La biographie croisée des frères Boltanski confine au récit social et au récit d’apprentissage, sous le modèle sociologique du premier et dans un style agréable qui rend honneur à l’art du second.

Luc et Christian sont deux frères : l’un est sociologue, l’autre artiste. Pourtant leur biographie croisée n’est ni un ouvrage de sociologie classique sur un sociologue, ni un ouvrage d’esthétique sur un artiste. Son auteure Anne Sauvageot, professeure émérite de sociologie (Toulouse), prévient d’emblée : si elle a cherché à éviter les erreurs factuelles concernant son objet, elle ne dispose d’aucune révélation d’une vérité à proposer, laquelle se cacherait derrière les dits et les non-dits de ceux qu’elle a consultés. Entendons par là qu’il ne s’agira pas non plus de se livrer à une sociologie quantitative et surplombante, ni même de suivre de trop près l’esprit de dévoilement d’un Pierre Bourdieu, dont l’auteure n’évite pas les concepts centraux utilisés fugitivement (ainsi de celui de « capital culturel », qu’il n’est d’ailleurs pas absurde d’évoquer dans ce cas).

Est-ce à dire que nous ne pourrons cerner aucune réalité sociale dans ces pages ? Certes non. Mais il y va surtout d’un travail dont l’ambition est d’abord de mettre en regard les ouvrages scientifiques et les poèmes de l’un, et les expositions, les performances et les installations de l’autre ; de croiser des anecdotes rapportées, les entretiens télévisés ou radiodiffusés et les récits autobiographiques ou pseudo-autobiographiques. C’est à partir de ces archives des deux frères ou de leur entourage que la reconstitution proposée aboutit à un ouvrage, presque un récit, et que l’auteure peut témoigner aussi de la sympathie, de l’intérêt et de l’émotion qu’ont entretenus en elle les personnes de Luc et Christian Boltanski, leurs proches, les concepts, les écrits, les œuvres qu’on leur doit.

A quoi il importe cependant d’ajouter que l’auteure, parlant du point de vue du sociologue, tient un propos entièrement pris dans la sociologie pragmatique de Luc Boltanski. Elle le justifie d’ailleurs plusieurs fois : depuis les années 1970, les sociologues s’intéressent – qui ne l’a remarqué – aux récits de vie. Espèrent-ils ainsi atteindre une part plus intime des personnes étudiées ? Les outils quantitatifs ne le permettent effectivement pas. Mieux vaut analyser des justifications et des constructions, voire des autoconstructions, qui ont le mérite de permettre au sociologue d’accéder aussi au sens que les individus confèrent à leurs propres actions et trajectoires et pas uniquement aux statuts et aux fonctions (sans tomber, autant que faire se peut, dans la psychologie, que frôle parfois l’auteure ici citée).

L’affaire était, pour ces raisons mêmes, largement commencée avant cette synthèse, soit par des résumés de carrière fournis par les éditeurs ou galeristes, soit par des interviews de presse accompagnant les publications ou les expositions, soit par le fils ou les petit-fils après la publication de La Cache, ce roman de l’espace d’une maison (comme il y eut des romans des immeubles) dans lequel se meut une famille.

 

Généalogie familiale

Des Boltanski, beaucoup ont entendu parler (on apprendra aussi en cours de lecture les déformations subies par le nom pour cause de traduction : Boltyanski, Bolyanski, Bolyanskij). Du moins de deux d’entre eux, au sein de ce qui constitue à l’évidence une tribu : Luc, le sociologue ; Christian, l’artiste contemporain. Résumons, à l’aide de phrasés de l’auteure : enfants nés pendant la guerre, d’un père juif et d’une mère chrétienne (romancière sous le nom d’Annie Lauran), Luc et Christian ont eu pour tribut, outre une histoire familiale mouvementée, une maison à cachette située rue de Grenelle. La peur est leur lot commun. Pour Luc, les souvenirs de la guerre ont laissé une « angoisse de guerre » réactivée dans la confrontation à divers conflits postérieurs. Il est engagé dans l’action et l’écriture. Christian a souffert de la honte d’être juif, et s’attache à une mémoire d’enfance qu’il ne peut ou ne veut pas quitter.

Plus spécifiquement, Anne Sauvageot raconte d’abord la généalogie familiale : les grands-parents d’Odessa (qui traversent les pays par exil, mais sont aussi pris dans des changements de nom nécessaires), les parents (qui ont appris à se tenir debout en toutes circonstances, au vu des situations), les enfants (aux naissances détaillées dans le livre) et les petits-enfants (dont celui qui s’engage en littérature, Christophe). Cette généalogie est largement diffusée désormais et elle contribue parfois à éclairer les orientations plus que les travaux de l’un et de l’autre.

 

Un couplage fraternel

La question qui se pose rapidement est celle de savoir quel impératif pouvait conduire à envisager un ouvrage autour de ces deux frères, dont l’auteure exalte la fraternité, mais dont on ne voit pas toujours comment ce lien est productif pour l’un et pour l’autre dans le cadre de ce qui peut intéresser un lecteur : celui de leurs travaux. Anne Sauvageot, quoi qu’il en soit, évite d’en faire des modèles. Mais elle insiste sur les valeurs propagées par eux : la fraternité donc, et le souci de la justice, non moins que l’émancipation et l’égalité.

En retraçant les carrières (certes inachevées !) des deux frères, l’auteure permet de mieux comprendre certains moments publics de leur existence. Ce qui fait aussi de cet ouvrage une sorte d’introduction aux œuvres des frères Boltanski.

Que Luc ait été assistant de Pierre Bourdieu est connu des habitués, mais méritait d’être fouillé, au sens où les terrains d’exercice proposés par le maître (la fondation de la revue prestigieuse Actes de la recherche en sciences sociales, l’attrait pour l’analyse de la photographie qui prendra place dans Un art moyen, etc.) ont abouti à une critique de ses thèses. L’éloignement de Luc par rapport à Bourdieu est fort clairement établi, notamment par l’exposé du refus, par Luc, des assignations sociales qui excluraient quelque prétention que ce soit de sortir de la logique de la domination, en plusieurs moments de l’exposé.

Que Christian soit devenu artiste – mais pas seulement, puisqu’au talent créatif que suppose toute contribution au monde artistique s’adjoint le talent social nécessaire pour intégrer celui-ci –, à partir d’un travail personnel d’adolescent pris au sérieux par des parents qui s’investirent alors dans l’offre d’une galerie à faire fonctionner, n’explique finalement le lancement de la carrière que par le truchement des artistes rencontrés : Le Gac, Sarkis, Monory, et l’épouse : Annette Messager, avant qu’un lien se noue avec Anselm Kiefer.

 

La construction d’un double sens critique

Un point, sans doute, rapproche encore plus fortement les deux frères : l’un comme l’autre s’attachent à comprendre et à éclairer la manière dont les individus construisent leur propre sens critique à partir de leur conception d’eux-mêmes en victime (et pas uniquement juive). Les dénonciations d’injustice auxquelles Luc s’intéresse recoupent, au moins formellement, les préoccupations de Christian : l’injustice, l’assignation, la réparation, l’articulation du particulier au collectif, etc. Si l’un met en place une sociologie pragmatique de l’action attentive à la souffrance sociale, l’autre se voue aux rituels commémoratifs d’une souffrance (celle de la mort du moins, dans les Monuments), bien loin, par ailleurs de l’art conceptuel dominant de sa propre époque d’investigation (1985).

Christian basculera vite dans les œuvres les plus connues des lecteurs, sans doute : vers les Archives, cette installation dédiée à la disparition. S’agit-il vraiment de faire revivre des destins d’enfants, d’hommes et de femmes, centrés sur l’ombre de la Shoah (Reliquaires, Autels) ? Sans doute, mais, encore une fois, pas exclusivement.

C’est ainsi qu’Anne Sauvageot peut centrer son analyse sur le milieu des années 1980, une période féconde pour chacun des deux frères, l’un tournant la page du structuralisme sociologique et l’autre devenant un artiste focalisé sur l’aménagement de l’espace d’exposition. De nouvelles collaborations commencent : avec Ève Chiapello pour Luc, avec de nombreux centres d’exposition pour Christian (jusqu’à l’exposition Voilà de 2000), quand ce n’est pas une collaboration des deux frères autour des poèmes de l’un et des photographies de l’autre.

 

Quelle suite ?

Anne Sauvageot a raison de rappeler qu’à l’heure actuelle, ni Luc, ni Christian ne sauraient considérer leurs parcours comme achevés. Nul ne peut imaginer maintenant la suite qui sera donnée à ces travaux. C’est le côté étrange des livres de ce type, opérant des synthèses de parcours avant le terme réel de l’œuvre. De ce fait, c’est l’acquisition de la reconnaissance sociale, savante et artistique, par les deux frères, que finalement cet ouvrage raconte. Sans que cela provoque le terme des questions encore formulables.

Ainsi donc, après avoir tenté de saisir les parcours des deux frères, Anne Sauvageot prend ces considérations de plus haut, en proposant un ensemble d’interprétations beaucoup plus subjectives des travaux et propos répertoriés. En extrayant de ces derniers un certain nombre de catégories – familiale, morale, interactive, etc. – qui les traversent, elle les croise avec ses propres soucis et donne à lire une deuxième partie d’ouvrage centrée sur des réflexions portant sur l’individuel et le collectif, l’absence et la mémoire, la morale et le religieux, la fratrie et la fraternité.

De toutes ces reprises qui composent alors cette deuxième partie du volume, on retiendra surtout la manière dont les deux frères tournent autour de la notion d’émancipation. Luc, par sa sociologie, veut redonner aux personnes, aux acteurs (et non aux agents) le moyen d’avoir une prise sur les institutions, de les faire plutôt que de les subir. Tandis que Christian, travaillant désormais sur commande, conçoit des œuvres qui interrogent les spectatrices et les spectateurs en les plongeant en elles, en les assaillant même parfois, afin qu’ils cessent de croire que le monde est donné une fois pour toute, et qu’il n’y a plus rien à faire ni à penser. Ainsi que l’auteure le commente, les deux frères ont des affinités de cette sorte : une attention aiguisée portée à la personne dans sa singularité et dans sa capacité à réagir. Pour elle, c’est le mot de passe qui traverse tous les propos, la focale à partir de laquelle ils bâtissent leur œuvre.

Bien sûr, ce point de ralliement n’inclut aucune similitude de démarche. Si l’un cherche à comprendre et susciter des collectifs de prise en main, l’autre prône un « tous ensemble » qui ne recoupe pas entièrement le souci du premier. Il est vrai qu’Anne Sauvageot ne suggère aucune identification. Le travail du savoir n’est pas le travail de l’imagination. L’un et l’autre frères sont néanmoins, chacun à leur manière, habités par un désir de contribuer à un « commun ».