Dans cet exercice d’admiration très personnel, Marie-Hélène Lafon rend hommage à un maître qu’elle ne peut pas lire quand elle écrit.

La collection « Les auteurs de ma vie » invite de grands écrivains d’aujourd’hui à partager leur admiration pour un classique. Elle reprend le principe des « Pages immortelles », publiées dans les années trente et quarante chez Corrêa/Buchet-Chastel : chaque volume se compose ainsi d’une présentation de l’auteur choisi ainsi que d’une anthologie personnelle. Pour ce onzième volume de la collection, Marie-Hélène Lafon, qui a obtenu le Goncourt de la nouvelle en 2016 pour Histoires (2015) et le prix du Style pour son roman Les Pays en 2012, prend la suite de Jean Giono, Michel Butor, Jacques Réda, Paul Valéry, Thomas Mann, entre autres modèles écrasants.

Mais l’écrasement vient de plus haut, de plus loin : « je ne peux pas lire Flaubert quand j’écris ; ça ne peut pas se faire ensemble. » Ce qui n’empêche pas une forme de compagnonnage et de proximité quotidienne : « Je vis un peu avec lui ; nous faisons bon ménage ; c’est facile avec les morts. L’amour de loin. » On ne s’étonne pas alors de certaines bribes d’autobiographie qui surgissent ça et là, car on dit souvent qui on est lorsqu’on dit qui on lit. C’est ainsi qu’est évoqué Guillaume, « un élève de troisième » qui lui a offert la biographie de Flaubert par Michel Winock en juin 2013, où elle a découvert « à Gustave une Anglaise cachée. Une Juliet. » Comme si la vie pouvait tenir dans tous les prénoms qu’on a retenus, ou pas.

On ne s’étonne pas non plus d’une forme très matérielle d’innutrition, appelée aussi « ruminations » au moment de citer ses sources :

 

« En manger.

En manger par cœur.

Manger du Flaubert par cœur.

De courtes rasades. Solides. Des jets. Une poignée de jets têtus, des ronces.

En asséner. En dévider. À ses amis. À ses amants. À ses élèves. À des lecteurs. Qui n’en peuvent mais.

S’en réciter à l’intérieur muettement pour soi quand on ne dort pas, quand on flotte dans le métro, quand on marche dans la rue. S’en réciter pour la paix et pour la joie.

Être nourrie de, adossée à. »

 

On trouve aussi un « sujet de rédaction » qu’elle eut à traiter après la « lecture inaugurale » que fut Madame Bovary, en 1975, « en classe de quatrième, au pensionnat de Saint-Flour ». Il s’agissait d’« inventer un avenir pour Berthe », la fille de Charles et Emma…

 

Un regard très personnel sur la vie et l’œuvre

Marie-Hélène Lafon préfère Charles à Frédéric, et fait de Félicité « THE queen ». Elle évoque « l’ancillaire place des écrasés » et avoue avoir utilisé Un cœur simple en « sous-texte » de Joseph (2014) et cette façon de « rassembler du doigt sur la table les miettes de pain ». Elle n’est pas tendre pour Maxime Du Camp, l’ami de jeunesse de Flaubert qui l’accompagne Par les champs et par les grèves et en Orient : « Il est ambitieux, il aime les honneurs, il les accumulera, il serait une sorte de Monsieur Homais des officines littéraires, avec plus de cautèle et moins d’épaisseur ; un meneur de revue, un homme qui lève la jambe dans les Salons, un homme de lettres plus qu’un écrivain. L’espèce est assez répandue, elle est immortelle, elle résurge de siècle en siècle, pour faire le spectacle, pour faire le buzz. »

Il est question aussi de la mère de Flaubert, de sa sœur Caroline, morte à vingt-deux ans le 20 mars 1846, deux mois après avoir mis au monde une petite fille, elle-même prénommée Caroline. Les lecteurs de la monumentale Correspondance retrouvent Mademoiselle Leroyer de Chantepie, « une tante d’Eugénie Grandet ou sa marraine chenue », dont Flaubert est « le grand homme » et qui ne le rencontrera pas : « Heureux siècles des distances considérables et considérées, des peineux voyages ; pas d’injonction à l’incarnation. […] Et c’est peut-être mieux comme ça. »

Il y a aussi George Sand, pour qui il conjugue le verbe « vacher », les pantoufles de Louise Colet et l’image d’un « nageur de grande force », qui fait imaginer « Flaubert en costume de bain »… Tout est décidément bien délectable dans cette évocation de Flaubert everywhere, « Flaubert for ever » qui donne son titre à la première partie du livre.

 

Une anthologie pour le plaisir de lire ou de relire

On trouve d’abord des lettres de Flaubert à sa mère (avec qui il a vécu pendant plus de cinquante ans), lors de son voyage en Grèce en 1851, et ce n’est sans doute pas un hasard chez Marie-Hélène Lafon qui, quand elle n’est pas à son établi, enseigne les lettres classiques. Viennent ensuite des extraits de Madame Bovary, où elle fait la part belle à Charles et à « l’ivresse des commencements ». Une trentaine de pages donnent envie de relire entièrement L’Éducation sentimentale. Un cœur simple ne manque bien sûr pas à l’appel, que l’auteur définit dans Les Pays (2012), comme un « bréviaire absolu » dont elle a même gardé, dans son roman, le toponyme de Geffosses, pour en faire venir un camembert jusque dans un amphithéâtre de la Sorbonne, dans les affaires de Lucie, la meilleure amie de l’héroïne.

On lira aussi avec grand plaisir les quelques extraits de Bouvard et Pécuchet où l’agrégée de grammaire se délecte des aventures syntaxiques des deux compères : « Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s’accorde pas. […] Doit-on dire « Cette femme a l’air bon » ou « l’air bonne » ? « une bûche de bois sec » ou « de bois sèche » ? « ne pas laisser de » ou « que de » ? « une troupe de voleurs survint » ou « survinrent » ? »

Le parcours s’achève sur l’article « Homère » du Dictionnaire des idées reçues et son inévitable « rire homérique »… Voilà un livre à offrir ou à s’offrir de toute urgence pour la joie de lire et relire, en toute subjectivité et reconnaissance.