Le croisement entre les approches critiques (théorie critique, intersectionnalité, théorie décoloniale…) et la sociologie des inégalités aident à repenser une philosophie sociale en éducation.

Philosophie critique en éducation (Collection Didac-Philo, Editions Lambert-Lucas   d’Irène Pereira est un ouvrage qui entend penser dans le contexte français la philosophie critique en éducation dans la continuité de ce qui est appelé à l’étranger, en particulier dans les pays de langue anglaise, les théories critiques en éducation.

Alors que, depuis le début des années 1980, dans la philosophie de l’éducation dans les pays de langue anglaise, espagnole ou portugaise, un champ en lien avec les approches critiques s’est développé, il est resté marginal, voire inconnu en France. Ce développement s’est effectué dans continuité des travaux de Paulo Freire. Philosophie critique en éducation fait ainsi suite à un précédent ouvrage de l’auteure : Paulo Freire, pédagogue des opprimé-e-s (Libertalia, 2017). L’objectif de ce précédent opus avait été de faire redécouvrir, en langue française, Paulo Freire, mais surtout de faire connaître sa réception dans le monde depuis les années 1970.

Dans Philosophie critique en éducation, l’objectif est différent. Il s’agit de penser une théorie critique en éducation adaptée au contexte français en s’appuyant sur la sociologie des inégalités sociales. L’ouvrage se compose de trois parties. La première est historico-philosophique : elle s’intéresse à l’histoire de la forme scolaire. La deuxième est philosophico-sociologique : elle porte sur les rapports sociaux au sein de l’école. La troisième enfin constitue une théorie l’émancipation sociale en éducation en s’appuyant sur la philosophie de Paulo Freire.

 

Histoire de la forme scolaire

Un premier chapitre situe la réflexion de l’auteure par rapport à deux paradigmes d’analyse des inégalités sociales présent aujourd’hui au sein des approches critiques internationales : à savoir l’intersectionnalité venue des Etats-Unis et la théorie décoloniale latino-américaine.

C’est ensuite à partir de ces cadres théoriques qu’Irène Pereira revient sur plusieurs controverses autour de la forme scolaire. D’un côté, la forme scolaire a pu être défendue comme seule à même de pouvoir faire entrer massivement les enfants dans la culture scripturale. D’un autre côté, cette forme a pu être attaquée comme pouvant être identifiée à un espace social de production de la domination soumis aux attentes du monde économique.

Si l’auteure récuse une conception qui affirme une totale autonomie de la forme scolaire, elle souligne néanmoins les limites de ceux qui considèrent que la destruction de cette forme conduirait à une libération de l’enfant. Elle montre notamment comment la critique de la forme scolaire se retrouve également chez les tenants de l’économie néo-libérale : de ce fait, réduire la théorie critique en éducation à la critique de la forme scolaire est insuffisant.

Il s’agit au contraire, en suivant Paulo Freire et le penseur américain Henry Giroux, de distinguer une autre position qui s’écarte aussi bien de la défense traditionnelle de la forme scolaire que de sa critique par l’Education nouvelle. Cette autre position est celle de la philosophie critique en éducation, qui considère qu’il ne peut s’agir simplement de révolutionner la forme scolaire, mais qu’il s’agit également de participer à transformer la société par une pratique pédagogique critique.

 

L’école à l’épreuve des rapports sociaux

Mais pour que la théorie critique en éducation puisse élaborer une philosophie de l’émancipation sociale, elle doit s’appuyer sur une connaissance sociologique des inégalités sociales à l’école. Contrairement aux approches souvent dominantes dans la théorie critique en éducation dans le monde anglo-saxon, Irène Pereira plaide contre le réductionnisme culturaliste. Cette expression désigne le fait de réduire l’analyse des discriminations sociales à des phénomènes en lien avec des représentations mentales ou des normes sociales. Au contraire, l’auteure défend une approche non-réductionniste, mais avec une dimension matérialiste. L’impératif d’analyse matérialiste des faits sociaux (déjà énoncée par ailleurs par la sociologue Danièle Kergoat) consiste à porter un intérêt particulier à la manière dont le travail est divisé dans un espace social donné.

L’analyse de la division du travail dans l’espace scolaire peut en particulier porter sur deux dimensions : le travail des personnels scolaires et le travail des élèves. L’auteure s’intéresse plus particulièrement dans son ouvrage à la manière dont le travail scolaire des élèves se trouve divisé en fonction de leur origine sociale, de leur sexe ou encore de leur origine migratoire. Pour cela, elle s’appuie sur des travaux de sociologie empirique qui étudient les filières d’orientation ou encore la différentiation pédagogique au sein de la salle de classe.

 

Philosophie de l’émancipation sociale en éducation

Cette connaissance de la situation sociologique empirique est nécessaire pour penser l’élaboration d’une philosophie de l’émancipation sociale en éducation. Irène Pereira commence pour cela par revenir sur la proposition de Henry Giroux de considérer que les enseignants devraient être des « intellectuels transformateurs ». Il s’agit en particulier pour l’auteure de s’interroger sur l’effet d’une perspective féministe prenant en compte la féminisation de la profession enseignante sur cette affirmation.

Irène Pereira revient ensuite sur la notion de « conscientisation » chez Paulo Freire en essayant d’en clarifier le sens, mais également en explicitant le sous-bassement anthropologique présent dans la philosophie de Paulo Freire. Elle rappelle ainsi que la « conscientisation » est un processus éducatif par lequel le sujet passe d’une conscience des injustices sociales comme limitées à des relations interpersonnelles à une analyse systémique des inégalités sociales.

Mais la conscientisation doit elle-même être complétée par deux autres perspectives. D’une part, une analyse réflexive critique des pratiques pédagogiques appuyée sur la sociologie pour éviter à une pédagogie émancipatrice de reproduire implicitement les rapports sociaux dans ses pratiques. D’autre part, le développement de l’empowerment collectif pour favoriser le passage de la conscience sociale critique à l’action d’émancipation sociale.

L’ouvrage se veut en définitive une réflexion sur la manière dont les enseignants peuvent accomplir au mieux leur mission en essayant d’éviter la reproduction des inégalités sociales, de refuser toutes les formes de discrimination, de sensibiliser les élèves au refus des discriminations, et de favoriser chez eux une culture de l’engagement, comme cela est préconisé dans les textes de l’Education nationale. Pour consolider cette réflexion, il est accompagné d’une abondante bibliographie et de six fiches méthodologiques qui proposent des activités pédagogiques en lien avec le développement de la conscience sociale critique.