La méditation du motif de la "Madeleine" dans l'oeuvre de Georges de La Tour invite à se libérer de soi par la contemplation d'une peinture saturée de spiritualité.

 

On peut lire l'ouvrage de Barbara Lecompte comme une série d'approches du thème de « Madeleine » dans l'œuvre de Georges de la Tour. Une écriture attentive à la singularité de ce peintre, dont la vie fut aussi ténébreuse que ses « Madeleine », libère le lecteur du langage admis de l'histoire de l'art afin de rendre à l’œuvre et au geste de l'artiste toute sa force et son mystère. Faire dialoguer les « Madeleine », le peintre et son modèle, construire une écriture de la rencontre : tel est le projet que se donne ici Barbara Lecompte. Après Madame de Sévigné, c'est à Georges de La Tour qu'elle s'intéresse. Son écriture n'est pas une mise à nue : elle esquisse une approche ; elle observe, décrit, opère des rapprochements ; elle embrasse l'œuvre à la lumière d’une bougie qui l'éclaire dans la nuit, comme dans les tableau en clair-obscur de George de La Tour. Hors du halo de la flamme, une part du tableau demeure dans la nuit

 

Une écriture de l'intimité et du clair-obscur

Les « Madeleine » de Georges de la Tour sont de profil. Elles ne sont ni séductrices, ni dévotes. Elles sont encore moins en extase, « prétextes à une sensualité ivre, pour ne pas dire jouissante »   ou déformées par des traits ingrats. Elles n'appartiennent pas à la mondanité. La Tour peint ainsi en réponse aux demandes de la Contre-Réforme catholique, qui attendaient qu’on fasse de Madeleine une femme inspirant prière et méditation. Il s'inscrit dans ce courant, en donnant à voir une courtisane qui se dépouilla de tout pour suivre le Christ dans un geste de dénudement et de renoncement proche de celui de Job – qui prouva à Dieu son attachement en acceptant les pires malheurs. La Madeleine de La Tour est aussi l'inverse de la belle Salomé, sublimée dans sa nudité par les joyaux. Tout voile ôté, Salomé danse en échange de la tête de Saint-Jean Baptiste. Sa démesure s’oppose à la mesure de Madeleine. La beauté de Madeleine est sans artifice : « les Madeleine de La Tour, taiseuses et solitaires dans leur nuit de cave, doivent se lire comme des toiles mystiques » écrit Barbara Lecompte   .

Cette dernière part à la rencontre du modèle. Elle accompagne le peintre et son travail, non pour en dévoiler le secret, mais pour trouver les mots adéquats. Elle convertit l'image, dans les limites de son inversion dans le miroir. Son ouvrage se présente comme la recherche par l'écriture d'un cheminement singulier, celui du sujet. Il faut trouver un chemin, voire plusieurs. Celui que l'œuvre nous propose, dans la nuit des mots et de ces Madeleine aux dos tournés au spectateur, sont plongées dans les ténèbres silencieuses. A la lumière de Descartes, la peinture cherche un chemin pour le sujet spectateur. Madeleine est tournée vers elle-même. Elle se concentre dans une intimité qui ne se résout à aucune intériorité. Le livre de Barbara Lecompte est une approche intime qui prend ses distances avec l'érudition. C'est sa réflexion qu'elle exerce, loin des écoles du concept, fidèle en cela à la décision de La Tour qui peint Madeleine comme avènement de la réflexion du sujet.

 

Une écriture de l'approche

Une œuvre ne se livre jamais totalement. L'auteure ne perce ici aucun secret. Elle présente une série d'énigmes. Pourquoi tant d'artistes se sont intéressés à cette femme incarnant la prostituée repentante ? Madeleine est un thème récurrent chez les artistes, elle donne lieu à une série de variations. L'ouvrage de Barbara Lecompte contribue à ce travail par une écriture de l'approche nullement approximative. Une écriture asymptotique, ainsi pourrait-on la nommer. Elle ne cherche pas à dépecer l’œuvre, ou à lui arracher son secret. Elle n'est pas écriture romanesque, et elle ne se réclame pas non plus de l'histoire des arts.

C'est lors de l'exposition de 1997 au Grand Palais que Barbara Lecompte se retrouve en présence de plusieurs « Madeleine » de La Tour, éparpillées un peu partout dans le monde et rassemblées exceptionnellement en un même lieu. Elles forment alors « une ronde, une sarabande de Madeleine immobiles, en prière, absentes au monde »   , écrit l'auteur en parcourant « un chemin de Madeleine »   . Leur point commun est cette obscurité, ces ténèbres que le siècle des Lumières n'aura cesse de vouloir faire disparaître. Dans le musée à l'éclairage optimal, on a oublié la lueur des bougies qui éclaire le tableau de l'intérieur. Le mystère rôde autour de ces femmes ouvertes à un autre temps, celui de la méditation, dans ce hors temps qu'est aussi l'écriture.

 

Tour de la foi

Les « Madeleine » sont cinq à se retrouver dans le même musée en cette année 1997. Elles ont toutes un visage lunaire et rond, aux cheveux lisses et longs, présentant d'infimes différences. On est bien loin de la représentation de Donatello dans son travail sculpté d'une Madeleine repentante et décharnée, ou de celles du Caravage, d'Albrecht Dürer, ou encore du Corrège représentant une Madeleine lisant. La liste est longue de ces « Madeleine », renvoyant chacune à la vision du peintre.

Le thème de Madeleine étant un effet de mode au XVIIe siècle : nombreux étaient les artistes à en reprendre la thématique. On pourrait supputer un goût vénal chez Georges de la Tour, mais on peut penser le contraire aussi. Dans toutes ces répétitions de Madeleine, Barbara Lecompte note un souci profondément mystique :

« Curieusement, les historiens n'ont jamais relevé ce qui, chez un personnage aussi énigmatique que La Tour, pouvait avoir une signification plus profonde : sainte Marie-Madeleine, Marie de Magdala, est désignée comme « la Tour de l'Eglise » dans les homélies. Pourquoi ? Parce qu'en araméen, ou en hébreu, Migdal signifie une construction en forme de tour, ainsi qu'un lieu-dit […]. Pour Saint Jérôme, Jérôme de Stridon, figure estimée par La Tour, puisqu'il l'a peint plusieurs fois […], Madeleine est la Tour de la foi »   .

 

(Donatello, Madeleine pénitente, vers1455.)

 

(Georges de la Tour, La Madeleine à la veilleuse, Musée du Louvre.)

 

(Georges de la Tour, La Madeleine aux deux flammes, New York.)

 

Les « Madeleine » sont dans la nuit, de profil. Les tableaux qui les représentent ont parfois été perdus, ils ont parfois été retrouvés. Ils ont soulevé un doute à propos de leur attribution, l’auteur restant alors lui-aussi dans le clair-obscur. Georges de la Tour est un homme mystérieux. De lui on sait bien peu de choses. Il cultive ce silence. Cela explique peut-être son oubli pendant trois siècles après sa mort. Pourtant à y regarder de près... L'auteure propose un chemin dans la Madeleine aux deux flammes, où figure un miroir « telle une écriture spéculaire, inversée, intime et secrète, une écriture dite « au miroir », subtile, où la Tour de la foi se lirait « la foi de La Tour »   . Des Madeleine, on s’achemine donc progressivement vers l'autoportrait. Ici la référence à Descartes s'estompe, voire disparaît. Car La Tour ne cherche aucun triomphe de la raison. Comme Madeleine il est dans le clair-obscur et médite dans le silence.

 

Dans la nuit, une lumière divine

La Madeleine à la veilleuse, au Musée du Louvre, erra longtemps avant de s'y installer durablement. On y voit un crâne, vanité renvoyant à la méditation, caressé par Madeleine, et une bougie qui l'embrasse de sa lumière, dans un clair-obscur bien différent de celui de Rembrandt. Voilà que surgit une autre Madeleine. Une autre ou la même ? A moins que ces divers tableaux ne représentent, par leur dépouillement de plus en plus prononcé, la même Madeleine épurée, libérée de ses riches atours.

La Madeleine du mythe d’évangélisation de la France, après la mort du Christ, vécut dans une grotte dans le massif provençal de La Sainte Baume. Bien loin des querelles érudites à ce sujet – y-a-t-elle vraiment vécu ? – Barbara Lecompte rappelle, au-delà de l'influence de François d'Assise, le rôle inspirant de Madeleine : « Chanter, écrire, sculpter ou peindre Madeleine »   . Nous vivons dans les ténèbres, écrit-elle encore. Restent les Madeleine : « « Entendre l'âme », « l'écouter » écrivait Claudel en évoquant les sereines vibrations de la peinture ». La peinture et les autres arts portent en eux la consolation.

 

Le Mystère Pascal

La Madeleine au Livre est au cœur de la dernière rencontre. Il n'y plus aucune parure. Seul le Livre est éclairé. Le froissement de la page se suffit à lui-même. A sa manière, le livre qu'écrit Barbara Lecompte est un livre méditatif, poétique, faisant parfois une place à des disciplines scientifiques, historiques, philosophiques... C’est un livre ouvert, dans le clair-obscur de la rencontre de ces « Madeleine », qui procure le repos dans un monde ténébreux. Un livre du silence de la peinture, nullement bavard, juste mystérieux.

 

(Georges de la Tour, La Madeleine au Livre.)

 

C’est encore un livre qui invite au Mystère pascal : à méditer le passage d’un état à un autre, celui de la mort à la vie, de l’esclavage à la liberté, de l’ancien monde au monde nouveau, celui qui est déjà là et qui vient. C’est ce passage (c’est le sens du mot Pessah, pâque en hébreu) que l’Église appelle les chrétiens à vivre lors de leur baptême, à revivre chaque année à Pâques et à chaque eucharistie. C'est le moment où le Christ lave les pieds de tous ses disciples. La Madeleine au Livre célèbre ce passage à la liberté. Pour Barbara Lecompte, Georges de La Tour invite à réaliser cette libération de soi par la contemplation des « Madeleine ». Le livre de l'écrivaine nous y invite aussi, non par un jeu de miroir, mais dans la lecture comme recherche de soi. C’est en somme un livre de l'intimité, de l'amour qui brûle par son incandescence.