Une présentation de l'oeuvre de l'historien américain Christopher Lasch, redécouvreur de la tradition populiste étasunienne.

Avec Christopher Lasch. Un populisme vertueux, Renaud Beauchard, professeur associé à l’American University Washington College of Law, propose une présentation synthétique de l’œuvre de l’historien décédé en 1994. Notamment connu pour son livre La Culture du narcissisme, Christopher Lasch est l’auteur d’une œuvre importante, introduite en France par Jean-Claude Michéa. Le philosophe a accueilli plusieurs de ses traductions dans sa collection « Climats ». Les Femmes et la vie ordinaire, initialement publié dans cette collection, est d’ailleurs sorti au format poche chez « Champs-Flammarion » en 2018.

Dans son livre, Renaud Beauchard revient sur le parcours de l’historien américain, fils de progressistes de l’époque du New Deal, passé par Harvard et influencé par l’humanisme civique, le protestantisme et la psychanalyse. Christopher Lasch est un critique acéré de la notion de progrès et de ce qu’il appelle la « personnalité narcissique ». Cette dernière se caractériserait par « la peur de vieillir, une certaine superficialité, une ironie protectrice et autoréférentielle, une préférence pour “les engagements qui n’engagent à rien”, un mépris affirmé pour la continuité historique, une aversion quant au fait de dépendre de quelqu’un, la déloyauté et l’ingratitude ».

Christopher Lasch a aussi écrit sur la coupure existante en démocratie entre le peuple et une élite experte et progressiste, dont Thomas Frank a dernièrement actualisé le portrait avec Pourquoi les riches votent à gauche   . Afin de remédier à cette situation, l’historien propose de redécouvrir la « tradition populiste » américaine, qui valorise le local, la propriété et l’indépendance, et s’oppose au salariat et aux travers du capitalisme, comme la tendance à la concentration. Enfin, Renaud Beauchard restitue les dernières analyses de Christopher Lasch sur l’évolution de la condition des femmes au cours du siècle précédent.

Renaud Beauchard a accepté de répondre aux questions de Nonfiction à propos de son livre.

 

Nonfiction : Dans votre livre, vous évoquez l’influence de « l’humanisme civique » et du protestantisme sur la réflexion de Christopher Lasch. Pourriez-vous également revenir sur les sources et méthodes historiques qui ont servi à Lasch pour construire sa critique de la société américaine ?

Renaud Beauchard : Une bonne partie de l’œuvre de Christopher Lasch, et tout particulièrement son premier grand livre, Un refuge dans un monde impitoyable. La famille assiégée, consiste en une généalogie critique de la recherche en sciences sociales sur la famille et de la « science appliquée » du contrôle social qui en est indissociable. Mettant l’accent sur l’importance historique des actions humaines, sur les luttes concrètes pour le pouvoir, Lasch se plaçait en directe opposition méthodologique avec la principale tradition de recherche en sciences sociales, qui tend à fonder une « science pure de la société » et contribue à répandre l’illusion qu’une société obéit à ses lois propres, et agit comme un organisme autonome, totalement indépendant de la volonté humaine. Lasch critique tout particulièrement l’idée au cœur des sciences sociales qui consiste à faire de l’interdépendance le principe régulateur de la société et les postulats qui en découlent : « l’homme est entièrement le produit de la société et de la culture ; la société est un réseau de relations interpersonnelles ; le développement social génère des formes d’interdépendance de plus en plus complexes ; et cette interdépendance se manifeste avant tout dans la division et la subdivision, ainsi que dans la « "différenciation" des fonctions sociales ». Louant « le progrès intellectuel » que représentait « l’offensive des sciences sociales contre l’illusion commune de l’autonomie individuelle », Lasch estimait néanmoins que cette « science pure de la société » avait jeté un peu vite le bébé de l’autogouvernement avec l’eau du bain de la philosophie idéaliste. En rejetant « l’illusion idéaliste d’un homme créateur autonome de sa propre destinée », la science sociale récusait également « l’idée que la société est une création collective de l’intelligence et de la volonté humaines et que les hommes conservent par conséquent une capacité collective à comprendre leur œuvre propre, et même à s’élever au-dessus de son caractère limité d’un point de vue historique ». En présentant la « socialisation de la reproduction », c’est à dire la soustraction de la famille de sa fonction de socialisation pour la confier à l’État thérapeutique (école, tribunal pour enfants, assistance sociale, médecins, etc.) comme un processus abstrait découlant de l’interdépendance consubstantielle à la société moderne, Lasch estimait que la science sociale s’était bornée à étudier la société moderne superficiellement, sans en pénétrer les principes intimes et historiques. Non seulement, elle n’est pas parvenue à vider la famille de sa fonction de socialisation, mais elle a fait pénétrer en son sein les mêmes forces qui orchestrent l’appauvrissement de la vie ordinaire et l’a transformée en un agent supplémentaire de la production de la personnalité narcissique, c’est-à-dire un moi faible et dépendant obsédé par sa survie psychique dans un monde inintelligible.

 

En quoi consiste le « populisme » de Christopher Lasch et comment se distingue-t-il des mouvements politiques actuellement rassemblés sous ce nom ?

Il faut d’abord dire que Lasch se revendiquait objectivement d’une tradition populiste, et non, comme le font par exemple une Marine Le Pen ou un Jean-Luc Mélenchon, par bravade ou par défi. Le populisme dont se réclame Lasch est étroitement associé à l’idéal d’un citoyen apte à fonder et conserver des sociétés autogouvernées. Reposant sur la propriété individuelle des moyens de production en tant que fondement matériel de la vertu civique, la sensibilité populiste de Lasch cultive une profonde méfiance envers les organisations à grande échelle, qu’il s’agisse de la concentration du pouvoir économique dans les grandes entreprises, ou de celle du pouvoir politique entre les mains du gouvernement fédéral. Elle perçoit l’institutionnalisation du salariat, relation définie, rappelons-le, par un lien de subordination juridique du salarié envers l’employeur et reposant sur la séparation du savoir et du travail, comme le choix le plus funeste de l’histoire de la démocratie américaine. Un choix qui n’est ni plus ni moins que la recréation au Nouveau Monde d’une forme d’hégémonie cléricale qui avait poussé les colons à l’émigration. Le populisme de Lasch implique une profonde défiance envers la social-démocratie qu’il analysait comme une idéologie visant à faire que chacun vive mieux son exploitation et s’habitue à une dépendance envers des organisations sans cesse plus gigantesques que seule, une « minorité civilisée » disposant d’un monopole de plus en plus étanche du savoir, serait capable de gérer pour le bien du plus grand nombre. Un bien redéfini exclusivement en termes d’accès à des biens et des services essentiels et qui conduit à faire de l’idée même d’autogouvernement une idée indécente plaçant irrémédiablement toute société sur la pente d’un autoritarisme rampant.

Le populisme de Lasch s’oppose en cela très nettement à celui de la nouvelle droite ou du conservatisme de mouvement de Barry Goldwater, Reagan et Trump. Certes, ceux-ci ont tous fait un diagnostic très juste sur l’apparition d’une « “nouvelle classe” parasitaire constituée par des spécialistes de la résolution des problèmes et des relativistes moraux » qui vient faire des Américains une nation d’individus timorés cultivant la haine de soi. Mais ce qui distingue le reaganisme ou le trumpisme de la tradition populiste jeffersonienne dont Lasch se revendique, est leur instrumentalisation du ressentiment de la petite classe moyenne à des fins radicalement opposées à la démocratie fondée sur la petite propriété, au sens des limites, à la reconquête de nos sens atrophiés par l’abstraction capitaliste et à l’idéal d’une société sans classe portés par la tradition civique de Lasch. La différence entre le populisme de Lasch et celui d’un Trump ou d’une Marine Le Pen est très bien résumée par la formule suivante de Wendell Berry, une grande influence sur Lasch : « une foule dont le mécontentement n’a pas dépassé le niveau des slogans est seulement une foule. Une foule qui comprend les raisons de son mécontentement et qui en connaît les solutions nécessaires est une communauté vivante, dont il est impossible de ne pas tenir compte. »  

 

La redécouverte par Christophe Lasch de la tradition populiste, issue du contexte américain, est-elle transposable à l’expérience française contemporaine ?

Elle est d’autant plus transposable que, tout au moins en ce qui concerne l’Occident, l’Amérique jeffersonienne des petits propriétaires qui a fait des États-Unis un phare de la liberté et a dominé jusqu’à la massification de l’industrie américaine dans la seconde moitié, est sans doute l’expérience la plus longue et sur l’étendue géographique la plus vaste de sociétés autogouvernées depuis les cités libres de la Grèce antique. Et tout comme, paraphrasant Sebastien Haffner, les soixante-douze jours qu’auront duré la Commune de Paris font toujours partie du présent, « un présent étrangement vivant », alors que les soixante-quinze ans du Reich allemand appartiennent irrémédiablement au passé, c’est la mémoire d’une Démocratie faite de Républiques élémentaires qui continue à susciter un attachement émotionnel des américains à une idée que la modernité libérale s’emploie à rejeter dans un oubli collectif.

Contrairement aux populistes réactifs comme Marine Le Pen ou Bolsonaro qui ne prônent, au fond, qu’une continuation autoritaire de la dépendance envers la surpuissance de l’État et la source nourricière du marché à la consommation, c’est d’un populisme en quelque sorte girondin dont nous avons besoin, qui passe par une révolution anthropologique. Un nouveau paradigme qui nous permette avant tout de décoloniser nos vies privées de la rationalité abstraite du capitalisme avancé et de la mystique de l’État et de retrouver une autonomie de nos fonctions vitales vis-à-vis des vendeurs, des agents, des organismes de toutes sortes, des experts dans laquelle le macronisme et les autres types de jacobinisme qui l’ont précédé nous exhortent à continuer à y renoncer. Il faut, paraphrasant une fois encore Berry, que nous recouvrions notre capacité à « nous nourrir, nous vêtir, nous amuser, de communiquer les uns avec les autres, être charitables et affectueux ou même de nous respecter nous-mêmes sans avoir recours à un commerçant, à une entreprise, à une institution de service public, à un organisme gouvernemental, à un styliste ou à un expert. » En comme, nous dit Berry, il faut que nous parvenions à penser un individualisme qui ait cessé de « se promener en uniforme ». Cette nécessité s’impose de façon aussi pressante en France qu’aux États-Unis ou partout ailleurs.

 

Quelle est la réception américaine de Christopher Lasch et quels sont les critiques et prolongements qu’il a suscités ?

Récupéré sélectivement par des idéologues aux marges du parti républicain, comme Steve Bannon, qui a fait de La révolte des élites un de ses livres de chevets pour mieux soutenir un modèle de capitalisme autoritaire à la Pinochet ou Bolsonaro qui sont en fait l’aboutissement rêvé de l’idéologie Banque Mondiale, Lasch est pour l’essentiel absent du paysage intellectuel engagé à gauche, à l’exception de la revue The Baffler et de quelques auteurs qui s’en réclament plus ou moins comme George Scialabba, Thomas Frank ou Russell Jacoby. On peut déceler des accents laschiens chez quelqu’un comme David Graeber, notamment dans sa dénonciation des bullshit jobs et bien sûr chez des écologistes jeffersoniens comme Wendell Berry, ou encore chez des penseurs arendtiens comme Richard Sennett. Mais sans doute le plus grand continuateur de l’œuvre de Lasch, bien qu’il ne s’en réclame nullement est sans doute Matthew Crawford, ce philosophe réparateur de motos auteur de ces deux chefs d’œuvre que sont L’éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail et Contact. Comment nous avons perdu le monde et comment le retrouver. Soutenant que le travail manuel est en fait intellectuellement plus exigeant que le travail dit « intellectuel » (c’est-à-dire la manipulation de valeurs abstraites) et voyant dans la marchandisation de l’attention la dernière frontière - cognitive - du capitalisme, Crawford est sans doute l’avocat le plus éloquent avec Berry de la revalorisation des arts et de la rationalité pratiques contre le règne sans cesse croissant de la technique et de la rationalité instrumentale du capitalisme en tant que fait social total.