L'art contemporain interroge l’hybridation des formes, des médiums et des techniques. Cet ouvrage en étudie les oeuvres à partir des références à la mort, au sexe et à l’hybridation.

La lapine luminescente d’Eduardo Kac, l’oreille que Stelarc se fait greffer sur le bras, l’inoculation de sang de cheval à Marion Laval-Jantet… Plusieurs œuvres d’arts récentes ont contribué à rendre publiques les interrogations des artistes, comme des scientifiques, concernant les hybridations entre hommes, bêtes et technologies. Si l’on s’en tient aux artistes, certains vont désormais plus loin : jusqu’à « l’abject », souligne le préfacier de l’ouvrage, Bruno Nassim Aboudrar. Dans une performance, Zhu Yu, membre du collectif d’artistes Cadavre, mange un nourrisson mort-né ; John Duncan viole la dépouille d’une prostituée assassinée, achetée « soi-disant » (ajoute Aboudrar) à Tijuana. C’est évidemment une entrée en matière qui met tout le propos de Camille Prunet   en tension, donnant un motif sérieux d’explorer cet univers du bio-art.

S’il ne fait pas de doute que cet ouvrage se centre sur les arts, il se présente surtout sous la forme d’un feuilletage, d’une superposition d’analyses et de réflexions : partant de la description de pratiques artistiques récentes, elles se déploient en une deuxième strate plus historique, portant sur la genèse artistique de telles problématiques, puis elle développe une élaboration spécifique des rapports entre Arts et Sciences. D’un bout à l’autre, elle suit le fil conducteur de la pensée philosophique de la mort, du sexe et de l’hybridation.

Il ne suffit donc pas de constater ce que font les uns ou les autres, sous prétexte d’art et de science, par intérêt mutuel, par estime réciproque, par exaltation admirative ou par enthousiasme positiviste et caution morale. L’objectif que se fixe l’auteure est d’interroger ces recherches à dimension anthropologique, biologique, philosophique… dans lesquelles des éléments vivants sont incorporés dans l’œuvre et, par ce biais, les sciences dans l’art, soulignant une difficulté à définir, délimiter, ce qui ressort d’une discipline ou d’un statut donné.

 

Mort

Relevons d’abord la cohérence du plan de l’ouvrage relativement aux objets analysés. Elle mérite d’autant plus qu’on s’y attarde que d’autres ouvrages sur le même thème procèdent à d’autres considérations, notamment Art et technosciences, Bioart et neuroesthétique, de Marc Jimenez (Klincksieck, 2016). Si l’auteure distribue sa réflexion entre trois moments – mort, sexe, hybridation –, c’est que ces moments de la vie ne cessent de subir, de nos jours, des déplacements (dans leur conception comme dans leur fonctionnement concret). Certes, on ne peut parler de mort sans parler du sexe qui pallie la mort (pour s’en tenir au versant de la procréation) : en l’espèce, pallier la mort revient aussi à la promettre, tout en favorisant des hybridations – y compris avec les cyborg qui posent d’ailleurs des questions supplémentaires, puisqu’ils ne pratiquent pas la reproduction, comme le théorise avec pertinence une chercheuse comme Donna Haraway.

Les œuvres étudiées – dont celles d’ORLAN et de Wim Delvoye, qui s’ajoutent aux précédentes – ouvrent ensemble un questionnement esthétique sur la façon dont les biotechniques modifient la représentation des êtres vivants (animaux, végétaux, humains) et perturbent le régime classique de l’image qui vaut comme représentation, et nous apprennent à nous extraire d’une logique anthropocentrique.

Au profit de quoi ? Prunet commence par évoquer le transhumanisme, dont elle nous propose un tour autour de la fin d’une certaine conception de l’humain et de la suprématie humaine. Par cet examen, elle revient aux pratiques des artistes, sur ce fil de l’art et de la mort, non pas au sens traditionnel (les « natures mortes », les « memento mori », etc.), mais au sens des biotechnologies et de la survie de l’humanité. ORLAN, par exemple, dénonce l’obsolescence du corps humain. Par fait de techniques, ce corps est dépassé, si on le rapporte à la nature. L’artiste intègre alors la chirurgie plastique à son œuvre, en l’exerçant sur elle-même, ce qui revient à interroger le corps et à l’utiliser comme matériau. Elle lutte ainsi contre l’idée d’innéité, de programmation naturelle. Elle construit ou se construit comme un corps à remodeler sans cesse, avant de proposer aussi son corps à un musée après sa mort. De ce fait, la mort est symboliquement repoussée par l’artiste (sous forme d’un corps momifié, « artistisé », dans un musée). De surcroît, l’artiste utilise les objets et éléments organiques issus du bloc opératoire pour produire des objets liés à sa performance. Avec la graisse extraite de sa chair et les gazes médicales imbibées de son sang, elle a créé des reliquaires et des saints suaires.

Considérera-t-on ces gestes comme des recours technologiques émancipant les humains des carcans classiques ? Bien sûr, ce que les artistes désignent ici comme corps obsolescent est sujet à discussion – ce que l’ouvrage assume en proposant autant de description que d’analyse. Ces artistes conservent le corps, en envisageant son renouvellement par l’usage de nouvelles technologies permettant de l’étendre ou de le fortifier, au lieu de le rejeter.

En conclusion de ce premier parcours, Prunet interroge ainsi cette « mort esquivée » qui se traduit par une combinaison de deux sources de représentation de la mort : l’iconographie religieuse et l’imagerie scientifique. Le traitement artistique contemporain de la figure de la mort insiste sur une non-finitude. Et elle affirme que « les procédés utilisés marquent notamment un état d’impermanence et de réversibilité ».

 

Sexe

De là, il est désormais possible de transiter vers la question du sexe. Prunet évoque les plastinations de von Hagens, telles qu’on les a vues circuler en Europe. Mais il n’est pas certain que cette dernière démarche relève de la même perspective. Pas plus que celle de Joseph Beuys ne colle complétement à elle. Plusieurs pages lui sont consacrées, surtout autour de l’œuvre Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort : un échange sensible conçu sur des codes différents, à la recherche d’une spontanéité éteinte par les contraintes de la civilisation. Ici la réflexion s’éloigne de la dissertation nécessaire sur la biologie et la mort, pour entrer dans le problème de la sexualité qui ne peut se contenter de données biologiques. La procréation ne relève pas uniquement de techniques, le clonage non plus, pas plus que les rapports de la sexualité, du sexe et du genre.

Beaucoup ont tout de même déjà rencontré des artistes qui, depuis le début du XX° siècle, ont souligné les passages possibles entre féminin et masculin, par le travestissement, le déguisement… On pense notamment à Marcel Duchamp, en passant par Rrose Sélavy, Cindy Sherman ou Claude Cahun. ORLAN peut aussi revenir en ce point : « Je suis « un » femme, je suis « une » homme », dit-elle, en s’attaquant aux normes de la féminité pour déconstruire les genres, avec d’autres artistes de sa génération (Valie Export entre autres). Mais ces questions dépassent ces exemples. Il faut revenir brièvement sur les Cyborgs : référence de la littérature et du cinéma, ce sont bien des humains augmentés, mi-humains, mi-machines. À quoi s’ajoute que le cyborg est un parfait exemple d’asexualité. Donna Haraway, citée à ce propos, complète la réflexion sur ce plan. La cyborisation de l’humain par les technologies de la communication et les biotechnologies donne à penser la vie comme une programmation informatique couplée avec un fonctionnement organique. Mais le cyborg est pris entre le conflit avec l’humain et des valeurs humanistes. Et Prunet décrit fort bien les raisons de s’intéresser à cet aspect des propositions des artistes.

Art Orienté objet – un collectif don le nom inspiré de l’expression informatique : « programmation orientée objet » – aborde une autre question, en droite ligne des problèmes posés par le sida. Le groupe d’artistes propose par exemple une série de films portant, apparemment, sur des scènes érotiques. Plutôt que d’aborder frontalement cette question délicate, ils ont fait le choix de l’évoquer de façon détournée par les changements que la déficience immunitaire introduit dans la sexualité. La description de l’œuvre rend bien compte des perspectives de la contamination. Perspective compliquée du fait des expérimentations animales nécessaires afin de faire progresser la recherche sur le virus. Certes, il est bien nécessaire de dénoncer l’utilisation de l’animal comme ressource utile, mais il est non moins nécessaire de faire des essais au-delà des solutions apportées par les modélisations techniques, pourtant de plus en plus développées.

Cette partie de l’ouvrage, aussi riche que la première, propose néanmoins un commentaire moins développé. On trouve ici finalement plus de références illustratives de problèmes posés par l’approche du sexe, de la sexualité et de la mort, que d’interrogations d’artistes explicitées. La prise en compte des technologies d’imagerie médicale par Wim Delvoye peut sans doute dénoncer un monde médical qui fait du corps un objet de surveillance, mais alors il faut en commenter le trait d’humour. La présence du travail de Mona Hatoum dans cette partie est aussi décisive. Mais sa belle installation Corps étanger (1994) pouvait faire avancer le débat sur le bioart et la sexualité plus loin, notamment en donnant plus de poids au rapport au regard du spectateur, qui plonge alors son regard dans l’intimité corporelle de l’artiste. En revanche, le commentaire de Tapp und Tastkino de Valie Export est plus riche en enseignement. De même qu’on trouve ici des passages très stimulants concernant le rapport à la marchandisation du sexe et à la prostitution.

 

Hybridation

La curiosité revient avec force dans la troisième partie de l’ouvrage. Convient-il de penser l’hybridation comme une sorte de synthèse de la mort et du sexe ? « Hybridation » est un terme qui reflète, à l’heure de la mondialisation, les croisements engendrés par l’augmentation des communications à distance, des transports, des circulations diverses et des manipulations biologiques. Encore importe-t-il de distinguer l’hybridation de la reproduction et du croisement. Plus largement, chacun entend autour de soi émerger ce nouveau vocabulaire de : l’hybride, du métissage, de la créolisation, du syncrétisme, etc.

Afin de parcourir son terrain d’analyse avec rigueur, Prunet interroge l’œuvre de Beuys, en particulier Coyote, I like America and America likes me (1974). Interrogeant, entre autres, le potentiel de chacun à créer son propre travail artistique, Beuys ne cesse, en parallèle, d’en appeler à une nouvelle organisation sociale. De là le commentaire de Prunet, un peu en marge de l’œuvre citée, portant sur la notion de sculpture sociale chez cet artiste. Elle cite d’ailleurs aussi l’œuvre de Koubellis, Chevaux (1969), présentée dans une galerie de Rome.

Mais tout ceci ne constitue qu’une amorce du problème à poser. L’auteure insiste et précise plus avant : il faut revenir maintenant sur l’utilisation des végétaux, des animaux dans les œuvres d’art, mais aussi les nouvelles machines qui détournent les biotechnologies, afin d’ouvrir à d’autres formes de rapport au sein du monde vivant. Déjà Marion Laval-Jantet, citée plus haut, renvoie à l’idée de ressentir de l’intérieur la conscience animale. L’idée est de trouver dans le corps, par le fluide incorporé, un renouveau pour un retour à l’immanence de l’être humain. Les frontières entre l’humain et l’animal sont donc temporairement écartées pour permettre une communication par le sang. Dira-t-on confrontation à l’altérité ?

D’autres artistes s’intéressent aux recherches sur le cerveau. Jun Takita fait réaliser une copie conforme de son cerveau, en résine, à partir d’images par résonance magnétique, puis il recouvre cet objet d’une mousse transgénique à base d’algues. Néanmoins, parfois, le commentaire est trop court. Ici, par exemple, on hésite à la fois sur le statut de cette œuvre et sur le rapport à l’hybride. Ce qui est évidemment moins le cas du lapin Alba. Disons que ces pages reconstituent plus exactement une sorte d’histoire des projets plutôt qu’elles ne théorisent ce qui en sort.

Il reste que, plus généralement, la proposition d’une esthétique de l’hybride s’envisage comme une modalité d’appréhension de certaines œuvres. Les formes artistiques actuelles se modifient, c’est incontestable. Pour autant, les artistes semblent plus précisément privilégier un questionnement prospectif sur l’avenir de l’humain, sur ses façons d’interagir avec son milieu. On peut donc conclure un peu largement que l’utilisation du vivant dans les œuvres choisies pour rédiger cet ouvrage souligne les tensions, les incompréhensions, les espoirs et les peurs que font tour à tour naître les biotechnologies et le contrôle des processus vivants qu’elles induisent, traduisant l’idée qu’il y a en chacun de nous un technophile et un technophobe.