Un ouvrage collectif analyse avec brio les implications contemporaines du pragmatisme de Dewey

John Dewey est l’un des philosophes américains les plus importants du XX eme siècle. Son originalité vient de ce qu’il se tient éloigné des approches logiciennes (Russell), des approches logico-sémiotiques (Quine) aussi bien que du réalisme (Putnam) et de l’empirisme (Goodman). Il se définit comme pragmatique et son travail a été largement diffusé et commenté en France, en particulier par Jean Pierre Cometti. Cet ouvrage collectif, coridigé par le philosophe français Jean-Pierre Cometti (décédé en 2016) et l'Italien Giovanni Matteucci, interroge l'actualité de Dewey grâce à des contributions faisant fi des frontières disciplinaires.

 

L'expérience comme tout

Un des points conceptuels fondamentaux de Dewey est la notion d’expérience, qui est pensée comme permettant la construction d’une doctrine philosophique complexe et précise. Le concept d’expérience est utilisé pour déconstruire tout dualisme. Dewey accepte absolument qu’il existe des oppositions, des diversités (par exemple entre le vivant et le minéral, entre l’animal et l’homme) mais il récuse que ces oppositions puissent avoir une valeur épistémologique. Il n’est pas, pour lui, épistémologiquement valable de distinguer absolument une science du vivant d’une science du minéral…Dès lors que le dualisme épistémologique est exclu, les approches empiriques sont mises en causes. En effet ces approches se fondent toujours sur, d’une part la récolte de faits (de données scientifiques) et sur, d’autre part, l’interprétation logique de ces données, selon des méthodes souvent organisée en ensemble théorique. Pour Dewey ceci revient à réintroduire un dualisme, entre l’ensemble des pratiques qui recueillent les données, et l’ensemble des outils qui les interprètent. Pour lui, la notion d’expérience est un tout, une globalité : c’est une seule et meme expérience que d’inventorier, de parcourir, d’explorer et de classer, mesurer, calculer. Explorer et calculer ne sont pas les mêmes actions mais elles engagent leur auteur de la même façon. G.Matteucci écrit : « le pari de Dewey consiste précisément à vouloir réintégrer dans le réel la dimension de ce qui appartient aux valeurs, à la qualité, dont font respectivement parties le mental et le corporel, le psychique et le physique, le noétique et l’esthétique. [...] Il en résulte une conception de la réalité qui intègre les éléments qualitatifs qui font partie de l’expérience, sans les isoler dans une région métaphysique indépendante subordonnée à la subjectivité et sans non plus isoler le fait de connaitre de celui de l’expérience »   .

Dans un tel contexte conceptuel le mot « réel » ne désigne pas quelque chose qui s’opposerait à l’illusoire ou à l’apparence ; le réel désigne tout ce qui arrive et qui ne prend de valeur qu’en relation avec d’autres événements. Cette thèse quant au réel a une conséquence anthropologique immédiate : l’homme n’existe que dans un environnement mais la subjectivité humaine n’a, dans cet environnement aucun privilège, ni « sur le plan historico-naturel de la continuité de l’évolution que sur le plan théorico-conceptuel, au regard du quel les vecteurs subjectuels ne sont que des vecteurs parmi d’autres dans le même champ de l’expérience »   .

 

Le choix au coeur des expériences esthétiques et politiques

Un point essentiel est que l’expérience dans l’environnement implique des choix. Pour Dewey il existe des « intérêts sentis » qui sont comme une « adhésion spontanée à la qualité de forme qui donne une unité harmonieuse au champ d’action de l’organisme »   . Autrement dit l’expérience de et dans l’environnement est inséparable de valeurs, celles qui font que « émotionnel et cognitif » s’entrecroisent. « Savoir implique sentir ; l’épistémologie implique une esthétique ». En ce sens, ajoute Matteucci, « le pragmatisme de Dewey fait de la perfection esthétique la réalisation d’un équilibre au sein du quel les vecteurs disparates se conjuguent en une unité cohérente »   .

Il est évident que cette position est politique. Le second chapitre de l’ouvrage (écrit par R. Dreon) l’expose très clairement. Il faut récuser le hiatus qui sépare le producteur du consommateur parce qu’il permet de creuser un abîme entre l’expérience dite esthétique et l’expérience dite normale. Dewey n’affirme pas, comme Beuys le fera plus tard que tout humain est artiste, mais il insiste sur le fait que la distinction entre artiste et non artiste est politiquement liée au système économique dominant et aux enjeux commerciaux, ou financiers liés au marche de l’art. En fait pour lui toute expérience est porteuse de valeurs esthétiques mais toutes les expériences n’en possèdent pas une égale quantité (ni qualité). Toutes les expériences ne se valant pas, toutes les œuvres d’art ne sont alors pas égales. Pour Dewey, certaines musiques sont moins intéressantes que d’autres. Curieusement il considère que le jazz, la bande dessinée et le cinéma ont des qualités esthétiques mais qu’elles sont inférieures, par exemple à celles de la littérature. Avec pas mal d’humour le chapitre trois de l’ouvrage (écrit par Ottobre) explore les possibles liens entre l’improvisation jazziste et l’expérience conceptuelle de Dewey. On y apprend quelles convergences peuvent exister entre Shakespeare et John Coltrane, et que le piano de Art Tatum ne comporte pas de fausses notes. Un régal de lecture.

 

L'expérience esthétique

Le chapitre suivant (Iannilli) tente sinon une synthèse du moins une convergence entre l’empirisme constructif de Goodman et le pragmatisme de Dewey, dans le domaine de l’esthétique. L’auteur adopte un point de vue ponctuel et astucieux qui est de s’intéresser à ceux qui réceptionnent l’œuvre d’art (principalement plastique, pas musicale dans ce cas). Celui qui regarde une œuvre ne vit, en effet, pas la même expérience esthétique que celui qui l’a créée mais ces deux expérience ne peuvent pas être hiérarchisées. Une oeuvre en effet n’est pas un objet que l’on consomme bêtement mais quelque chose que l’on « fait fonctionner » et de ce fait le regardeur est aussi un peu acteur. Le rapport physique, sensuel que l’auteur a mis dans son œuvre est fort différent du rapport sensuel que construit le regardeur. Il est donc possible de garder l’idée pragmatique de Dewey pour l’auteur et de prendre acte de ce que le regardeur prend au départ l’œuvre comme une donnée qu’il interprète ensuite.

 

Implications politiques

Les trois derniers chapitres (Quintyn, Cometti et Scott) prennent des angles de lecture explicitement politiques. Quintyn analyse les différentes philosophies de l’esthétique qui sont actuellement en vogue et signale, souvent avec pertinence qu’elles ont des implications politiques beaucoup moins « progressistes » que celle de Dewey. Elle « tendent à assigner à résidence un supposé objet ou produit artistique »   alors que Dewey, lui, insiste sur le fait que l’objet artistique n’existe que dans un environnement qui est multiple, éventuellement changeant et jamais limité à un seul white cube, ou musée.

Cometti développe les mêmes arguments en fustigeant les fausses hiérarchies du marche de l’art et en reprenant des thèmes qu’il avait développés dans son ouvrage précédent : Art et facteurs d’art   .

Pour finir Scott construit avec un certain brio une critique de Dewey, depuis un positionnement plus à gauche que lui : elle expose comment Dewey a raison de critiquer les usages socialement discriminants de l’art mais elle lui reproche de n’avoir pas critiqué le système social qui produit et permet ces usages. Selon elle Dewey pense encore que tous les « sujets » sont dans la société, égaux sans voir que le système capitaliste ne produit pas de sujets également aliénés.

 

Cet ouvrage est donc un joyeux régal de réflexions intelligentes et riches. Quelle est la bonne façon de penser, aujourd’hui, une expérience esthétique résolument engagée, aussi bien au sujet du réchauffement climatique que des déplacements des migrants ? Y a-t-il une esthétique dont l’expérience permet de faire croître des valeurs politiques, sociales et environnementales ? Il y a des artistes ainsi engagés, et même beaucoup. Y a-t-il pour autant une philosophie actuelle de l’engagement esthétique ?