L’analyse de l’« art » préhistorique, de sa production, de son esthétique et de son abandon, débouche finalement sur une conception renouvelée de l’image – de toutes les images.

On pourrait croire que cette nouvelle synthèse ne se distingue guère des autres ouvrages généraux sur l’art préhistorique. Cependant, dans Qu’est-ce que l’art paléolithique, Patrick Paillet réussit l’exploit de condenser dans un ouvrage à peine plus grand qu’un poche et de moins de 300 pages près de 30 000 ans de production d’images paléolithiques, le tout dans un style d’une admirable clarté et abondamment illustré d’œuvres souvent méconnues. Cette synthèse complète et accessible s’adresse autant au grand public qu’aux amateurs éclairés et même aux spécialistes d’autres aspects de la Préhistoire, qui y trouveront un historique de la discipline, un état de la question très complet et une bibliographie très à jour. Les diverses méthodologies adoptées et les interprétations les plus répandues y sont abordées chaque fois avec un rappel des critiques qui ont pu leur être adressées, produisant un panorama tout à la fois riche, limpide et nuancé, qui s’adresse même aux néophytes mais sans jamais se faire simpliste.

 

Peut-on seulement parler d’art pour le Paléolithique ?

On entre d’emblée dans l’ouvrage par deux chapitres consacrés aux controverses entourant les termes d’« art » et celui de « symbolique », qui qualifie, parfois avec un poil de facilité, tout comportement humain dont l’utilité pratique n’est pas immédiatement perceptible. Après en avoir cerné les connotations, Patrick Paillet évacue l’anachronisme souvent invoqué de la notion d’« art » pour inviter à le resémantiser et à admettre qu’après une telle mise au point, une conception large de l’« art » puisse recouvrir l’ensemble des images produites par l’humanité.

La remise en perspective historique qui suit continue à explorer les réticences à faire usage de ce terme : dans notre propre société d’abord, lors des réactions à la découverte des premières grottes ornées, suscitant à la fin du XIXe siècle un large scepticisme de la part de savants qui ne pouvaient admettre que des populations primitives aient produit une imagerie aussi aboutie. Lors de la naissance des « manifestations graphiques » au Paléolithique, ensuite, véritable « big bang culturel »   dans un monde auparavant dépourvu d’images. Emergeant de l’imagination d’Homo sapiens, elles sont ici revendiquées comme l’un des critères définitoires de l’homme moderne, au même titre que son anatomie, son outillage et son organisation sociale.

 

L’art d’une synthèse accessible et complète

L’ouvrage se structure donc autour d’une collection de chapitres courts d’une quinzaine de pages, évoquant chacun les enjeux principaux, les exemples incontournables et les auteurs influents d’un aspect de l’art préhistorique.

L’auteur contraste d’abord les usages de l’art pariétal et de l’art mobilier, en s’attardant sur la relation du décor avec son support mais aussi avec les territoires que les images rupestres, monumentales, marquent et façonnent. De même, trois autres chapitres se répondent en examinant successivement les figures animales, les anthropomorphes et les signes géométriques ou abstraits. Après avoir abordé des questions de technique et d’organisation des figures que nous développerons plus loin, il restitue les consensus les plus récents en matière de chronologie de l’art paléolithique au long de ses presque trente millénaires d’existence. Les titres suivants discutent les tentatives d’interprétation de l’art paléolithique puis sa remise en contexte au sein des autres activités humaines contemporaines, à travers la remise à l’honneur de l’archéologie des grottes depuis les années 1970, tandis que le dernier chapitre évoque les problématiques liées à la conservation de cet héritage immensément ancien et malheureusement menacé.

Tout au long de ces brefs chapitres thématiques, la plume de Patrick Paillet, si elle conserve la précision du spécialiste, ne jargonne jamais et, même si elle se laisse parfois aller au lyrisme, celui-ci est au fond bien justifié par la splendeur des œuvres étudiées et par un style sobre mais captivant : c’est un ouvrage universitaire qui se lit avec l’agrément d’un roman.

 

Le refus de l’évolutionnisme

S’il est un problème de bien des synthèses grand public, c’est leur propension à véhiculer des interprétations de l’art préhistorique quelque peu biaisées en fonction des convictions de leurs auteurs, et, pour les plus anciennes, des systèmes chronologiques encore teintés de téléologie.

En contrepoint, il restait utile de rappeler à quel point ces images résistent à toute interprétation évolutionniste. Discutant les signes géométriques et abstraits, Patrick Paillet rappelle que, loin de constituer les balbutiements d’un art primitif avant le pinacle de la figuration, la plupart résultent d’une longue évolution formelle mais aussi cognitive, et structurent de véritables codes encore mal compris mais dont il est certain qu’ils sont régis par une logique, voire même une quasi-grammaire, spécifiques et complexes. Tout au long du résumé chronologique qu’il déroule au chapitre 14, l’auteur souligne les allers-retours, méandres et culs-de-sac de l’histoire de ces images, qui ne se contente pas d’évoluer linéairement ou cycliquement du grossier au naturaliste, loin s’en faut. En réalité, la schématisation intervient bien souvent avec les phases finales d’une culture graphique, lorsque des formes mille fois répétées en viennent à être progressivement simplifiées. Enfin, les phases de moindre richesse iconographique ne sont pas seulement présentes au début du Paléolithique comme on pourrait le croire, mais refont surface ponctuellement ; on constate par exemple une forte récession de l’art mobilier au Solutréen, après les célèbres statuettes de « Vénus » caractéristiques du Gravettien, et un quasi-abandon des images juste après le pic de production magdalénien et son cortège de grottes ornées dont Lascaux est la plus fameuse.

 

Le refus de la surinterprétation

De même, Patrick Paillet insiste à de nombreuses reprises sur l’imperméabilité de la signification des images préhistoriques. C’est à cet égard qu’il défend l’intérêt du terme « symbolique », qui peut paraître fourre-tout, remplaçant en somme le terme si dénigré de « cultuel » qu’employaient à outrance les pionniers de l’archéologie. Pour lui, son usage réfléchi, mais pas pour autant censuré, permet de reconnaître l’existence d’un sens sous les images tout en admettant que celui-ci nous échappera probablement toujours : « le sens de l’art préhistorique nous est résolument caché, pire encore, inaccessible et ce pour une raison assez simple : nous ne sommes pas les destinataires des ces œuvres et de fait elles ne nous sont pas reconnaissables »   . Bien sûr, on ne peut faire l’économie de passer en revue les différentes interprétations qui ont été proposées pour les images paléolithiques et notamment rupestres – magie de chasse, chamanisme, symbolisme sexuel ou totémique. Mais l’auteur rappelle aussi constamment (jusque dans la pointe d’humour du titre qu’il a donné à son chapitre, « à la recherche du sens perdu) à quel point ces hypothèses sont fragiles et critiquées, et surtout, qu’il n’existe très probablement pas une explication unique valable pour l’ensemble des images produites en l’espace de près de « trois cents siècles d’art pariétal », pour paraphraser le titre de l’ouvrage pionnier de l’abbé Breuil.

 

Un manuel d’archéologie des images

S’il est impossible de présenter de manière exhaustive les travaux touchant à l’art préhistorique en un si bref ouvrage, il nous semble que Patrick Paillet parvient à abordertoutes les dimensions de l’étude des images explorées par les préhistoriens, occasionnant depuis les années 1970 une complète révolution des problématiques appliquées à l’art.

Quel lien entre les images et la fonction de l’objet orné ? Le support contraint-il l’artiste ou celui-ci joue-t-il avec ses spécificités ? Les images réalisées sous terre, dans le secret des grottes, diffèrent-elles de celles que l’on fait et observe au grand jour ? pourquoi les hommes fréquentent-ils et décorent-ils les grottes ? Autant de questions complexes que l’ouvrage aborde succinctement, mais toujours en parvenant à en présenter les grandes lignes de réflexion et de débat.

D’autres problématiques de recherche ont été initiées par les Paléolithiciens, poussés par l’absence de sources textuelles à développer des méthodologies innovantes pour pallier l’hermétisme de la valeur et des usages des images. Ces questionnements novateurs, dont les spécialistes des autres périodes se sont rarement saisis, incluent la reconstitution du geste de gravure ou de peinture à travers une étude tracéologique, permettant de réfléchir au degré de spécialisation de l’ « artiste » et de standardisation du tracé des figures. Les préhistoriens sont aussi les premiers à avoir proposé des analyses statistiques de placement et d’orientation des figures, en particulier animales, et ce dès les années 1950 ; à analyser la composition des pigments et des roches taillées pour déterminer les réseaux d’approvisionnement en matières premières et les techniques picturales ; ou encore à proposer une remise en contexte archéologique, de production et de consommation, des images préhistoriques.

En somme, les interrogations sur la pertinence de la notion d’ « art » pour la Préhistoire ont conduit au développement de méthodes qui s’éloignaient des traditions de l’histoire de l’art – étude des styles, focalisation sur l’esthétique et la symbolique – pour comprendre les images comme des artefacts techniques au plein sens du terme, soumis, comme les outils lithiques ou les céramiques, à une chaîne opératoire allant de leur production à leur abandon en passant par leur usage, leur détérioration, leur réfection, leur recyclage. Au-delà d’un précis d’art paléolithique, c’est comme une notice de ce que devrait être une archéologie des images, toutes les images, que l’on peut lire la synthèse de Patrick Paillet, et nous espérons que cet excellent ouvrage inspirera plus de spécialistes d’autres périodes à se familiariser avec ces approches et à s’en saisir.