Dans un dialogue qui assume des points de départ peut-être inconciliables, le médecin et le philosophe donnent leurs arguments pour une approche démocratique de l’humanité.

* Cet article est publié dans le cadre d'un partenariat avec les Rencontres philosophiques d'Uriage : le livre présenté concourt au prix du livre d'Uriage.

 

En douze questions, douze travaux d'Hercule, Jean-Michel Besnier et Laurent Alexandre s’efforcent de faire dialoguer la philosophie et la médecine sur le transhumanisme. Mais le dialogue est-il seulement possible, lorsqu’il oppose finalement deux visions du monde, qui semblent vouées à s'affronter sans parvenir à aucun compromis ? Respectivement philosophe spécialiste des nouvelles technologies pour le premier, médecin, pour le second, leur désaccord est là. Plutôt que de le nier, ils l'exposent sur la place publique, tels ces orateurs de la Grèce Antique, donnant leurs arguments au service de la démocratie. Ils argumentent en réhabilitant le conflit et en faisant de l’opposition assumée l’un des outils d’une « démocratie agonistique » au sein de laquelle le pluralisme trouve une forme d’expression. Des définitions accompagnent leurs propos, afin d'inclure le lecteur et ne pas transformer le débat en querelle de spécialistes ou en joute oratoire. Ce « nous » qui s'esquisse relève non pas d'une addition de points de vue, mais de leur combinaison conflictuelle, nous libérant de l'illusion d'une vérité consensuelle.

 

Une médecine au service de la performance ?

Descartes mettait tous ses espoirs dans la médecine comme condition du contentement humain. Il défendait aussi l'idée selon laquelle la diffusion des connaissances permettrait d'aller plus loin que là où ses « pères » s'étaient arrêtés. Pour autant, le rêve cartésien de faire de la médecine une science n'a pas abouti ; parce qu'il ne pouvait pas aboutir. La médecine s'est toujours située dans l'entre-deux de la science et du savoir-faire. Mieux conscient de cette position intermédiaire, Platon, dans le dialogue Le Philèbe, place la médecine à côté de la musique, de l'art du pilote et du commandement militaire, parmi les techniques qui procèdent par conjectures, et non par mesures mathématiques. Car comme le montrera le rhéteur Gorgias dans le dialogue platonicien du même nom, le médecin ne dispose que de très faibles moyens pour emporter l'adhésion du malade. Il lui faut par conséquent, toujours selon Gorgias, persuader le patient par l'art de la rhétorique, au risque de la manipulation.

C'est donc une bien vieille histoire que celle de la relation entre la philosophie et la médecine. L’enjeu du présent est qu’on assiste à la rupture d'une tradition, d'un modèle. On est passé d'une médecine du « tâtonnement », à une médecine « réparatrice », qui rêve d'augmenter les capacités de l'homme. Or des « capacités » aux « performances », il n'y a qu'un pas : un pas qui, dans les mots de Michel Foucault pourrait être un nouveau pas dans l’histoire de la biopolitique. L'Etat ne risque-t-il pas de devenir une usine à bébés, après avoir été une usine de cadavres à Auschwitz ? Si certaines inventions sont utiles pour améliorer la santé des hommes, tel le développement des techniques contre la cécité ou encore le repérage de plus en plus précis de la trisomie 21, d'autres sont plus douteuses. Jean-Michel Besnier assume ici le rôle d’un Socrate qui, tel un taon, piquait son interlocuteur pour le réveiller de sa torpeur   : il souligne notamment que par le passé, la fétichisation du QI par le transhumanisme a suivi la montée en puissance des pays eugénistes.

Laurent Alexandre a ici beau jeu de rappeler l'acte de naissance du mot « transhumanisme », en 1957, sous la plume de Julian Huxley (le frère de l’écrivain Aldous), qui défendait alors une amélioration de la vie des ouvriers sous l'étiquette d'un eugénisme de gauche, loin de l'eugénisme développé par le nazisme qui aboutira à « la solution finale ». Même si Jean-Michel Besnier veut bien reconnaître la multiplicité des transhumanismes, il n'en demeure pas moins convaincu que les dérives eugénistes qui eurent lieu sous le nazisme sont contenues en germe dans la démarche transhumaniste – pour ne parler que d’elle

 

La croyance au continuisme scientifique et historique

Laurent Alexandre construit un modèle historique du progrès scientifique. Selon lui, on peut observer une évolution ascendante entre l'invention du vaccin, par exemple, et l'idée d'augmentation de l'humanité, le vaccin étant déjà une forme d'« augmentation » de l'homme. Cette conviction d’un déroulement linéaire et progressiste du temps fut contestée par Gaston Bachelard, à l’époque où le progressisme triomphait ouvertement. Dans son optique, la rupture expliquait plutôt la construction des sciences qu’elle confirmait une certaine continuité, tandis que la continuité entendue comme progrès constituait surtout un « obstacle épistémologique ». Son propos revenait à prendre acte du fait que les démarches scientifiques procèdent par saut, plutôt que d’être linéaires. Ainsi Bachelard défendait-il la thèse selon laquelle la science devait rompre avec un certain nombre d'images qui prenaient les apparences de la science, alors qu’elles relevaient davantage de l'ordre de l’opinion communément admise.

La science ne doit-elle pas alors s'interroger sur l'image qu'elle construit d'elle-même, comme le suggère ici ce dialogue ? La philosophie renvoie en effet le discours médical à ses propres présupposés, à l'examen de ses fondements. Comme Descartes, mettons-nous à côté du poêle pour prendre le temps de la lenteur et de l'inquiétude de la réflexion, ce retour à soi détaché du souci de la ligne géométrique et de la performance intéressée.

 

Une médecine de la réparation

La médecine, par ses imperfections inhérentes à la singularité du patient, et aux limites que cette condition impose à la généralisation, n'a donc jamais pu se réclamer d'une absolue scientificité. En se qualifiant de réparatrice, elle ne fait pas que céder aux injonctions hédonistes contemporaines : elle se plie de surcroît aux calculs techniciens de la remise en « fonctionnement ». Cette mécanisation perd de vue le soin, ce qu'attend tout malade replié dans sa souffrance et sa solitude silencieuse. D'art au service du dialogue, elle devient entreprise au service du bien-être de ceux qui sont réparables. Art de l'interprétation, elle renonce à habiter l'univers symbolique qui fait l'homme.

Si bien que l'homme « augmenté » prend de plus en plus l’apparence d’un homme en réalité diminué. A ne pas tenir compte de la spécificité non mécanisable de la symbolique du comportement humain, la médecine finit par oublier l'adaptabilité des hommes à leur maladie, leur capacité à inventer par eux-mêmes de quoi supporter parfois l'insupportable. Jean-Michel Besnier rappelle d'ailleurs, contre ce discours euphorisant de la technique, que l'outil demeurera toujours dans une extériorité vis à vis du corps du malade. Pensons par exemple aux prothèses ou aux piles installées dans le cerveau du Parkinsonien, qui peuvent occasionner des effets intempestifs.

 

Et le désir ?

C'est peut-être là le nœud du dialogue entre le médecin et le philosophe. Socrate se chargea de nous rappeler, à la fin du Banquet, devant les appels au plaisir non déguisés d'Alcibiade, que le désir est bien autre chose que la sexualité. Cette dernière, à lire Laurent Alexandre, n'est plus qu'un supplément, par sa libération à l'égard de la reproduction pour le transhumanisme. Si Jean-Michel Besnier souligne le refus des analyses de la psychanalyse par les transhumanistes et constate l'appauvrissement de la sexualité qui prend de plus en plus les traits de la pornographie, il insiste aussi sur le fait que le désir d'immortalité est loin d'être partagé par tous. Prendre en compte le désir humain : voilà ce qui manque au discours humaniste.

 

Le clonage ou la logique identitaire

L'humanité à venir ne risque-t-elle pas de devenir adepte, par sa confiance dans le clonage, d'une humanité où la valeur porteuse est l'identique, prédisposant au rejet de toute « étrangeté » ? La reproduction maîtrisée ouvre la porte à tous les possibles, dont celui du choix de l'embryon. Cette question est fondamentale. Intervenir sur les gènes afin d'augmenter les compétences de l'embryon, substituer à l'utérus un autre lieu pour la procréation, et ne plus laisser place au hasard au nom d'une sélection technicienne calculatrice : cela peut avoir pour conséquence, comme le montre le film Bienvenue à Gattaca, une société totalitaire où la ressemblance, l'identique, sont la norme, mettant à l'écart tout ce qui n'obéit pas à la loi de la répétition du même. Pour Jean-Michel Besnier, intervenir sur le vivant au nom du refus du hasard porte en lui les semences de tout totalitarisme   .

 

Sauver la liberté

Le discours de Laurent Alexandre n’en demeure pas moins enthousiaste. Mais à y regarder de près, on y lit l’expression d’une crainte humaine – rançon peut-être du vol sacrilège du feu par Prométhée. Cette progression exponentielle d'une technique donne naissance à des représentations de plus en plus associées à la victoire sur la mort, à de nouvelles croyances pas si éloignées de ce premier récit fondateur que fut celui de l'Epopée de Gilgamesh, qui narre l’histoire mythifiée d’un des premiers rois de l’humanité en quête d'immortalité. Sauf que Gilgamesh y renonça. Épicure aura beau enseigner que la mort n'est rien pour nous, le mot continue à nous hanter au point que le rêve porté par le transhumanisme est de tuer la mort.

La société des années soixante-dix avait engendré ses mythes, ses idéologies, au service d'un libéralisme qualifié par Roland Barthes de « petit-bourgeois ». A notre société, les entrepreneurs de la Silicon Valley vendent de nouveaux mythes qui conditionnent une vision de l'humain à l'ombre du totalitarisme. Sur ce point, Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier trouvent un terrain d'entente.