Une traductrice chevronnée expose les méthodes de traduction, et leurs limites, au travers d’un cas concret et traité avec clarté et probité.

Dans ce petit ouvrage, Sophie Benech à qui on doit notamment des traductions d’Isaac Babel, de Sveltana Alexievitch ou de Varlam Chalamov, se livre au difficile exercice d’expliquer comment bien traduire un texte, et, plus particulièrement – et ce n’en est que plus difficile – un poème. Pour cela, elle analyse six traductions du même poème d’A. Akhmatova : « Une élégie du nord ». Ainsi, elle montrer concrètement à quelles difficultés sont confrontés ses traducteurs, qu’est-ce qui légitime leur choix de traduction et dans quelle mesure ce choix peut sembler plus ou moins pertinent.

 

Défense et illustration de la traduction

Comme le souligne d’emblée S. Benech, la traduction de la poésie ne peut se faire par amour du poème qu’on veut faire partager : il s’agit de restituer au plus près, malgré une inexactitude nécessaire, la beauté d’un poème. Il y a, l’auteur en est évidemment conscient, une impossibilité de traduire parfaitement ou exactement un poème car « un poète joue avec les sonorités de sa langue, avec l’aura des mots, avec le lien conscient ou inconscient, personnel et /ou commun à tous les locuteurs d’une même langue, qui existe entre le sens et son expression incarnée »   .

Dans chaque langue, les mots ont un rapport spécifique lié au passé ou au présent de ce peuple. Un bon exemple de cette relation est donné dans le poème d’Akhmatova qui évoque ses voisins d’appartement, ce qui ne fait pleinement sens que pour qui a connu en URSS les appartements communautaires   . Chaque mot dans sa langue est plus ou moins consciemment mis en rapport avec ses racines, avec les refrains de chansons qu’il évoque spontanément, avec l’impression que produit sa seule sonorité. L‘ensemble constitue ce que l’auteur appelle son « soubassement, [son] terreau »   .

En effet, un poème est intraduisible en ce que pour être traduisible, il devrait être possible de séparer ce qu’il exprime et la façon de l’exprimer, ce qui est l’exact contraire du poème, dont on ne peut dégager un sens indépendant des mots qui le constituent. Très souvent, par exemple, entre deux langues, les termes pour dire une même chose soient très différents, ce qui n’est pas sans incidence sur la poésie   . De plus, comme le poème forme un tout organique, la réussite de l’ensemble est plus importante que l’exactitude de chaque détail : « Des choix qui, dans le détail, semblent erronés ou légèrement infidèles, peuvent sonner juste pris dans l’ensemble du poème. Un poème est un flux, il doit s’écouler librement comme une respiration, du moment qu’on ne trahit ni le sens, ni le rythme, ni la musique profonde. Un léger faux-sens est moins grave qu’une faute de rythme »   . Parmi les tests pour évaluer une traduction, il peut être pertinent de lire tour à tour l’original et la traduction afin de vérifier que la mélodie et le rythme restent les mêmes.

Il arrive aussi parfois, comme le dit S. Benech, que le traducteur doive s’écarter de l’original parce que s’il lui est trop fidèle, il risquerait de s’enferrer dans une ambiguïté qui n’existe pas dans la langue d’origine et qui est due à des expressions toutes faites   .

 

Un exercice pratique

Le poème dont S. Benech examine des traductions différentes est un poème de 1945 sur la mémoire et le souvenir de la grande poétesse russe Anna Akhmatova. Cette dernière, née à la fin des années 1880, connaît la gloire dès les années 1910, et incarne le mouvement poétique de l’acméisme (mouvement russe du début du XXème siècle qui dénonça les excès du symbolisme et aspire à une osmose entre la terre et l'homme) . A partir de 1917, la vie d’Akhmatova est triste et, à de nombreuses reprises, endeuillée : ses proches sont tués ou envoyés en camps, elle vit dans la misère et est réduite au silence. Comme ailleurs chez Akhmatova, le monde intérieur et le monde extérieur, dans le poème dont l’auteur examine les traductions, entrent en résonance et le cadre joue un rôle aussi important que les émotions décrites. Et les détails concrets servent de vecteur d’une idée ou d’une sensation   . Cela se manifeste dans le, difficilement traduisible, jeu sur les divers registres de la langue, alternant expressions triviales et vers solennels.

Le poème sur la traduction duquel se penche S. Benech décrit la mémoire comme une demeure qui se transforme au fil du temps. Elle est d’abord une belle construction habitée avant de se transformer en une maison que nous n’habitons plus, qui est livrée à la poussière où nous n’allons guère plus que de temps en temps et qui nous devient de plus en plus étrangère. Puis, après avoir oublié cette bâtisse, quand nous y retournons, nous n’y reconnaissons plus rien.

Ce que fait ressortir la minutieuse analyse des différentes traductions proposées de ce poème, c’est les différents choix qu’on fait les traducteurs – à chaque fois personnels – et qui sont motivés par ce qu’ils veulent faire absolument ressortir du poème dans leur traduction, au prix de quelques effets indésirables mais consécutifs à ces choix. Certains rajoutent des vers à l’original pour retranscrire tous les détails qu’ils estiment importants dans le poème – quitte à en altérer le rythme, quand d’autres taisent certains détails pour sauvegarder la concision de l’original, essentielle à leurs yeux. Il existe, de plus, des ambiguïtés qui nécessitent que le traducteur fasse un choix personnel, comme par exemple le fait de choisir en français un article défini ou indéfini, quand le russe n’en possède pas   . De même, une difficulté surgit quand il s’agit de rendre l’effet de trois longs adjectifs dont le dernier signifie « d’adieu ». Le choix est alors de garder la notion de baiser d’adieu (et perdre la juxtaposition d’adjectifs) ou de garder la succession des trois adjectifs (quitte à perdre la notion d’« adieu »). Traduire c’est renoncer et c’est choisir   .

Après ce cas pratique de traduction commentée, le lecteur réalise, au sens où il en prend une conscience aiguë, l’impossibilité de réussir une traduction, chose qu’il savait peut-être, mais d’un savoir tout théorique et livresque, abstrait et vague. Ce choix de partir d’un exemple, de le travailler et d’en faire le centre de l’analyse, change de bien des ouvrages consacrés – trop abstraitement, souvent, malheureusement – à la traduction et donne à voir et sentir, plus qu’à seulement lire et comprendre, le merveilleux et nécessaire échec de cette quête qu’est la traduction parfaite. Mais que ne tire-t-on pas d’un tel échec !