.

Le système bancaire, indispensable aux ménages, doit lui aussi s’adapter à l’instabilité structurelle, à l’intermittence et aux déplacements en facilitant notamment les opérations immobilières pour qu’elles ne soient plus des obstacles à la mobilité.

 

Qui doit organiser et gérer ce « grand filet de sécurité » ?

La gestion de la protection sociale par l’État providence est lourde et complexe. La révolution numérique fournit des moyens pour augmenter son efficience, à condition que l’État et les entreprises coopèrent pour organiser ce Greater safety net.

L’État est bien placé pour gérer un système d’assurance dont l’efficacité croît avec la taille. Il peut mieux faire en se saisissant des outils numériques, en innovant et en expérimentant. Nicolas Colin plaide pour un « government as a platform », une voie dans laquelle l’administration française est déjà engagée. Le logement, pour lequel des réformes foncières profondes sont indispensables, nécessite également l’intervention du législateur et du régulateur.

De leur côté, les entreprises doivent comprendre qu’une protection sociale généreuse et bien gérée est un atout pour le bon fonctionnement de l’économie. Elles doivent y participer avec leurs ressources technologiques, et en négociant avec les syndicats l’adaptation fine des principes au niveau local.

 

Hedge, une vision transatlantique

Traitant un problème qui est encore plus crucial aux États-Unis qu’en Europe, Nicolas Colin a écrit son livre en pensant à ses lecteurs de la Silicon Valley, réfractaires à l’État providence et marqués par l’individualisme, voire le libertarianisme. Pour mieux les convaincre, il prend nombre de ses exemples dans l’histoire économique et sociale américaine, ce qui peut gêner le lecteur européen. C’est également pour cette raison qu’il a choisi d’écrire en anglais. Il faut néanmoins le lire, en attendant une probable version française.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr

- Thomas Vroylandt, Les pouvoirs du numérique, 2018

- Daniel Bougnoux, La révolution numérique, une affaire de jeunes ?, 2013

- Patrice Carré, L'empire du numérique, 2012

- Philippe Aigrain, Le numérique : une nouvelle manière de faire société ?, 2011