Entre réalités et fantasmes, la torture permet d'entrer dans la pratique judiciaire médiévale, ses ressorts politiques et ses implications culturelles.

À l'occasion de la sortie de son livre La torture au Moyen Âge, Faustine Harang nous a fait l'honneur de répondre à nos questions. Entre réalités et fantasmes, la torture permet d'entrer dans la pratique judiciaire médiévale, ses ressorts politiques et ses implications culturelles.

 

Nonfiction : Vous êtes médiéviste et vous venez de publier un livre, issu de votre thèse, portant sur la torture au Moyen Âge. Pouvez-vous nous dire un rapide mot des sources sur lesquelles vous avez travaillé ?

Mon principal fond est constitué des archives criminelles du Parlement de Paris (sous-série X2A), conservées aux Archives Nationales. Les XIVe-XVe siècles sont couverts par plus de soixante registres, composés pour la plupart de lettres, arrêts et plaidoiries en latin et en français. La torture y figure de façon épisodique, au hasard des affaires traitées par la Cour. J’ai aussi dû m’intéresser aux archives du Parlement civil (sous-série X1A), notamment du fait que certaines causes criminelles y ont été insérées, mais aussi parce que les premiers registres, ou Olim, (X1A 1 à 4) sont mixtes, l’organisation de la mémoire parlementaire étant encore balbutiante au début du XIVe siècle. La richesse de ces sources est extraordinaire, du fait de leur dimension à la fois juridique, politique, et socio-culturelle. Elles permettent d’appréhender la torture sous divers angles, y compris législatif puisque le Parlement de Paris, en tant que sommet de la pyramide judiciaire du royaume, reçoit de nombreux appels et son rôle est, entre autres choses, de rappeler la loi, voire de l’édicter. Mais elles présentent aussi des difficultés, par exemple parce que les causes courent parfois sur plusieurs années, ou que certaines ne sont pas intégralement enregistrées, ou encore parce que la torture est souvent évoquée de manière allusive.

Aussi, j’ai dû compléter ce corpus pour le confronter aux textes législatifs, coutumiers ou jurisprudentiels, afin de déceler d’éventuelles constantes ou évolutions. Il a fallu aussi revenir au droit savant et à la doctrine romano-canonique, l’héritage du Code et du Digeste étant très prégnant en matière de torture. Au-delà des références normatives, et du fait que le Parlement est une cour d’appel, il était aussi nécessaire d’évaluer les pratiques dans les tribunaux inférieurs, dans une perspective comparative, ce qui a révélé d’une part une très grande diversité à l’échelle du royaume, mais aussi les efforts répétés d’harmonisation de la part de la Cour. La littérature médiévale enfin a pu ponctuellement enrichir ma réflexion. Autant dire que le sujet de la torture m’a imposé le dépouillement de sources nombreuses et d’une grande diversité. Et ce, alors que j’ai limité mon champ de recherche à la justice laïque. Quand bien même les sources afférentes à l’Inquisition ont attiré mon attention, notamment en raison d’interpénétrations très fortes quant au déroulement de la procédure, il faut donc bien considérer que mon étude a porté sur la torture judiciaire dans le cadre des tribunaux laïques, sous l’angle principal du parlement de Paris et de son ressort, ce que le titre de l’ouvrage, très abrégé, tend sans doute à éluder quelque peu, alors que ma thèse s’intitulait à l’origine « Savoir la vérité par sa bouche ». La torture judiciaire au Parlement de Paris, XIVe-XVe siècles.

Autrement dit, mon travail a porté sur la torture destinée à extorquer des aveux aux prévenus au cours d’une procédure pénale, et non pas sur les châtiments ou sur la torture inquisitoriale…

 

Nonfiction : Le sujet, vous le signalez dans votre introduction, est particulièrement chargé en clichés : on imagine tout de suite des inquisiteurs sadiques torturant des sorcières dans des caves... Un grand nombre de sites, généralement très mal informés, proposent d'ailleurs des florilèges des « méthodes de torture médiévales les plus sanglantes » (attention, NSFW...). Comment aborder en historien·ne ce genre de sujets si chargés en fantasmes ? Au cours de vos recherches, quels éléments nouveaux avez-vous pu mettre en évidence ?

Il est vrai que les sites internet, ainsi que de nombreux vecteurs culturels, romans, bandes dessinées, musées de la torture…, soulignent la prospérité de ces fantasmes morbides. Ils ont d’ailleurs souvent tendance à amalgamer la torture judiciaire proprement dite, pratiquée pour obtenir un aveu, et les tourments de la peine. Ou encore à mélanger ce que fixe le droit moderne à partir du XVIe siècle, c’est à dire d’un côté la question préparatoire destinée à obtenir un aveu et de l’autre la question préalable administrée au condamné dans le cadre du châtiment afin de lui faire révéler le nom de ses comparses… Ces confusions tiennent pour une grande part au fait que notre perception de la torture est biaisée, par exemple par la légende noire de l’Inquisition ou par la postérité de certaines affaires politiques retentissantes, comme le procès des Templiers au début du XIVe siècle. En raison du caractère troublant de la souffrance physique infligée dans un rapport de domination, l’histoire s’est trop souvent cantonnée à l’étude de sources accrocheuses et spectaculaires, délaissant l’analyse de la justice criminelle courante.

Ma démarche en tant qu’historienne a nécessairement consisté à me défaire des clichés afin d’aborder les sources sans préjugé et de m’en tenir aux textes. Afin de démêler les malentendus, il a d’abord fallu retracer la genèse sémantique de la torture judiciaire. Le terme « torture » n’apparaît d’ailleurs que tardivement, au cours du XVe siècle, les juges médiévaux préférant se référer au vocabulaire issu du droit romain (la fameuse quæstio). En fait, la torture légale se situe à la jonction de deux notions différentes, l’une relevant du domaine du droit pénal et l’autre appartenant au champ lexical de la douleur. Il s’agit d’une part de ce que les sources médiévales désignent par l’expression « procédure extraordinaire », qui correspond à une étape dans le déroulement du procès, et d’autre part des « tourments » infligés au corps.

Il s’avère en définitive que, bien que la torture ne soit pas inexistante, son usage est moindre que ce que l’on aurait pu croire. Le parlement de Paris fait preuve de modération et incite les tribunaux du royaume à faire de même. Les procès criminels sont résolus la plupart du temps sans recours à la torture, même lorsque celle-ci est envisageable. Les juges fautifs, ayant torturé à l’excès, ou pour de mauvaises raisons, sont poursuivis et condamnés par les magistrats. En outre, la décision d’une « procédure extraordinaire » n’aboutit pas toujours à torturer effectivement les suspects. En fait, la pratique de la torture légale est strictement encadrée. Elle se limite aux crimes les plus graves, vols, meurtres, trahison…, et uniquement dans les cas où un aveu est indispensable à défaut d’autre preuve, lorsqu’un interrogatoire serré n’a pas pu aboutir. Elle n’est donc pas d’un usage systématique mais se présente aux juges comme un recours ultime pour condamner – ou acquitter – un suspect. C’est aussi un outil dont on sait nuancer l’utilisation : il est parfois décidé de simplement menacer le prévenu, ou bien de le confronter aux instruments de torture sans aller au-delà. 

 

Nonfiction : L'un des points forts de votre livre est de souligner à quel point le recours à la torture est normé, à la fois par les pratiques, par la morale et par le droit. On ne torture pas n'importe qui, ni n'importe comment. Qui décide de torturer un accusé ? Comment se passe ce recours à la torture ?

Du point de vue de la justice pénale en effet, la torture est régulée, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, on ne torture que dans les cas extrêmes, les crimes dits « énormes » passibles de peine corporelle ou capitale. Les individus socialement bien intégrés, non suspects de récidive ou de mauvaises fréquentations, sont moins exposés et certaines personnalités, nobles, bourgeois de certaines villes, sont théoriquement exemptées. Les personnes fragiles, jeunes enfants, vieillards, femmes enceintes, sont aussi épargnés en principe. Quant aux clercs, ils échappent à la torture dans les tribunaux laïques, car ils relèvent du for ecclésiastique – ce qui n’empêche pas certains juges d’Église de recourir à la torture, mais ils ont la réputation d’être moins sévères.

Lorsque les présomptions sont sérieuses à l’encontre d’un suspect, la décision de torturer ne se prend pas à la légère. Un juge ne décide jamais seul, tous les éléments à charge sont étudiés par un conseil d’experts en droit, et ce n’est qu’à l’issue d’un débat que la sentence de procédure extraordinaire est prononcée. Ensuite, la mécanique de la torture se met en place, suivant un processus réglé. Le prévenu est informé de la sentence – il peut d’ailleurs à ce moment-là faire appel – puis est conduit aux instruments de torture. Il est alors déshabillé puis attaché, allongé dans une position inconfortable. À chacune de ces étapes, il a la possibilité d’avouer, ce qui interrompt automatiquement la procédure. Sinon, il est alors torturé – étiré ou bien abreuvé – une gradation de la douleur pouvant être envisagée. Qu’il avoue ou non, la séance se termine toujours par le réconfort du suspect, nourri et réchauffé auprès d’un feu, avant d’être reconduit dans sa geôle. Selon les sources, un suspect ne peut être soumis à plus de trois ou quatre séances de torture. Mais la procédure n’est pas encore terminée, car l’aveu extirpé par la souffrance n’a pas de valeur juridique, il faut qu’il soit répété devant le juge un peu plus tard pour être valide.

 

Nonfiction : Les Registres criminels du châtelet de Paris, une source importante concernant la justice à la fin du XIVe siècle, sont édités au XIXe siècle et dotés d'une préface très lyrique, qui dit notamment « Dieu merci, nous le répétons, la torture n’existe plus, sur aucun point de la grande République chrétienne ». Or le Moyen Âge occidental est une civilisation chrétienne : comment dès lors concilier l'usage judiciaire de la torture avec les valeurs chrétiennes de pardon et de charité ? Ce problème s'est-il posé aux médiévaux ?

L’Église a longtemps été mal à l’aise avec la torture – sans parler des persécutions subies par les chrétiens sous l’empire romain. Il faut attendre l’expansion hérétique du XIIIe siècle pour la persuader que la question peut avoir son utilité, en particulier avec la création de l’Inquisition. La société chrétienne a toutefois su gérer l’héritage romain en pensant la douleur physique de manière transcendante. La dialectique du rapport corps/âme permet en effet de résoudre le dilemme, en conférant à la douleur physique une valeur positive. Suivant le modèle du Christ, la souffrance peut être une voie vers le salut, et la torture se fait ainsi rédemptrice. Dans les sources, on voit certains torturés demander miséricorde à l’issue des séances de question. Cette façon d’extirper une vérité judiciaire du corps du prévenu n’est pas sans rappeler les ordalies qui avaient cours au haut Moyen Âge, et qui n’ont pas totalement disparu au XIVe siècle. Certes, alors que l’épreuve ordalique était comprise, en cas de culpabilité, comme un châtiment divin, la torture judiciaire n’est pas une peine mais une preuve conduisant à la condamnation. Toutefois, cette preuve est aussi considérée comme une confession, qui sauve l’âme du prévenu. Le juge, pour un temps confesseur, pourra ensuite, le cas échéant, condamner à mort en toute conscience, sachant qu’il œuvre toujours en ayant « Dieu devant ses yeux   ».

 

Nonfiction : Si nous condamnons aujourd'hui la torture, c'est non seulement parce que nous considérons qu'elle est immorale, mais aussi inefficace : des aveux extorqués sous la douleur seraient, à nos yeux, sans valeur, puisque le torturé préfèrerait avouer n'importe quoi pour ne pas subir la douleur. Les juristes médiévaux avaient-ils déjà conscience de cette dimension ? Comment y palliaient-ils ?

La société médiévale a parfaitement conscience des travers de la torture. C’est d’ailleurs l’une des raisons de son strict encadrement : décision prise en conseil, nombre limité de séances, réconfort du prévenu dont l’aveu n’est valide que lorsqu’il est répété en dehors de la torture… Dans la lignée des juristes de Rome, les médiévaux voient la torture comme une « chose fragile et dangereuse ». Des prévenus avouent parfois n’importe quoi juste pour y échapper. D’autres s’enfuient car ils savent qu’ils diront tout ce qu’on veut rien que pour faire cesser les tourments.

Cependant, malheureusement, la torture donne parfois des résultats. Depuis le Ve siècle, elle est considérée comme un « mal nécessaire ». Avec la consolidation du système des preuves légales à la fin du Moyen Âge, faisant de l’aveu la « reine des preuves », on n’a pas trouvé d’autre méthode que celle de la torture lorsque tous les autres moyens d’investigation ont été épuisés. Mais c’est aussi pourquoi la justice médiévale a mis en place une procédure « extraordinaire ». La torture n’est reconnue qu’en certains cas, les transgressions sont sévèrement sanctionnées, le Parlement préconise la prudence avant d’y recourir. En cas d’appel, les magistrats ont accès aux dossiers des procès, et les juges ont le devoir de faire retranscrire par greffier la totalité de la procédure. Des témoins sont présents lors des séances de torture, garants de la manière dont elles sont menées. Donc, si la torture n’est pas condamnée dans ses fondements avant le XVIe siècle, elle reste un objet de défiance utilisé avec précaution.

D’un point de vue politique en revanche, la torture se présente comme un outil au service du pouvoir. Ses enjeux sont alors différents. Au nom de la raison d’Etat, elle peut être instrumentalisée lors de procès politiques, afin de résoudre de manière expéditive des cas de lèse-majesté. Lorsque les intérêts de la monarchie sont menacés, tout expédient favorisant le rétablissement de l’ordre politique et social peut être employé. Mais on sort ici du cadre de la justice criminelle habituelle, et d’ailleurs ce sont la plupart du temps des commissions extraordinaires qui sont en charge de ces affaires. Dans la même veine, la torture commence à être utilisée à des fins de renseignement (démanteler des réseaux de brigands, affaires d’espionnage…), selon un usage bien éloigné de la théorie qui réserve l’application de la torture à l’aveu d’un crime précis. Suivant cette approche politique de la torture, l’Etat moderne en construction se montre pragmatique (obtenir des résultats) tout en s’arrogeant la possibilité d’afficher sa clémence ou sa rigueur afin d’asseoir sa puissance, émanation de Dieu. La justice du roi reflète ainsi la justice divine.

 

Nonfiction : On termine traditionnellement ces entretiens par une question sur l'engagement de l'historien·ne dans l'actualité et dans la vie publique. L'étude de la torture médiévale peut-elle nous fournir des pistes de réflexion pour penser notre propre rapport à la justice ? 

La plongée dans les sources médiévales, malgré la distance chronologique et l’évolution des mentalités, fait ressortir d’une manière générale des aspects étonnamment similaires à ce que connaît la justice contemporaine. Par exemple, les tribunaux royaux les plus importants, et en particulier les parlements, se plaignent déjà d’être surchargés de travail, tandis que leurs archives révèlent des mentalités procédurières qui ne datent donc pas d’aujourd’hui. S’interroger sur les échos que la torture médiévale peut avoir dans la justice contemporaine est donc tout à fait justifié.

Sa double nature – juridique et politique – présente un intérêt majeur. Rien qu’en France, alors qu’elle a été officiellement abolie à la fin du XVIIIe siècle, l’histoire récente est émaillée d’irrégularités de plus ou moins grande ampleur. Aujourd’hui, la condamnation morale dans nos sociétés démocratiques a jeté un voile sur des pratiques policières ou politiques qui ont pourtant pu se répéter mais que l’on préfère ignorer ou étouffer, parce qu’il est difficile de concevoir et accepter que démocratie et torture ne sont malheureusement pas totalement incompatibles. Ponctuellement, des affaires portées à la Cour européenne des droits de l’homme montrent que la torture dans le cadre pénal n’a pas totalement disparu. Ceci étant dit, il semble malgré tout régner un consensus quant à la condamnation de ces pratiques excessives, tenant non à un droit défaillant, mais à des déviances individuelles.

En revanche, d’un point de vue politique, la question reste un objet de débat loin d’être résolu, il n’y a qu’à se reporter à l’épisode de la guerre d’Algérie ainsi qu’aux controverses qui ont suivi à propos de l’utilisation de la torture par l’armée française. Quant à l’actualité internationale, elle souligne à quel point la légitimation du recours à la torture dans le cadre de la lutte contre le terrorisme est problématique   . Il reste étonnant que, si la torture choque à juste titre dans le domaine de la justice pénale courante, elle soit moins contestée dès lors que l’on entre dans des considérations politiques utilitaristes. Quoiqu’il en soit, au Moyen Âge, le fait que la torture soit légalement assumée permettait d’en contrôler l’usage en toute transparence, d’une manière en tout cas bien moins opaque que dans des Etats pour lesquels concilier valeurs démocratiques et recours à la torture se présente comme une véritable gageure.

 

Pour en savoir plus :

- Faustine Harang, La torture au Moyen Âge, Paris, PUF, 2017.

- Stéphane Pillet, « Les ordonnances de plaidoyer de bouche et par escript des frères Maucreux (BN, ms. fr. 19832) », RHDFE, 2006, p. 219.

- Michel Terestchenko, Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l'injustifiable, Paris, La Découverte, 2008.

 

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