Dans un charmant hôtel particulier du XVIIIe siècle (La Galerie Perrotin, Paris 3e), Sophie Calle présente Parce que et Souris Calle, du 13 octobre au 22 décembre 2018

Emmanuel Perrotin accueille depuis 2001 les divers projets de l'artiste Sophie Calle (née en 1953), associant le patrimoine historique à ce que l'on qualifie d'art contemporain. Celle-ci pratique un art narratif qui semble raconter sa vie en associant la photographie à la vidéo et à l'espace sonore. Ce récit de soi n'a rien à voir avec un quelconque récit biographique, même s'il en emprunte l'apparence. Ce n'est pas plus une quête identitaire, encore moins une présentation collective de son travail même si elle rassemble autour de celui-ci divers artistes.

L’exposition ouvre sur une série de photographies inédites, de la série « Parce que » masquées par des rideaux brodés d’un texte que le visiteur peut lire avant de les soulever pour découvrir l’image. Le texte qui débute par « Parce que » explique la raison pour laquelle cette image existe, pourquoi l’artiste a choisi ce moment, ou ce lieu. Ainsi peut-on lire « Parce que la tentation de la suivre » appliqué à La ligne blanche (2018), photographie d’une ligne de démarcation de route qui s’enfonce sous l’eau, ou « Parce que quoi d’autre après plus rien ? » qui devance Plurien, sortie (2018), cliché d’un panneau de sortie de ville, face au cimetière de Plurien. La justification de la photographie est ainsi lisible avant l’image, dans un rapport tautologique, du moins en apparence.

Le dispositif de l’exposition est complété par une sélection d’œuvres de la série des Autobiographies, liées au décès de Souris. Juxtaposant des textes encadrés avec des photographies, ces Autobiographies, depuis 1991, ont été exposées dans le monde entier : au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de la Ville de Paris, au Tel Aviv Museum of Art, au Sprengel Museum de Hanovre ou au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, entre autres.

 

Déplacer le territoire du nom

Situant son nom comme un point de fuite, Sophie Calle refuse ce point fixe – paradoxal point focal – et crée une nouvelle perspective, non pas géométrique mais de la fuite, trouvant sa forme et son universalité dans la répétition du déplacement. Si la métaphore est par définition ce qui déplace le sens, le transporte, ses deux dernières expositions, Parce que et Souris Calle, comme chacune de ses expositions, ne retiennent du terme que le déplacement en forme de suite selon le modèle du rhizome, laissant de côté la question du sens. La mise en réseau du nom propre interroge le statut de l'auteur, par la participation au projet de nombreux autres artistes.

« Souris » rappelle cette demande qu’on reçoit lorsqu’on se trouve devant l’objectif d’un appareil photo. « Souris » rappelle aussi le jeu du chat et de la souris, dans une course-poursuite infinie. « Souris » résonne comme le nom propre qui fonde l'espace de la famille, du groupe... où on pourrait voir un chat de gouttière errant, tel un chat-Calle, charognard en fuite. En un sens, Souris « calle » dans le trou de la souris, ou dans « la souris », celle qui joue avec les hommes. C'est cette multiplicité de manières d'apparaître de son nom que pose Sophie Calle, chaque apparition étant unique, déplacée à chaque fois qu'on croit cerner la subjectivité à l'œuvre   .

 

(Souris Calle. Sophie Calle / ADAGP, Paris, 2018. Photo: Jillian Edelstein. Courtesy of the artist & Perrotin.)

 

Désorganiser et errer

Sophie Calle établit le territoire mobile de l'intime par ce jeu de relations et de réseau où le nom circule, refusant la fermeture de l'intériorité. La voix raconte Sophie Calle. Tout est extériorité, public. Elle est passée par ici, elle repassera par là. Elle est déterritorialisation, présence absente.

« L’œuvre de Calle se greffe à même le nom, devenu arme de transformation du corps, machine de guérilla, forme de corporalité augmentée. Ou comment un nom devient courant, de façon littérale et non par métaphore : courir, suivre, devenir-imperceptible, devenir-calle, ou (plus tard) « call » signifient entrer dans le rhizome, rhizome de rues ou d’interconnections téléphoniques »   .

Dans « Parce que », la relation s'établit avec le public par des cadres-fenêtres qu'elle pose sur des murs. La fenêtre ouvre sur l'histoire non pas du monde mais de son nom. Là l'écrit couvre l'image à qui Sophie Calle (im)pose le sens sur une ligne de fuite créée par la déterritorialisation de son nom propre devenu nom commun, nœud du rhizome.

Philosophe par son prénom, nomade urbaine par son nom (en espagnol, mais aussi dans la langue vénitienne), elle travaille le territoire de son nom au corps à corps, refusant par ce déplacement une quelconque assignation à résidence. Aucune quête de sens. Elle s'échappe par le trou de la souris. Le nom crée un espace de fuite qui est refus de l'identité. On tente de dévoiler ce que cache le texte, le spectateur lève le rideau, mais c'est sur une photo muette que s'achève son geste. Il n'y a que des « parce que » qui n'expliquent rien et Calle sourit de l'énigme. Le spectateur finit par errer et suivre le temps d'un récit sans chronologie. Comme le dit Sophie Calle, ceci n'est pas sa vie.

Elle règle ainsi le paradoxe évoqué à propos de la photographie par Roland Barthes comme la répétition mécanique de ce que l'existence vit de façon unique dans un temps orienté sur une ligne. Pour lui la photographie se dérobe. Elle ne peut que reproduire à l'infini ce qui n'a eu lieu qu'une fois, le mécanisme étant privé de la vitalité de l'existence.

Dans cette distribution, Chronos est délogé par l’autre nom du temps, de ce temps réversible de la répétition rituelle, temps de la réversibilité.

 

(Le lit, 2018. Color photograph, embroidered woolen cloth, framing 36 × 46 cm / 14 3/16 × 18 1/8 in © Sophie Calle / ADAGP, Paris 2018. Photo: Claire Dorn / Courtesy Perrotin.)

 

Cadavre exquis

Souris Calle : la salle répète la photographie de ce chat dont Sophie Calle commémore la mort. Des chansons emplissent l'espace de ce mausolée où est exposée la mort, dans un rituel funéraire qui montre cette omniprésence de l'impossible oubli. Déclinée en vidéo, en récit ordonné, la mort emplit tout l'espace de la cathédrale. Ressasser la mort la fixe.

« Écrire l’être perdu, c’est l’écrire « à partir de la vie », c’est lui permettre la survivance. Il est pourtant invraisemblable d’écrire avec quelqu’un qui n’est pas là. D’ailleurs, nous dit Barthes, « il n’y a d’absence que de l’autre ; c’est l’autre qui part, c’est moi qui reste » (Barthes, 1977, 19). D’écrit-on le deuil, donc ? De soi, certes, et pourtant, le deuil ne passe pas. Il reste, comme nous qui restons. Cela se traduit par une écriture du ressassement, par laquelle les mots ne trouvent jamais de sortie définitive. Ils survivent et restent en nous, au même titre que la personne disparue. »   .

Le deuil ne passe pas. Il ne se fait pas. Alors pour s'en défaire, Sophie Calle passe le relais à d'autres artistes dans une sorte de cadavre exquis, figuré par le chat, un jeu d'écriture collectif inventé par les surréalistes.

 

(View of the exhibition “Souris Calle” at Perrotin Paris. 13 octobre – 22 décembre 2018.)

 

Se distancier de soi, déplacer le temps de la chronologie par celui répétitif, réversible et incantatoire du nom propre, transformer l'image en relique derrière le rideau du texte, construire une cathédrale-mausolée où le chant se déplace vers un requiem, il y a là une nouvelle définition de l'art comme recueillement. Il ne s'agit pas de se recueillir en soi dans une pseudo intériorité, mais par une sortie de soi, une déterritorialisation.

 

L’exposition Sophie Calle, « Parce que » et « Souris », sur le site de la Galerie Perrotin