La description des « transclasses » proposée ici passe par des expériences subjectives fortes, mais la question de leur « fabrique » reste finalement assez mystérieuse.

La Fabrique des transclasses pose la question du passage d’une classe sociale à une autre. Le mot est à lui seul un oxymore : si, comme le suffixe de -classe l’indique, la société se divise en groupes sociaux stables, comment expliquer le passage de l’un à l’autre — que suppose le préfixe trans- ? L’objectif du livre est de penser le « transclasse », et de ne pas seulement le penser comme une anomalie, comme l’absence des règles qui s’imposent à nous. En 2014, Chantal Jacquet a écrit Les Transclasses ou la non-reproduction   pour combler ce manque et esquisser des premières descriptions et explications au phénomène qu’elle-même appelle la « non-reproduction ». Elle recommande l’usage du mot de « transclasse » plutôt que l’expression trop connotée — péjorativement — de « transfuges de classe ».

 

La construction sensible des transclasses

Dans la lignée de ce premier livre, La Fabrique des transclasses se lit comme une élaboration chamarrée de ce concept de tranclasse, par des contributeurs aux styles très divers, sans unité disciplinaire, sans même nécessairement appartenir au monde académique. Mais le titre et l’introduction insistent sur un point : les transclasses ne sont pas des incarnations du mérite, ils ne démentent pas les lois générales d’une société de classe ; au contraire, « il s’agit de penser les transclasses comme des artefacts sortis d’une forge avec force machines et machination », autrement dit leur fabrique. Ainsi, le transclasse n’est pas l’expression d’un génie inné ou d’une inspiration divine mais a des causes externes, sociales et historiques.

Cependant, La Fabrique des transclasses est surtout une investigation conceptuelle, d’inspiration philosophique, ce que reflète la composition des contributeurs : six philosophes, deux psychanalystes, une historienne, un sociologue, un patron et un réalisateur. On le voit, ce sont les philosophes les plus nombreux, et les deux directeurs de l’ouvrage — Chantal Jacquet et Gérard Bras — le sont eux-mêmes. Ainsi, lorsqu’on cherche des causes et des raisons aux parcours des transclasses, ce sont avant tout des concepts qui sont proposés. Mais, pour reprendre les mots de l’introduction, ce ne sont pas seulement des « intellects » mais aussi des « affects » qui composent la matière du livre. S’ils divergent par leurs professions, les contributeurs convergent par leurs trajectoires sociales : ils sont presque tous des transclasses. Certaines contributions sont des témoignages de transclasses et racontent sans conceptualiser, mais beaucoup font l’aller-retour, dans un mouvement réflexif, voire introspectif, entre leur expérience et le concept. Cet alliage confère au livre sa diversité, qui montre la variété des approches du phénomène, comme des manières dont on peut vivre une telle trajectoire sociale.

 

Un passage permanent et inachevé

Les contributions s’articulent autour d’une idée centrale, contenu dans le suffixe de transclasse (« trans- ») : il faut penser le transclasse dans l’entre-deux, c’est-à-dire dans un passage permanent, jamais achevé entre deux classes. Les transclasses ne passent d’une classe à une autre que dans la mesure où ils sont toujours à la fois dans l’une et à la fois dans l’autre — et ni dans l’une ni dans l’autre. Alternativement, Paul Pasquali utilise le terme de « migrants de classe », pour les mêmes raisons qu’Abdelmalek Sayad préférait parler de « migrant » dans ses enquêtes sur les Algériens en France : ni émigré ni immigré, le migrant de classe n’est ni vraiment parti ni vraiment arrivé.

On trouve une belle illustration de cet entre-deux avec le texte de Soubattra Danasségarane, centré sur le cas du langage. Le transclasse peut être comparé à un migrant et il arrive couramment qu’il en soit un. L’entre-deux du transclasse s’éprouve alors dans l’entre-deux-langues. Partant de son propre cas, elle montre le tiraillement entre d’une part le tamoul, « langue de l’exode », langue première, maternelle, qui dit les racines mais aussi le déracinement ; de l’autre le français, « choix de l’émancipation » par rapport à la famille, mais langue de la domination, marquée par l’incessante peur de la faute.

L’entre-deux peut encore se dire par l’inachèvement du passage. L’individu ne se résume pas dans sa position présente ; c’est toute sa trajectoire qu’il faut prendre en compte. Comme le dit Martine Sonnet, il reste toujours quelque chose d’« inégal par ailleurs » car, pour une transclasse, la trajectoire dont on parle est souvent un affaiblissement, une dévaluation de la position sociale à laquelle il parvient.

 

La honte et le malaise

On peut démêler un second fil rouge de ce livre hétéroclite : la honte — ou, dans sa forme atténuée, le malaise. On se situe ici au ras de l’affect, au plus près des émotions que la position de transclasse génère. La honte est souvent l’épreuve du passage et révèle les frontières, seuils ou barrières qui le composent. Dans une introspection psychanalytique, Patricia Janody prend une honte comme énigme, celle qu’elle ressent lorsqu’elle rentre dans une librairie. Faisant le récit des hypothèses successives de cette honte, elle rejette d’abord « l’antique et solide partage […] entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas » car elle n’a pas honte en entrant dans une bibliothèque, et en conclut que c’est plutôt sa participation à la « transaction monétaire » du livre du libraire qui lui fait honte. Mais finalement, achetant un livre de philosophie, elle ressent que « la libraire ne me croirait pas capable de lire ce livre de philosophie ».

C’est aussi de honte dont nous parle Patrick Bourdet lorsqu’il raconte son enfance dans une cabane au fond des bois, ou Jean-Louis Saporito, dans le malaise social ritualisé que déclenche l’« envahissement » du Saint-Cloud d’en bas par le Saint-Cloud d’en haut le dimanche : regard bourgeois, par lequel passe la sensation de l’infériorité sociale.

Pourtant, les émotions du transclasse ne sont pas nécessairement négatives et le passage peut-être aussi joyeux… voire vécu comme évident, comme dans le cas d’Annie Tardits. Son texte s’intéresse à des transclasses presque ordinaires, normalisés, dans cet espace-temps bien situé qu’est l’école normale d’instituteurs des années 1970 — où l’on rassemble quelques bons élèves des communes rurales pour en faire des professeurs. Il s’agit là d’un cas-limite, ce que signale Annie Tardits, mais qui pose la question plus large de la définition transclasse : si la cause (ou la fabrique) des transclasses est extérieure à eux, jusqu’à quel point ces causes peuvent-ils être institutionnalisés ?

 

Des transclasses sans classes sociales ?

Peut-être que la force propre des textes philosophiques et psychologiques est de parcourir la vaste l’idée du transclasse et les affects qui traversent leurs corps. Pourtant, cette exploration est déséquilibrée. Ce qui manque sans doute ici à la compréhension du transclasse, c’est une conceptualisation de la « -classe » — et plus largement du social — qui soit à la hauteur de la conceptualisation du « trans- ». Si l’idée de passage est longuement développée par la plupart des textes, on ne peut pas en dire autant de l’idée de classe sociale. La permanence des frontières de classe ne tient en effet pas seulement à la reproduction sociale par l’école décrite par Bourdieu et Passeron, seule référence sociologique réellement mobilisée dans l’ouvrage. Les frontières économiques sont donc peu évoquées — si ce n’est quelques carrières de professeurs —, au profit des frontières culturelles, et notamment scolaires, que sont le rapport à l’écriture, à la lecture, à la langue et à l’école. De même, le point de passage de la plupart des transclasses qu’on croise au fil du texte est l’école. Ce n’est pourtant en rien nécessaire : bien des ascensions sont plus tardives et d’origine professionnelle.

Du fait de ce déséquilibre, le « transclasse » semble parfois s’abstraire du phénomène social auquel il se réfère pourtant — comme dans le cas des « déclassés volontaires » du texte de Roman de Calan — dont l’intérêt, réel, se trouve ailleurs que dans l’analyse des transclasses. On trouve de multiples pistes pour explorer la subjectivité des transclasses, mais les structures qui cadrent ces subjectivités ne sont guère présentes. À force de dire le « passage » on oublie parfois qu’il n’implique pas forcément le franchissement des barrières de classe car les « petits déplacements » sont l’ordinaire des individus et qu’ils sont souvent dramatisés par l’expérience subjective   . Plus rafraîchissant qu’une table de mobilité, l’ouvrage dirigé par Chantal Jacquet et Gérard Bras brasse les émotions, les concepts, et donne des transclasses une représentation vivante, riche, mais aussi brouillonne, et qui finalement laisse encore largement dans l’ombre la « fabrique » auquel le titre faisait allusion.