A destination des gauches radicales du XXIe siècle, Roger Martelli, historien militant, s’attache à raviver le récit fondateur et inspirant d’un léninisme préservé de la perversion stalinienne.

Dans son livre sur la Révolution d’Octobre et sur la postérité de l’événement, Roger Martelli écrit sous plusieurs casquettes : historien, il a longtemps appartenu à la direction du Parti communiste, et il coordonne désormais la revue Regards aux côtés de Clémentine Autain, députée LFI et militante médiatique.

Dès l’introduction, le ton est donné et l’objectif est annoncé : Roger Martelli récuse l’historiographie qui fait du stalinisme la conséquence inéluctable de la Révolution d’Octobre. Les arguments en faveur de la force des choses (la guerre civile, l’arriération russe, l’isolement de l’URSS) ne le satisfont pas. En somme, il s’agit de rouvrir dans le « nouveau monde » un débat lancinant de l’« ancien monde » : celui de savoir ce qui, de la Révolution d’Octobre, peut être sauvé de la perversion stalinienne.

 

L’œuvre de Lénine

Martelli revient ainsi en premier lieu sur le destin de Lénine. Ce dernier avait compris que les rivalités impérialistes allaient provoquer un conflit, puis que la Première guerre mondiale ouvrait la voie à un changement d’époque : à partir de 1914, il entrevoit la nouvelle Guerre de Trente ans et à la révolution à venir. Il ne croit pas dans le parlementarisme et juge la dictature nécessaire. Au printemps 1917, il perçoit que le gouvernement est dépourvu de base sociale et de marge de manœuvre. En Octobre, c’est donc à son initiative que les bolcheviks s’emparent d’un pouvoir qui n’existe plus. Lénine, qui garde en mémoire les échecs des Révolutions de 1848, 1871 et 1905, croit dans la discipline de fer : il organise donc une terreur rouge à des fins préventive. A ce sujet, Roger Martelli écrit : « Au départ, on use des bricolages de guerre : création d’une police politique, la Tcheka (décembre 1917), arrestation des premiers opposants, à gauche comme à droite, mise en place de ‘’tribunaux du peuple’’ contre ‘’l’ennemi de classe’’, premiers camps de concentration (juin 1918), décret sur la ‘’terreur rouge’’ (septembre 1918). La machine à contraindre se met en place, sans plan préétabli, comme un empilement désordonné de mesures d’urgences »   .

Roger Martelli rappelle l’enchevêtrement entre la guerre civile, l’intervention étrangère et la guerre paysanne. L’objectif essentiel du communisme de guerre est d’approvisionner les villes. Les réquisitions sur les paysans paraissent donc indispensables à la réalisation d’un projet communiste enraciné dans les villes. Mais Martelli en relève les effets pervers : le communisme de guerre devient aux yeux de la majorité des bolcheviks, non pas le fruit de circonstances exceptionnelles, mais le paradigme de toute Révolution. Contrainte d’Etat et répression aveugle deviennent à leurs yeux synonymes, comme l’atteste la férocité de la première guerre contre la paysannerie russe (1919-1921). En 1920, Trotski prône la militarisation du travail et la mise au pas des syndicats. Lénine « comprend quant à lui que le bolchevisme est en train de perdre son âme dans la logique suivie depuis 1918 ».

En 1921, le dirigeant bolchevik impose la NEP, un quadruple compromis avec les paysans qui obtiennent le droit à la terre, avec la reconnaissance du marché (la réforme de 1921 renonce à la disparition de l’argent), la confirmation des nationalités (création de l’URSS en 1922), et l’acceptation de spécialistes bourgeois. Alors même qu’il s’était opposé à Trotski qui préconisait de réduire la ponction sur les récoltes, Lénine fait du compromis avec la paysannerie l’assise de la NEP.

 

Les premières heures du totalitarisme bolchévique

La violence bolchevique est-elle de même nature que celle du fascisme et du nazisme ? Roger Martelli interroge ici la notion de totalitarisme et les origines du stalinisme. Il note que Mussolini et Hitler abolissent les libertés conformément à un projet préexistant, faisant de l’état de guerre le ressort du pouvoir. Lénine, au contraire, estime que le communisme de guerre met le jeune régime en péril et décide d’y mettre fin. En 1923, il envisage une transition qui durerait plusieurs décennies au cours desquelles le secteur collectivisé s’imposerait pacifiquement au privé en faisant preuve d’une efficacité supérieure. Si bien que de 1924 à 1927, les contraintes administratives diminuent, le marché paysan et les campagnes reprennent vie.

Politiquement, rien ne change : les fractions restent interdites au sein du Parti et le pluralisme n’est pas rétabli. En 1918, alors que Kamenev et Riazanov s’étaient émus de la dissolution de l’Assemblée constituante, Lénine avait répondu que « le point de vue formaliste et purement légal constitue une trahison de la cause du prolétariat »   . L’opposition de gauche avait insisté sur le divorce croissant entre les masses ouvrières et le nouvel Etat. Lénine craignait que les masses ne débordent le régime. Il estimait que ces dernières devaient être éclairées par l’avant-garde. La Tcheka n’est d’ailleurs pas dissoute.

 

Le tournant stalinien

La NEP consolide une classe moyenne possédante et alimente ainsi les inégalités. Elle semble limiter les ressources dont l’industrie aurait besoin pour décoller et ne met pas fin à la défiance des paysans envers l’Etat. En 1925, Staline préconise ainsi le socialisme dans un seul pays, qui se définit par une industrialisation massive et de lourdes ponctions sur la paysannerie. Trois ans plus tôt, Preobrajenski, un proche de Trotsky, avait également formulé le même projet selon sa théorie de l’accumulation socialiste. Progressivement, la direction effective passe du Comité central au Bureau politique puis au Secrétariat. Ainsi se confond le pouvoir de l’Etat et celui du Parti. Les nouveaux adhérents n’ont jamais connu qu’un Etat centralisé reposant sur la contrainte. En 1917, dans L’Etat et la révolution, Martelli rappelle que Lénine, comme Marx avant lui, hésitait encore entre dictature provisoire et extinction de l’Etat. Passé 1923, c’est le mépris de la discussion et des déviants qui règne au sein du Parti. Boukharine comprend qu’en Russie l’expansion de l’Etat n’évoluera pas vers l’idéal prussien qui inspirait Lénine, mais vers une modernisation par le knout. Et Roger Martelli de commenter : « La politique qui se met en place en 1927-1929 avec le démantèlement orchestré de la NEP n’est donc l’application littérale ni du projet ‘’marxien’’ni même d’une méthode ‘’léniniste’’ savamment prédéfinie au moment de la prise du pouvoir. Elle est le résultat d’un pragmatisme volontariste, fondé sur la conviction que la paysannerie est une masse rétrograde et hostile, que le monde ouvrier a perdu comme groupe social les vertus qui étaient les siennes et que l’initiative historique appartient désormais à un groupe restreint d’individus, membres du parti dominant, dont les capacités se mesurent au degré d’obédience consentie au Parti lui-même et à son chef ».

Tandis que les chaos fasciste et nazi constituent l’application d’un projet politique préétabli, le totalitaire des années 1930 en URSS relève d’un désordre que personne ne maîtrise, pas même Staline. Le Parti n’a ni les compétences techniques ni les ressorts moraux de l’époque de Lénine. Mais tandis que la phase de 1929-1933 résulte d’un empilement désordonné d’initiatives la Grande Terreur de 1937-1938 est le fruit d’une organisation centralisée. Roger Martelli préfère ainsi parler d’un parti-Etat totalitaire, plutôt que de totalitarisme.

 

Les origines du stalinisme

Roger Martelli s’interroge sur les origines du stalinisme, ses rapports avec la pensée de Lénine et avec les partis communistes à l’étranger. A ses yeux le totalitarisme stalinien n’était pas inéluctable. Sa violence puise ses racines dans la Première Guerre mondiale. A l’instar de Marx, Lénine avait récusé le marché et dénoncé l’étatisme. Or il se confronte au pouvoir dans un pays où les structures étatiques sont défaillantes. A sa suite, Staline se lance donc dans une reconstruction massive de l’Etat, seule instance de régulation en mesure de se substituer au marché et de protéger l’URSS au cœur de la guerre civile européenne. A la fin de sa vie, Molotov, expliquait que la Grande Terreur avait été nécessaire pour asseoir la puissance soviétique et des défaites comparables à celles de 1848, 1871 et 1905.

Roger Martelli souligne par ailleurs les différences entre le stalinisme et les conceptions léniniennes du pouvoir. Ces dernières font du parti une armée disciplinée et un lieu de débats. Ainsi, après avoir envisagé l’exclusion de Zinoviev et Kamenev parce qu’ils s’étaient opposés à l’insurrection d’octobre 1917, Lénine leur confie de hautes responsabilités au sein de l’Etat – chose inenvisageable pour Staline.

Selon Roger Martelli, la survalorisation de la politique et du parti au mépris des autres formes d’action sociale a vraisemblablement facilité la transition vers le stalinisme qu’il définit, à l’instar de J-J Goblot, comme un « avatar caricatural du léninisme ». A ses yeux, la notion de contre-révolution stalinienne chère à Trotski a sa part de vérité. Il estime que les politiques d’unité menées par les partis communistes lors des Fronts populaires ou à la Libération auraient pu conduire à un nouvel équilibre entre démocratie politique et révolution sociale. Elles ont été muselées par le stalinisme et les intérêts d’Etat de l’URSS.

 

Contre la lecture trotskyste de l’histoire

Roger Martelli s’oppose ainsi à l'interprétation des événements livrée par Trotsky, qui présentait le stalinisme comme une contre-révolution ou un nouveau thermidor. Tandis que les thermidoriens rêvaient d’une France révolutionnaire stabilisée, Staline ne cessa de déstabiliser la société soviétique, dans l’attente de la société sans classe. Martelli présente ainsi le stalinisme comme le fruit de la brutalisation issue de la Première Guerre Mondiale et comme une extension démesurée du communisme de guerre. Autant dire que Martelli propose ici une vision diamétralement opposée à celle que livre au même moment Jean-Christophe Sellin (dont le livre est aussi l'objet d'une recensions sur Nonfiction).

Le philosophe trotskiste Daniel Bensaïd concevait le stalinisme comme une contre-révolution bureaucratique qu’il plaçait dans le sillage de la révolution directoriale ou manageriale théorisée par James Burnham. Là encore, Roger Martelli objecte que « La bureaucratie partisane des premiers temps, issue des milieux plébéiens, n’est pas un corps de professionnels au sens moderne du terme. Elle en est un substitut provisoire, forme embryonnaire d’un Etat qui depuis 1918 n’existe plus que sous l’aspect, volontariste à l’extrême, d’un parti qui n’a plus de concurrent ».

 

Le totalitarisme bolchévique

Roger Martelli ne réfute pas la dimension totalitaire du stalinisme. Mais juge superficielles les similitudes établies entre l’URSS, le IIIème Reich et l’Italie fasciste. De ce point de vue, seule la période de 1936-1939 peut correspondre précisément à la notion de totalitarisme au sens strict. Car si le nazisme n’a pas survécu à Hitler, l’URSS a subsisté longtemps après la mort de Staline. Si le fonctionnement du IIIème Reich correspond globalement au projet défini dans Mein Kampf, la violence stalinienne est l’indice d’une tension permanente entre les visées initiales et les pratiques réelles du système soviétique.

Aucune alternative au despotisme hitlérien ne naît à l’intérieur de la machine nazie et seule l’inéluctabilité de la défaite amène le Grand Conseil fasciste à déposer Mussolini. Ni Khrouchtchev ni Dubcek ne sont possibles à Berlin et à Rome. Le chef charismatique appartient à l’univers mental du nazisme tandis que le culte de la personnalité entre en contradiction avec le marxisme. Aucun Juif ne pouvait espérer quitter un camp nazi alors que les vagues de libération ne manquèrent pas en URSS. Enfin il n’existe pas de camp d’extermination en Union soviétique. Roger Martelli en conclut ainsi que « par son extrême généralité le concept de ‘’totalitarisme’’ est davantage un piège qu’un outil stimulant »   .

Finalement l’URSS n’est jamais sortie du socialisme administré issu du communisme de guerre. L’ordre l’a ainsi emporté sur la créativité et la démocratie conseilliste. Roger Martelli fustige l’alternative manquée. Le bolchevisme, souligne-t-il, n’est- pas une doctrine de la « minorité agissante ». Dans l’esprit de Lénine, le Parti doit stimuler l’intelligence des masses pour en faire les véritables acteurs de l’histoire. Mais faute de mobilisation du bas, la dictature de la classe est devenue dictature du Parti. Rosa Luxemburg dénonçait la discipline de caserne et la tentation du pouvoir absolu. De sorte que le léninisme puisse être sauvé par un intérêt nouveau pour la mobilisation participative des masses et par un conseillisme revenu en grâce auprès des partis qui ont désormais la faveur de l’historien militant.

 

L’héritage de 1917

Car telle est bien la question que posent Roger Martelli et son livre : quel bilan la gauche devrait-elle tirer de la Révolution d’Octobre au XXIème siècle face à l’offensive néo-libérale ?

Roger Martelli souligne que l’aspiration démocratique est aujourd’hui indépassable. Il ajoute que depuis 1917, aucune révolution permanente à partir d’un maillon faible n’a jamais provoqué la désagrégation des dominations sociales, y compris la décolonisation. Ce qui le conduite à distinguer trois voies face au néolibéralisme. La première est le blairisme, qu’il invite à combattre. Le constructivisme, ou néoproudhonisme constitue, la seconde. Elle est incarnée par Toni Negri, dans Empire, et par le sociologue marxiste John Holloway. Ce dernier affirme que l’objectif de la prise du pouvoir est un piège. Il prône la multiplication des contre-pouvoirs à des échelles territorialement accessibles. Roger Martelli note que cette option rappelle, à juste titre, la nécessité de combattre l’étatisme, mais il l’estime insuffisante. Un travail pratique sur et dans l’Etat lui apparaît indispensable. La troisième voie est populiste-étatiste. Elle est portée par la gauche latino-américaine, au Venezuela, en Bolivie et au Pérou, et elle revendique la démondialisation. Chantal Mouffe s’en fait l’avocate dans son ouvrage, L’illusion du consensus, vibrant plaidoyer en faveur d’un populisme de gauche. Selon Roger Martelli, elle a le mérite de désigner l’ennemi à travers les 1%, mais elle sous-estime les contradictions à l’intérieur du peuple. A ce sujet, il ajoute que c’est le projet d’une société d’émancipation qui transforme la multitude en peuple et non la seule désignation de l’adversaire.

Roger Martelli évoque aussi le mouvement populaire des communs que théorisent Toni Negri, Pierre Dardot et Christian Laval. Ces penseurs cherchent à combattre la prééminence du marché en imaginant une notion de commun qui se définirait en dehors de l’Etat. Roger Martelli objecte que si le commun est bien la forme la plus ambitieuse et la plus rassembleuse pour retrouver l’esprit subversif d’Octobre 1917, on ne saurait opposer trop nettement le commun au public : les nationalisations françaises incluent les droits des salariés et des usagers. Les comités d’entreprise devaient participer à la gestion mais le rapport de force est resté défavorable aux salariés. Martelli ajoute que la promotion du commun doit s’accompagner d’un encadrement de la sphère privée, de la désétatisation du secteur public et de l’expansion de l’économie sociale et solidaire. Le second enjeu du commun est l’imbrication des territoires. Il invite enfin à repenser la question du parti dont le bolchevisme a poussé très loin la logique. Il lui apparaît nécessaire de réfléchir à la double figure de l’individu autonome et solidaire et d’un collectif non fusionnel. En Espagne, Podemos est en quête de cette organisation d’un nouveau genre.

Roger Martelli termine son ouvrage sur un bilan des gauches radicales en Europe. Elles sont très divisées. Une fraction d’entre elles est favorable à une sortie de l’euro voire de l’Union européenne. Elles sont également partagées en trois modes d’organisations : il existe des cartels de partis autonomes comme le Front de gauche, le regroupement de plusieurs partis en une seule organisation (Syriza) et Podemos, formation originale née du mouvement des Indignados. La gauche radicale souffre d’une base électorale et d’effectifs très faibles. Roger Martelli note finalement : « Il ne manque pas d’héritiers pour l’esprit subversif qui fut celui de l’Octobre russe. Encore faut-il qu’ils se stabilisent, tout à la fois, leur projet, leur discours et leur style, et plus encore, leurs formes d’organisation »   .

Le livre de Roger Martelli apparaît comme une réponse aux travaux de Dominique Colas et de Stéphane Courtois. La biographie consacrée par le premier à Lénine présentait le projet du dirigeant bolchevik comme la matrice du stalinisme : le Père des Peuples aurait mis au point l’utopie léninienne de la société-usine. Le second a publié en 2017 Lénine, l'inventeur du totalitarisme, titre pour le moins explicite. Contre ces deux ouvrages, Que reste-t-il de l’Octobre russe ? s’interroge sur le patrimoine historique d’une gauche radicale qui récuse à la fois le néo-libéralisme et l’héritage stalinien.

 

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