Un recueil posthume d'articles importants du grand historien, islamologue et philosophe Mohammed Arkoun pour repenser l'Islam.

Dans ce recueil, on peut lire des articles écrits relativement tardivement par Mohammed Arkoun et qui présentent la triple qualité de rappeler quelques-uns des acquis de son œuvre, de proposer des pistes et exigences méthodologiques pour approfondir l’étude de l’Islam et de mettre en lumière – ce qui semble plus rare dans le reste de son œuvre – la considération et la qualification du rapport par certains à l’Islam contemporain.

 

Des outils conceptuels qui ont fait leur preuve

Parmi les différents outils conceptuels qu’a apportés M. Arkoun à l’étude de l’Islam et qui sont rappelés dans ce livre, on peut en évoquer plusieurs qui s’avèrent fort pertinents. Mentionnons d’abord le questionnement de la pensée et du discours musulman à partir de son épistémè. Pour M. Arkoun, il s’agit de découvrir et d’analyser les postulats implicites du discours pour en valider l’épistémologie. M. Arkoun pose la question des régimes de vérité dans l’Islam (et ailleurs)   . Par exemple, l’idée d’un « problème de Dieu » est impensable dans l’Islam. Puisque, en effet, Dieu ne peut pas être considéré comme problématique, il est parfaitement connu par le Coran (car l’homme ne peut qu’intérioriser/méditer ce que Dieu dit de lui dans le Coran), ses attributs ne sont pas analysés, mais récités comme des noms de Dieu. Mais ils ne sont pas pris comme sujet d’investigation intellectuelle. Ce qui ne laisse pas d’être tout à fait dommageable.

Tout aussi importante est la distinction capitale établie par M. Arkoun entre le pensable et l’impensable : l’Islam divise l’espace de pensée en deux domaines : l’impensable et le pensable. Les deux concepts sont d’abord historiques et non philosophiques. Le domaine respectif de chacun d’eux change à travers l’histoire et varie d’un groupe social à un autre. Par exemple, les problèmes relatifs à la constitution des paroles coraniques en un Coran écrit officiel devinrent de plus en plus impensables sous la pression officielle du califat car le Coran avait été utilisé depuis le commencement de l’Etat islamique comme instrument pour légitimer le pouvoir politique et unifier l’ouma. Autre exemple : un pensable est transformé en impensable par la décision idéologique du groupe politico-religieux dominant. Les mu’tazilites s’efforcent de rendre pensable la question du discours créé de Dieu, mais au Ve siècle de l’Hégire, le Calife Al-Qâdir bi-Llâh rend cette question impensable en imposant le dogme du Coran incréé comme seul « orthodoxe ». L’historicité est impensable pour l’Islam, qui pense l’intelligibilité du message coranique indépendamment des conditions socio-historiques.

Riche d’implications, la réflexion sur le discours sur la foi désolidarise la foi de l’intimité individuelle qui confine à l’indicible et la livre à ses conditions socio-historiques de production. M. Arkoun écrit ainsi : « Le discours comme formulation idéologique des réalités telles qu’elles sont perçues et utilisées par différents groupes concurrents intervient préalablement à la foi. La foi est façonnée, exprimée et actualisée dans et à travers le discours. Inversement, la foi, après qu’elle a pris forme et s’est enracinée à travers le discours religieux, politique et scientifique, impose sa propre direction et ses postulats aux discours et aux comportements ultérieurs (individuels et collectifs). (…) La foi est la cristallisation d’images, de représentations et d’idées partagées communément par chaque groupe engagé dans la même expérience historique. C’est plus que la relation personnelle à des croyances religieuses ; mais elle prétend à une dimension spirituelle ou métaphysique pour donner une signification transcendante aux valeurs politiques, sociales, éthiques et esthétiques auxquelles se réfère tout individu à l’intérieur de tout groupe social, ou communauté, unifié »   .
 

Une œuvre à caractère programmatique

Au début du livre, l’éditeur souligne le « caractère programmatique » de l’œuvre d’Arkoun. Et en effet, M. Arkoun n’aura eu de cesse d’inviter et d’exhorter à une étude de l’Islam dans une direction particulière, qui, si elle n’est pas la seule à être légitime, permettrait de rectifier, de corriger et d’amender les lectures des orientalistes comme celles des fondamentalistes. Aussi vise-t-il à considérer, en particulier à propos de l’Islam, l’histoire comme « une anthropologie du passé et pas seulement comme un compte-rendu narratif des faits »   . Cela impliquerait d’insister sur l’approche sociologique, anthropologique et historique, non pas, bien sûr, pour nier l’importance des approches théologiques et philosophiques, mais « pour les enrichir en y faisant pénétrer les conditions historiques et sociales concrètes dans lesquelles l’Islam a été pratiqué »   . En effet l’Islam n’est pas qu’une théologie : c’est aussi un système de croyances relié à une existence vécue matérielle qui évolue en fonction des époques. Ce n’est pas une essence, non plus. Mais une coordination de pratiques et de croyances tributaires de conditions sociales et historiques particulières. Expérience fondamentale : celle du Coran : reçu comme révélation et de là un processus historique à travers lequel un groupe social (les croyants) a émergé et dominé d’autres groupes : les incroyants, les infidèles, les polythéistes, etc.

Pour rendre légitime une analyse de l’Islam, il ne faut pas tout confondre et, en particulier, bien distinguer la dimension mythique d’une tradition religieuse liée aux cultures orales et les fonctions d’idéologie officielle de la religion : ce que l’imaginaire populaire tire de la vie en Islam et le message idéologique que les représentants officiels et autorisés de cette religion lui attribuent sont à bien distinguer. On pourrait ainsi soutenir que l’Islam peut être perçu comme invitant à une certaine libération (par exemple des réseaux claniques) tout en étant aussi et en même temps un outil de domination aux mains des hauts dignitaires islamiques. De même, il faut se garder d’une tendance constante de l’Islam à poser comme idéal la première communauté fondatrice, à la mort du prophète. Car, de fait, dans l’Islam, quelle que soit l’époque, il s’agit toujours, pour se guider, de regarder en arrière vers l’époque où la vérité fut formulée et implantée, même si, d’un point de vue historique, on ne sait pas grand-chose de cette première communauté, plus rêvée que connue   .

Pour progresser dans notre connaissance de l’Islam, il ne faut pas le réduire à ce que pourrait en discerner la raison, érigée par l’Occident en norme de la connaissance légitime. Il faut faire la part aux autres moyens d’appréhender le phénomène qu’incarne l’Islam, et ainsi faire droit au logos comme au mythos, au symbole comme au concept, à l’imaginaire social collectif mis en lumière par l’anthropologie. En effet, le manque d’attention accordée à l’imaginaire social réduit l’Islam à une lecture du Coran. Or, il existe plusieurs lectures possibles et historiquement menées. De plus et surtout, cet imaginaire social est structuré aussi par des représentations et des croyances empruntées aux cultures qui ont précédé l’Islam. « Dans toutes les sociétés islamiques, il existe deux niveaux de traditions – le niveau archaïque le plus profond qui renvoie à la jâhiliyya   de chaque société et le niveau plus récent représenté par les croyances, normes et pratiques islamiques telles qu’elles ont été développées depuis la fondation de l’Etat musulman »   .
 

Un état des lieux de l’Islam contemporain

Certes, il faut la profondeur du champ historique pour dégager ce qu’est l’Islam et ce qu’il a été des étiquettes dont on l’a affublé à toutes les époques. Mais M. Arkoun s’intéresse aussi à l’usage qu’on fait aujourd’hui de l’Islam. L’Islam d’aujourd’hui, note-t-il, est tiraillé « entre les évocations apologétiques et nostalgiques de l’“âge d’or” de l’islam classique et la littérature d’aujourd’hui à dominante mytho-idéologique, en ce sens qu’elle ne se donne pas les moyens de différencier la connaissance mythique fondée sur le croire et les représentations de l’imaginaire d’une part, la connaissance critique élaborée avec les sciences de l’homme et de la société d’autre part »   . Il est difficile aux musulmans d’aujourd’hui de renoncer à ce qu’on leur a toujours raconté sur l’Islam, aux histoires sur l’Islam, de quitter cette confortable illusion au sens freudien, parce qu’il ne reste plus que ce que disent les historiens avec leur sèche Histoire de l’Islam, dénué de tout réconfort. Aujourd’hui, avec la désintégration des codes traditionnels, plusieurs groupes rivalisent dans leur discours sur l’Islam : ceux qui se contentent de lire objectivement l’histoire de l’Islam et de le penser selon les catégories de la raison occidentale (la parole et la pensée religieuses savantes qui s’accordent avec les élites et qui parlent de superstition, magie et archaïsmes, à l’opposé d’une religion orthodoxe qu’ils prétendent incarner) et ceux qui restent ou s’enfoncent dans le dogmatisme   et le traditionalisme le plus ancestral – ou revendiqué comme tel.

M. Arkoun distingue également trois nouvelles fonctions de l’Islam contemporain : il sert soit de refuge pour les exclus (démunis, chômeurs, jeunes frustrés), soit de repaire « pour les activistes politiques qui canalisent les diverses révoltes en invoquant la foi et la loi “religieuse” tout en vidant ces termes de leurs dimensions spirituelles et éthiques, et potentiellement humanistes »   , soit de tremplin pour les manipulateurs qui s’appuient sur lui pour justifier leurs combats et leurs causes qu’on qualifie de politico-religieuses, mais qui en réalité sont mues par l’appât du pouvoir. Et cela s’explique en partie par le débat politique actuel et ce que M. Arkoun dénonce comme des « manipulations politiques des imaginaires pour gagner l’adhésion immédiate, irréfléchie des citoyens sans cesse sollicités sur des problèmes de société particulièrement complexes comme l’homosexualité, le mariage gay, l’adoption d’enfants, les mères porteuses (…) On sollicite les passions, les désirs les plus incontrôlables, alors que la culture scientifique est si inégalement diffusée. »   .

Comme à son habitude, la pensée de M. Arkoun ne se contente pas de répondre aux questions qu’il se pose ; elle fait le tour des obstacles à une réponse trop claire, trop partielle ou trop définitive et esquisse, à grands traits conceptuels, les moyens par lesquels il serait légitime d’enquêter, à nouveaux frais, sur les problèmes