L’idée du revenu de la base, loin d’être une nouveauté en date des dernières présidentielles, a déjà une histoire.

Le revenu de base a fait son entrée dans l’arène publique française à l’occasion des élections présidentielles de 2017. Si cette idée est apparue surprenante, le revenu de base a en fait une longue histoire que l’on peut faire remonter à la Révolution française. C’est cette histoire que raconte Timothée Duverger dans L’invention du revenu de base. La fabrique d’une utopie démocratique. Historien, l’auteur a précédemment travaillé et publié sur la décroissance   , l’économie sociale et solidaire   et sur la pensée d’André Gorz   , l’un des théoriciens du revenu de base. En plus de ses recherches, T. Duverger a été impliqué dans une expérimentation d’un revenu de base pour le département de la Gironde.

Timothée Duverger considère le revenu de base comme « l’une des principales utopies du XXIe siècle ». Il note un regain des expérimentations à son sujet dans le monde ces dernières années. Toutefois, seul l’Etat d’Alaska l’a mis en place grâce à sa rente pétrolière. Si sa mise en œuvre plus large se fait attendre, l’idée du revenu de base est relativement ancienne et sa définition a fluctué. Pour autant, T. Duverger considère, à partir de son investigation historique, que trois traits caractérisent le revenu de base : « Il s’agit d’une garantie de ressources, à la fois : - Individuelle (il est versé à l’individu plutôt qu’au foyer), - Universelle (il est versé à tous), - Inconditionnelle (aucune contrepartie n’est exigée). » Sa définition n’en reste pas moins conflictuelle et intrinsèquement politique, puisqu’inscrite au cœur des débats entre démocratie formelle et démocratie réelle. En parallèle, il constitue un moyen de protection sociale et de lutte contre les inégalités. Autrement dit, le revenu de base est un outil afin de donner les moyens au citoyen d’en être un.

Avec ce livre, Timothée Duverger s’efforce de restituer les contextes d’émergence des différentes incarnations du revenu de base, ainsi que les biographies et propositions des principaux défenseurs de cette idée. Il se concentre sur trois pays, de la Révolution française à nos jours : la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. In fine, T. Duverger souhaite dégager des perspectives alternatives à partir de l’étude de l’histoire du revenu de base, et des limites qu’il a rencontrées, afin d’envisager sa mise en œuvre à notre époque.

 

Une idée révolutionnaire

Le revenu de base naît pendant la Révolution française. En 1797, Thomas Paine publie le livre Justice agraire alors que le suffrage censitaire est instauré en France. Plutôt que de prôner une expropriation pour résoudre la question de la redistribution des terres, Paine propose de verser une dotation à l’entrée dans l’âge adulte, puis une rente annuelle à partir de 50 ans pour corriger progressivement cette inégalité de patrimoine. Pour la financer, il envisage la taxation des héritages. Il s’agit pour Paine d’établir ainsi l’autonomie du citoyen.

L’idée de Paine évolue sous la plume de son concitoyen Thomas Spence, qui avance l’idée d’une propriété commune des terres à l’échelle de la paroisse. Les surplus générés seraient redistribués sous la forme de revenus à l’ensemble des citoyens. Les théories de Spence connaissent une postérité avec leur intégration dans les années 1830 aux revendications du mouvement chartiste, également préoccupé de réforme électorale, en Grande-Bretagne cette fois-ci.

Après avoir été envisagé comme une solution à la question agraire, le revenu de base se déplace progressivement vers le domaine du travail, bouleversé par les débuts de l’industrialisation, source de paupérisation. Charles Fourier évoque le « minimum décent », qui prend initialement la forme d’un lopin de terre afin de compenser l’insuffisance de certains salaires. Fourier entend cibler les pauvres avec sa mesure. Sa proposition s’inscrit également dans un combat plus large afin de rendre le « travail attrayant », c’est-à-dire moins pénible en termes de conditions de travail. Si Victor Considérant, l’un des disciples de Fourier, reprend le « minimum décent », il finit par prôner avant tout un droit au travail. De son côté, Joseph Charlier revient à l’idée originelle de Fourier et pose dès 1848 les bases d’un « revenu attribué à tous, sans conditions, sous forme monétaire. » La suggestion de Charlier ne reçoit que peu d’écho et le revenu de base sombre alors dans l’oubli pour plusieurs décennies.

 

Un débat d’entre-deux-guerres

Après la Grande Guerre, le revenu de base fait son retour en Grande-Bretagne à la suite des pertes causées par la guerre et d’une intervention étatique accrue pendant le conflit. Dans les années 1920, les époux Milner considèrent que la mise en place d’une « prime d’Etat » permettrait de résoudre la question sociale en offrant une sécurité aux individus grâce à la couverture de leurs besoins primaires, financé par l’impôt sur le revenu. La proposition de « crédit social » du Major Douglas, un ingénieur de la RAF, porte le revenu de base sur le devant de la scène politique. D’origine monétariste, son idée prend également en compte le changement de structure de l’économie : la richesse ne provient plus seulement de la terre, du travail ou encore du capital, mais aussi de l’« héritage culturel » auxquels tous contribuent.

Après le crash de Wall Street en 1929, le débat économique est marqué par les idées de Keynes et de ses disciples, qui se font les avocats du rôle de l’Etat dans la sphère économique et du planisme. En 1935, l’économiste G. D. H. Cole écrit un article sur le « dividende social » : avec celui-ci, il entend répondre aux besoins primaires, stimuler la demande et éviter que les inégalités ne se creusent. Son idée est reprise par le keynésien James Meade, à la fois pour lutter contre pauvreté et relancer l’économie.

Enfin, à la même époque en France, le revenu de base est évoqué par Jacques Duboin. Ce défenseur d’un « socialisme de l’abondance » voit déjà dans le progrès technologique une source de chômage auquel ce nouveau dispositif pourrait remédier. Le revenu de base se retrouve également du côté de l’Ordre Nouveau de Robert Aron et Arnaud Dandieu.

 

De l’impôt négatif à l’allocation universelle

Après la Seconde Guerre mondiale, la britannique Lady Rhys-Williams envisage une fusion des aides sociales en une seule allocation financée par une taxe à taux unique (« flat tax »). Il faut néanmoins attendre les années 1970, aux Etats-Unis cette fois-ci, pour qu’une telle proposition recueille un écho. Milton Friedman théorise en effet « l’impôt négatif ». Il le conçoit comme un outil de lutte contre la pauvreté, qui garantirait un minimum de revenu pour tous et se substituerait à toutes les autres aides sociales. Sa suggestion souligne l’évolution du débat, de la résolution du chômage à celle de la pauvreté dans un contexte de développement de la protection sociale.

Dans les années 1980 et 1990, le revenu de base est à nouveau évoqué dans une Europe qui connaît les débuts du chômage de masse et de la crise de l’Etat-providence. Philippe Van Parijs, un philosophe belge, propose une « allocation universelle » afin de répondre à ces nouveaux maux, au ralentissement de la croissance et aux premières préoccupations écologistes. Il souhaite également inciter au partage du travail. Plus largement, Parijs voit dans une telle idée un « chemin libéral vers une société communiste ». Les défenseurs du revenu de base se structurent alors en un réseau international : le « BIEN » pour « Basic Income European Network ».

L’allocation universelle a toutefois du mal à s’introduire dans le débat français puisque les droits sociaux restent très attachés au travail. Il faut attendre 1988 pour qu'un revenu minimum ne soit créé avec le RMI   . Celui-ci reste encore très lié à l’idée d’« insertion » comme l’indique son nom. Pour autant, le débat intellectuel français autour du revenu de base l'envisage en termes d’autonomie et de distinction entre travail choisi et subi, avec des auteurs comme Guy Aznar ou Yoland Bresson, ou encore d’inconditionnalité chez Alain Caillé, sur le mode du don afin de ne pas stigmatiser les bénéficiaires. C’est toutefois l’impôt négatif qui s’impose sous le gouvernement de Lionel Jospin avec la prime pour l’emploi.

 

Une discussion et des expérimentations toujours en cours

Aujourd’hui, en France, le revenu de base s’inscrit dans des réflexions plus larges liées aux métamorphoses de la protection sociale, du monde du travail et du chômage causé par numérisation et l’automatisation de la société. La proposition du candidat Benoît Hamon est directement inspirée par sa lecture d’André Gorz, auteur à ce sujet de Misères du présent, richesse du possible (1997). Influencé par Marx et conscient des enjeux écologiques, Gorz ambitionne de favoriser l’autonomie de l’individu. Pour cela, son « revenu universel d’existence » [RUE] doit être suffisant, universel et inconditionnel. Hamon place le RUE au cœur de son projet qui marque un tournant écologiste et une remise en cause de la croissance économique pour le socialiste. Son projet s’édulcore cependant assez vite pendant sa campagne.

C’est encore du côté du camp socialiste que naissent des velléités d’expérimenter le RUE à l’échelle départementale, comme en Gironde, avec différents scénarios visant à fusionner certaines aides sociales. Au niveau de l’Etat, le plan de lutte contre la pauvreté du gouvernement Macron prévoit de créer un revenu universel d’activité [RUA] en 2020 à partir de la fusion de plusieurs prestations sociales et sur un modèle britannique critiqué. Pour Timothée Duverger, « Deux visions s’affrontent donc : le welfare au référentiel démocratique des départements contre le workfare au référentiel philanthropique du Gouvernement. »

 

Le revenu de base questionne donc nos sociétés au fil de leurs évolutions, autant économiques que politiques. Ses définitions successives témoignent des problèmes auxquels il entend répondre : question agraire, industrialisation, chômage de masse, lutte contre la pauvreté et les inégalités, autonomie du citoyen, intérêt du travail, etc. L’absence d’expérimentations d’ampleur, liée aux bouleversements que le revenu de base pourrait provoquer pour nos organisations socio-économiques, conduit Timothée Duverger à proposer une histoire de l’idée. Ainsi, il souligne l’ancienneté de sa présence, parfois discrète, dans le débat public et montre de façon claire la polysémie du terme et des configurations envisagées : objectifs assignés, modalités de financement et de distribution, populations ciblées.

Le lecteur de Karl Polanyi regrettera que T. Duverger ne propose aucune analyse de l’épisode, évoqué par l’économiste hongrois dans La Grande Transformation, de la loi anglaise de Speenhamland qui instaura en 1795 un « right to live », garantissant un revenu minimum subventionné aux effets très mitigés, que cela soit en termes de salaires ou de productivité. La loi fut abolie en 1834. Speenhamland est pourtant abordé par le néerlandais Rutger Bregman dans son essai Utopies réalistes   , où le revenu de base figure en bonne place. L’anthropologue David Graeber, inspiré par André Gorz, voit également dans ce dispositif un moyen de résoudre le phénomène des « boulots à la con » et, plus largement, de redonner un sens au travail en valorisant la pluriactivité.

T. Duverger a raison de mentionner la difficulté qu’a l’idée du revenu de base à s’imposer dans un débat où la valeur travail a été remise sur le devant de la scène par Nicolas Sarkozy en 2007, rendant par exemple taboue l’idée, moins radicale, de continuer à réduire le temps de travail. A cela, il faudrait ajouter l’absence d’une mise en œuvre prolongée du revenu de base à une échelle conséquente.