En songeant à la disparition du monde, P.-H. Castel convie le lecteur à plonger dans un scénario pré-apocalyptique bouleversant tous les formants de la nature humaine.

La fin des temps n’a jamais été aussi proche. Plutôt que d’en subir les effets annonciateurs, pouvons-vous essayer de les penser ? Pierre-Henri Castel, dans ce bref essai philosophique aux allures de récit mythologique, invite le lecteur à explorer un scénario apocalyptique sur une fin des temps possible.

Faisant suite à deux écrits d’importance publiés récemment, « La psychanalyse, la culture et le Mal qui vient »   et « La pulsion de mort vient du futur »   , cet essai prolonge une pensée qui s’interroge sur la fin, le mal, les pulsions de mort, la destruction. Si chacun peut envisager sans trop de mal, mais non sans angoisse – ou pour le moins sans inquiétude –, la fin de son existence propre, Castel nous invite à penser un futur proche où le déclin de l’humanité semble devoir s’imposer comme une issue inéluctable, sans pour autant être imminente. L’exploitation sans fin des ressources naturelles, la maltraitance que nos sociétés néolibérales imposent à l’infini aux corps et aux âmes poussées à une consommation effrénée d’objets à usage limité, les déplacements infiniment énergivores pour la jouissance du tourisme de masse, l’épuisement des ressources naturelles et alimentaires et leurs incidences sur des migrations écologiques forcées… Tous ces motifs (dont nous pourrions malheureusement continuer la liste à l’envi) semblent précipiter chaque jour un peu plus notre monde vers sa destruction radicale. Il ne s’agit pas de notre fin, il s’agit de « la » fin : la Fin Du Monde, nous dit Pierre-Henri Castel. Nous plongeons ainsi dans ce vécu pré-apocalyptique (le post-apocalyptique, constitué du néant, étant difficilement représentable) où l’auteur s’interroge sur ce que l’humain pourra produire, dans les temps précédent son déclin.

Notons que l’humain reste au cœur de ce scénario   : l’idée que le règne animal puisse être préservé est évacuée. Tout doit disparaître : toute forme de vie, animale ou végétale, s’efface derrière le vécu absolu d’un anéantissement proche. La proposition d’esquisser une pensée du Mal qui vient et des temps qui précéderont la fin du monde se situe dans une expérience purement humaine, et spécifiquement mentale. Quand les temps de la fin arriveront, quelles seront-donc les pensées des derniers hommes et des dernières femmes ? La plupart des scénarios de films ou de romans de science fiction fondent leur trame sur le temps d’après : le temps d’après la catastrophe qui détruit presque tout, mais laisse néanmoins quelques-uns survivre à l’expérience (c’est la condition nécessaire à la constitution d’un récit). À rebours de ces fictions sur l’après, Pierre-Henri Castel entend s’interroger sur les temps justes avant.

 

« Tout aura donc été vain »  

Castel nous fait explorer différents possibles : la vision nihiliste où l’existence même perdrait tout son sens, les existences au service d’un hédonisme irresponsable, ou encore le monde en déclin où les climatosceptiques et autres porteurs de pensées de déni règneraient en maître. Les fascismes intellectuels seraient alors à leur apogée. Mais pour envisager un tel futur, il nous faut déjà réussir à nous représenter « le Mal absolu ». Non pas le mal tel que nous le connaissons déjà, dans des formes accentuées du pire qui nous est accessible, mais un Mal vertigineux, qui n’aurait plus comme seule fonction de nous permettre d’identifier le bon et le bien. Un Mal sans limite, au-delà de tout entendement, cela fait-il encore partie de l’humain ? Castel nous accompagne donc pour tenter de produire « l’effort intellectuel nécessaire à dépasser ce seuil infernal »   . Car le Mal absolu, tel tout concept-limite, est impensable : on ne peut que le cauchemarder, ou le délirer, nous dit-il   . La pensée du Mal renvoie à « une pensée sans penseur »   , un pur concept ou le sujet s’absenterait, disparaîtrait, tant il convoque une « violence mentale insensée »   .

On peut difficilement ne pas se reconnaître dans ce scénario fictionnel ciselé de justesse, qui fait naître un sentiment de vacillement devant un univers qui semble presque déjà-vu : ce monde à l’agonie est finalement un monde connu et à peine transformé. Il ne s’agit pas ici des mondes que l’on visite dans les fictions cinématographiques ou littéraire des univers dits « post-apocalyptiques », mais simplement de notre univers du présent, dont les atrocités seraient poussées à leur plus haut degré. Sous ce regard, comment le politique conservateur radical, le trader ou le financier peuvent-ils encore considérer leur existence comme utile au monde et à l’humanité ? Cela ne peut alors avoir lieu sans postuler un investissement du mal comme fondateur de l’existence. Ou bien de reconnaître la capacité de certains sujets à supporter une vie centrée sur leurs seuls intérêts propres, excluant au prix d’on ne sait quel mécanisme de défense toute possibilité d’identification au reste du monde. Le monde du narcissisme absolu ne serait-il pas celui du mal absolu ? Ne penser qu’à soi ou à ses semblables, aux dépens de ceux qui ne nous ressemblent pas, n’est-ce pas là le fondement de toute pensée vieillissante, où le monde se réduit aux intérêts du moi (tout comme le nourrisson au début de la vie en fut l’acteur), aux intérêts de son petit « chez soi », de sa proximité immédiate ? Toute altérité, jeunesse, étrangeté culturelle, linguistique, toute diversité sexuelle, toute diversité de pensée panique d’effroi celui qui souffre de ce syndrome de la fin – de sa fin. Le déclin de l’humanité fait ici écho à celui de l’existence individuelle.

« Il faut avoir peur, très peur des temps d’avant la fin des temps »   , nous dit Castel. Si bien qu’il faut sans doute aussi s’inquiéter du présent, car si rien ne nous assure que la fin de la civilisation est proche, nous en percevons assurément déjà les premiers stigmates. L’inéluctabilité de la fin constitue déjà le commencement réel du processus d’annihilation.

 

Urgence de la fin

Le constat de Castel est sans appel : ceux qui participent de la fin des temps (par la pollution industrielle à grande échelle, etc.) en ont connaissance et agissent sciemment afin de maintenir, préserver et renforcer leurs privilèges   . Pour développer cette analyse des enjeux de pouvoir et d’abus, il aurait pu être utile d’explorer d’autres apports contemporains en sciences sociales, comme les études postcoloniales peuvent le proposer. L’analyse des oppressions systémiques des minorités – qu’elles soient ethniques, religieuses, sexuelles, etc. – constituerait en effet un pendant possible pour compléter cette réflexion, en l’ancrant un pas de plus dans le socius. Les logiques de domination agissantes au sein du monde invitent le lecteur à penser une philosophie aux enjeux politiques, bien que ces issues ne soient pas explorées dans l’ouvrage, qui reste sur la droite ligne d’un essai de philosophie morale   . Cette reconnaissance d’un déclin à échéance proche, selon l’auteur, ne peut qu’inviter à une accélération du processus, bousculant tous nos rapports à la temporalité : si la fin est proche, pressons-nous de profiter du peu qu’il nous reste ! Jouissons tant il est encore temps ! « Et il y a bien des gens à qui ce désespoir profite, tous ceux qu’une juste révolte pourrait menacer dans leurs privilèges et qui pourraient menacer que l’on mette fin à leur monde »   .

La note de fin inviterait ainsi à penser le besoin de mettre fin au monde de certains, au monde des abus et des excès, au monde des inégalités, et d’un système classiste qui est fermement entretenu aux fins de ne pas perdre les privilèges dont disposent les puissants. « Si nous souhaitons pour de bon préserver ce qui reste de nos capacités à jouir, à agir et à créer face à la malfaisance avérée, […] alors il n’est pas exclu que ce travail ne requière un recours froid, ferme, et réfléchi, à la violence »   .

 

Le bien qui vient

Une vie sans lendemain ne précipitera pas seulement l’humain dans un excès du Mal, mais viendra à modifier tout autant le Bien. Dans une existence sans perspective, comment envisager le Bien ? Conserverait-il encore son intérêt si nos rapports à la temporalité sont bouleversés voire abolis et que les conséquences de nos actes se voient remplacées par l’insouciance d’un non-destin, d’un impossible avenir ?

Les religions et la philosophie bouddhique ont, par le passé, à l’instar de certaines écoles philosophiques, tenté d’apporter des issues à ces impasses liées à nos responsabilités. Le karma   est sans doute une forme immanente de la responsabilité ou de l’imputabilité de nos actions à l’égard du Monde. Pour le dire autrement, si la condition d’existence de l’avenir est suspendue, alors le présent en vient naturellement à perdre ses assises existentielles, et risque de sombrer dans une facticité aux propriétés oniriques ou déréalisantes.

La conscience absolue de sa proche disparition produit un effet d’urgence aux destins parfois éminemment féconds (on peut par exemple penser à la force des écrits de Frantz Fanon). Mais penser notre seule disparition n’est pas du même ordre que de songer à la disparition du Monde. Ici, une angoisse d’infini, un sentiment d’être extrêmement insignifiant et minuscule face à l’univers et au cosmos, produit un effet d’écrasement, de trouble de notre perception même : notre existence en vient à être bien futile, comme éthérée, et nos minces victoires ou acquisitions perdent alors leur sens en même temps que leur valeur.

 

D’une violence l’autre

Le Kulturarbeit, le travail de culture, nécessiterait-il le recours à la violence ?   Dans Le déchainement du monde. Logiques nouvelles de la violence   , François Cusset analyse les différentes formes de violence, certaines émergeant comme un besoin nécessaire pour produire un changement social. La majeure partie – pour ne pas dire la totalité – des grandes évolutions sociales se sont produites sous l’effet de la violence. De l’abolition de l’esclavage aux révolutions citoyennes, la violence s’est bien souvent avérée nécessaire pour faire reconnaître l’existence des individus et la nécessité d’un meilleur accès à leurs droits. En face, la menace ressentie de voir vaciller un pouvoir vieillissant, fondé sur une mystification ou des abus séculiers, et qui a tout tenté pour éviter que l’égalité puisse véritablement voir le jour. Mais comment penser des violences éthiques, moralement acceptables ? Face à la « violence symbolique » de l’inégalité et des discriminations systémiques   , qui elles-mêmes produisent une violence quotidienne (qui vont des violences policières à la « violence des riches »   ) en passant par les violences juvéniles, mafieuses et idéologiques), comment des opprimés pourraient-ils faire valoir leurs droits sans un recours à une violence de vie ? La violence n’est-elle pas ce qui contient la vie comme son étymologie même nous l’apprend ?   Mais le mot « violence » est un piège, nous dit Cusset : il nous faut pouvoir nous débarrasser du mot pour penser une force de résistance, un déchaînement, « une capacité d’agir multiple, que rien n’empêchera de s’accroître »   .

 

En finir

Cet ouvrage pose plus d’interrogations qu’il n’offre d’issues pour y répondre, mais son objet semble être de bousculer le lecteur, de l’interroger sur son agentivité dans ce monde dont le mouvement qui s’accélère le conduit à sa fin. Comment chacun peut-il se confronter, dans l’intimité de ses pensées, à cette extinction à venir ? Cet essai à visée performative tend à interpeller le lecteur pour produire quelque chose en lui : un saisissement, et peut-être même une prise de conscience. « Devant l’idée angoissante et dangereusement démoralisante de vivre une vie sans avenir, nous nous trouvons devant la tâche curieuse d’imaginer à quoi ressemblerait une vie bonne et pourtant sans lendemain »   . En ce sens, c’est un livre courageux, car il faut bien du courage pour se confronter à l’idée du Mal absolu et à la perspective de sa propre fin. « Travailler à se rendre inintimidables, voilà le vrai travail de la culture »   nous invite à penser l’auteur, dans un vœu terminal aux élans potentiellement insurrectionnels. Certes, nous imaginons comment le courage du philosophe n’est rien en comparaison de celui que devra mobiliser « l’homme de la fin des temps » devant l’expérience réelle du Mal, mais l’expérience intellectuelle offre déjà le mérite d’en esquisser certaines prémisses. Les voies qu’il ouvre, dans sa partie terminale, permettent au lecteur d’appréhender différentes perspectives possibles, dont seul le futur saura nous indiquer le destin.