Pierre Rosanvallon revient sur sa carrière militante et intellectuelle, sur les impasses de la gauche au pouvoir et esquisse de nouvelles perspectives d’émancipation.

Au moment de quitter le Collège de France, Pierre Rosanvallon opère un retour sur sa propre histoire intellectuelle et politique, à partir de son embauche par la CFDT comme secrétaire confédéral à sa sortie d’HEC. Ce faisant, il interroge l’impasse dans laquelle la gauche s’est trouvée. Il annonce également plusieurs ouvrages en préparation qui s’inscrivent dans le prolongement de ses derniers livres et auraient vocation à remédier aux problèmes soulevés.

 

L’échec de la deuxième gauche

La deuxième gauche, dont l’auteur a été l’un des principaux intellectuels organiques, avec Patrick Viveret, s’est révélée incapable de tenir les promesses qu’elle avait contribué à faire éclore. L’auteur s’attache dans les trois premières parties du livre à en proposer une explication, avant de se concentrer dans la quatrième partie sur « Les tâches du présent ».

Après avoir rappelé le contexte intellectuel de l’époque et décrit le milieu qu’il avait trouvé à la CFDT, Pierre Rosanvallon consacre la première partie aux « reformulations de l’imaginaire progressiste après Mai 68 », auxquelles Il a fortement contribué avec les idées d’« autogestion » et de « nouvelle culture politique » notamment. Cette dernière, dont le souvenir est resté moins présent, mettait par exemple l’accent sur : la reconnaissance de la société civile comme acteur central, une conception du changement fondée sur la notion d’expérimentation sociale, la définition du militant comme nouvel entrepreneur et l’insistance sur le caractère délibératif de la démocratie   . Cette partie se clôt sur la mention de l’intérêt que l’auteur avait commencé d’éprouver dans les années 1970 pour les formulations anciennes de l’émancipation, en particulier le libéralisme classique, après avoir cité Castoriadis, Illich et Gorz, comme ses principaux inspirateurs de l’époque.

La deuxième partie, sous le titre « Le temps du piétinement » décrit la retombée des enthousiasmes de la période précédente et l’engourdissement des esprits, dont l’évanouissement du terme d’autogestion constitue un symptôme parmi d’autres   . Rosanvallon met en avant un ensemble de facteurs pour expliquer ce déclin : certains intellectuels, comme l’inachèvement du travail d’exploration et de refondation entrepris par les intellectuels phares des années 1970. C’est ce travail dans lequel l’auteur se lancera, avec d’autres, François Furet et Claude Lefort en particulier, dans une direction, à savoir la redéfinition des conditions générales d’exercice de la démocratie, qui allait lui prendre un temps considérable. Il évoque d’autres facteurs à la fois intellectuels et politiques comme l’incapacité de la pensée de la deuxième gauche à dépasser une définition de son identité axée sur la dénonciation du totalitarisme, du jacobinisme et l’appel à combattre les « archaïsmes » (qui finira par devenir le mantra d’une très large frange de la classe politique)   . D’autres encore essentiellement politiques, comme l’identification progressive du socialisme autogestionnaire au seul courant rocardien au sein du parti socialiste, ou encore la victoire de la gauche en 1981 sur un programme qui n’avait rien à voir avec les idées de la deuxième gauche, suivie d’un changement d’orientation de politique économique en 1983 auquel fit défaut, selon l’auteur, une inscription dans une vision plus large de ce que pouvait être une gauche de gouvernement.

Cet engourdissement pris alors des formes particulières comme la substitution progressive d’un idéal européen aux contours relativement flous à l’ambition première d’un profond changement du pays   , une « bulle d’espérance » qui finira par éclater. Ou encore, dans un autre domaine, la montée d’une radicalité intellectuelle, cantonnée à la sphère académique, qui a parfois pris la forme d’une version mélancolique du gauchisme, selon la formule de Jacques Rancière. Enfin, la tentation d’un retour à une vision technocratique de l’action politique, dans laquelle est tombée la Fondation Saint Simon, à en croire l’auteur, qui y avait pris une part active aux côtés de François Furet, avant de la dissoudre à la fin de la décennie 1990 et après le décès de son fondateur.

 

Une perte d’hégémonie de la gauche toute entière

La troisième partie s’attache à analyser le « nouveau cours intellectuel et politique » pris au tournant du siècle. L’auteur y commente la conversion du CERES de Jean-Pierre Chevènement ou encore de Régis Debray, de socialistes en souverainistes républicains, sur fond, plus largement, de réhabilitation des penseurs républicains. Et, parallèlement, la conversion de l’extrême droite au national-populisme. On assiste alors sur le plan des idées à une hybridation mêlant les thèses de la droite révolutionnaire et de la gauche réactionnaire, comme on avait déjà pu le voir dans la période 1890-1914 puis de nouveau pendant l’entre-deux guerres. C’est dans le cadre de ces recompositions qu’il faut comprendre l’émergence, en France mais aussi partout dans le monde, des populismes, note l’auteur, qui annonce au passage un ouvrage sur le sujet.

La suite fera davantage polémique. L’auteur poursuit en effet en stigmatisant la constitution d’une « gauche de résistance », dont il date l’origine des mouvements de grève de 1995. Le néo-libéralisme, et non plus le capitalisme, est ainsi devenu l’ennemi principal de cette gauche radicale, le mot se chargeant au passage de tous les maux, qu’il s’agisse de l’explosion des inégalités, des excès de l’individualisme, des politiques de privatisation et de dérégulation, ou encore de l’accélération de la mondialisation, et le rapport de la critique sociale à l’action s’en est trouvé altéré   . Le propos, ici très général, aurait mérité d’être mieux étayé, l’auteur se contentant de citer Pierre Bourdieu. Il aurait en outre fallu prendre en compte, ici ou à la suite, les développements de la critique du néo-libéralisme postérieurs à la crise de 2008, dont l’auteur ne dit pas un mot.

C’est également le moment où la gauche de gouvernement se vide de sa substance, en cherchant à se démarquer du social-libéralisme, mais sans faire l’effort de définir en quoi elle s’en distingue véritablement. Pierre Rosanvallon critique ici au passage le blairisme ou la troisième voie théorisée au même moment, dont l’insistance sur l’égalité des chances, explique-t-il, n’a finalement conduit qu’à délégitimer l’Etat-providence sans lui donner de véritable alternative, en se désintéressant de la question de la production d’un monde commun. Mais sans expliquer plus précisément ce qui aurait dû être fait selon lui, autrement qu’en renvoyant à son livre de 2011, La Société des égaux, ce qui ne manquera pas de laisser le lecteur sur sa faim.

Ces carences de la gauche ont laissé le champ libre à la droite qui a ainsi pu reconstituer son « bagage d’idées ». Deux entreprises jouèrent un rôle précurseur sur ce plan à partir de la fin des années 1970 : l’émergence des « nouveaux économistes » tout d’abord, qui visaient à acclimater en France les travaux d’économistes américains, en particulier des théoriciens du Public choice, et le courant de la « nouvelle droite » réuni autour d’Alain de Benoist. Leur influence resta cependant mineure.

Mais « au tournant du XXIe siècle, tout un ensemble d’essayistes et d’intellectuels venant de la gauche pour la plupart […] vont progressivement dessiner à gros traits les contours d’une critique du monde contemporain en rupture frontale avec les canons dominants du progressisme. »   . Pierre Rosanvallon critique ici sévèrement Marcel Gauchet pour la thèse qu’il développera de la consécration problématique de l’individu à l’époque contemporaine. Comme il revendique au passage son rôle dans la publication fin 2002 dans la collection « La République des idées » du livre de Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, auquel il avait passé commande, qui dénonçait ces nouveaux réactionnaires et qui fit grand bruit à l’époque. Cette culture, explique-t-il, n’a fait depuis qu’accroître son influence et augmenter le nombre de ses soutiens, prenant un tour de plus en plus politique et également des traits bien spécifiques. « On peut appréhender cette culture politique à travers quatre dimensions. Son substrat intellectuel d’abord : un antilibéralisme intégral. Son style rhétorique ensuite, de type négatif, fondé sur la radicalisation de ses aversions. Son ressort moral également : l’exaltation d’un peuple essentialisé jugé abandonné et méprisé par le camp progressiste. Son événement repoussoir enfin : Mai 68. »   . « C’est le répertoire historique des critiques de la modernité qui a progressivement refait surface à partir des années 1980, avec les dénonciations récurrentes de l’individualisme, du conformisme et de la vulgarité ainsi que du règne de la marchandise »   , dont l’auteur montre l’origine dans les années 1820 et suivantes, où il note, déjà à l’époque, des associations et convergences surprenantes dans des pages qui sont peut-être les plus captivantes du livre ; celles-ci reprennent la matière de son premier cours au Collège de France de 2004, encore non publié. Les mêmes équivoques feront leur réapparition en 1890 et ce sera de nouveau le cas dans les années 1930   . Nous nous trouvons aujourd’hui dans une conjoncture analogue.

 

Les tâches du présent

La dernière partie est consacrée aux « tâches du présent ». Elle est plus dense et plus difficile à lire. Elle requiert idéalement, au moment d’aborder les attentes et les enjeux de la période actuelle, une connaissance préalable des derniers ouvrages de l’auteur (sa dernière tétralogie   ) dont il reprend une partie des attendus, mais elle suscite aussi d’autres questions.

Rosanvallon traite dans cette partie des conditions de l’émancipation. « L’idéal d’autonomie et le projet d’émancipation qui […] sont liés [à la modernité] constituent en effet le cadre d’une invention sans fin de l’humanité par elle-même »   , dont on peut identifier les formes successives correspondant aux trois âges de la modernité. Celui, tout d’abord, d’une culture de l’autonomie et d’un libéralisme égalitaire et optimiste   de la première modernité. L’évolution des économies et des sociétés conduira à l’invalider pratiquement, et les tentatives pour l’actualiser (révolution prolétarienne, organisation en coopératives et conquête du suffrage universel) ne tiendront pas leurs promesses ou les reporteront dans un avenir indéfinissable   . Dans la seconde moitié du XIX siècle, l’entrée dans une nouvelle ère économique va entraîner une approche différente de l’idée d’émancipation. Ce n’est plus l’individu autonome, mais la classe qui deviendra la mesure et l’objet de celle-ci   . Ainsi, « Ces projets se déploieront dans trois directions : l’engagement de politiques de réduction des inégalités grâce à la mise en place d’une taxation progressive des revenus ; la limitation du poids des aléas de l’existence sur les conditions matérielles de vie (accidents du travail, maladie, chômage, retraite) par des mécanismes d’assurance sociale ; la régulation de la condition salariée (alors que l’objectif précédent avait été de l’abolir) avec l’adoption de mesures telles que la reconnaissance et l’institutionnalisation du syndicalisme, l’adoption du système des conventions collectives, le développement d’un droit protecteur du travail, la mise en œuvre de politiques keynésiennes (salaire minimum, politique de l’emploi) »   . C’est l’effritement progressif de ce deuxième âge de la modernité qui s’est joué à partir des années 1970, en lien avec des raisons d’ordre économique, organisationnel et sociétal, qui fait entrer les sociétés dans un troisième âge de la modernité, où elles ne font cependant jusqu’ici que recycler des réponses anciennes et désormais dépassées en matière d’émancipation.

Le dernier chapitre analyse, pour finir, les attentes et les enjeux de la période récente, marquée par des mutations que Rosanvallon identifie comme : l’entrée dans un nouvel âge du capitalisme et de l’innovation ; l’avènement d’un individualisme de la singularité ; le déclin de la performance démocratique de l’élection   . « L’exploitation de la force de travail de l’ouvrier-masse de l‘ère fordiste a […] cédé la place à une valorisation des capacités individuelles de création et d’intervention. »   . Parallèlement, l’économie s’est structurée sur le mode de l’innovation permanente, et ces évolutions ont alors conduit à une explosion des inégalités. Pour l’heure, les concepts qui pourraient structurer un nouvel âge de l’émancipation en rapport avec cette situation font défaut, explique Rosanvallon. L’individualisme de singularité traduit le désir de chacun d’accéder à une existence pleinement personnelle. « C’est l’affrontement aux événements, les épreuves subies ou les opportunités rencontrées qui façonnent aujourd’hui la plupart des existences, marquent des points d’arrêt, condamnent à des régressions ou entraînent des accélérations de trajectoires. »   . La performance démocratique de l’élection a beaucoup diminué. La centralité croissante du pouvoir exécutif a modifié la notion de représentation. D’un point de vue sociologique, le développement de l’individu de singularité réduit le sentiment d’appartenance à des communautés de destin qui pouvaient se sentir représentées. Dans ce contexte, « Le terme même de majorité n’a plus la valeur symbolique et pratique qui était auparavant la sienne […] La société se manifeste désormais sous les espèces d’une vaste déclinaison des conditions minoritaires. »   . Dans le même temps, « La notion de programme a […] perdu de sa consistance dans un monde plus incertain. »   .

 

On pourrait discuter ces éléments. L’émergence du capitalisme cognitif pourrait ne valoir que pour une frange de la population et des emplois, et, à supposer qu’il traduise effectivement la tendance dominante, les conséquences qu’on tire de ce constat pourraient encore être très différentes. La notion d’individualisme singularisé fait peu de cas d’un déterminisme social qui reste prégnant. Le déclin de la performance démocratique de l’élection ne trouve son sens qu’en fonction des réformes qui pourraient être mises en œuvre pour y remédier. Le mode d’exposition adopté ne s’y prête guère et le plus gênant est que quasiment aucune place n’est faite ici à la discussion de travaux portant précisément sur ces attentes et ces enjeux, qui occupent aujourd’hui un nombre considérable de chercheurs. On touche ici la limite de l’exercice, et il faudra attendre les ouvrages que l’auteur annonce alors en conclusion, dont un Traité de l’émancipation au XXIe siècle, pour se convaincre (ou non) de l’intérêt de ces développements