60 ans après le retour de De Gaulle puis l'adoption de la Constitution de la Ve République, la naissance trouble de notre régime actuel est toujours l'objet de points de vue antagonistes.

Il y a soixante ans, au cours d’une année 1958 particulièrement mouvementée politiquement, le général de Gaulle, rappelé au pouvoir par le président René Coty, était investi le 1er juin à Matignon afin de « régler » la situation insurrectionnelle en Algérie (crise du 13 mai) et de mettre en place un nouveau régime républicain (loi constitutionnelle du 3 juin autorisant le gouvernement de Gaulle à rédiger une nouvelle Constitution). Devenant le dernier président du Conseil de la IVe République – ce « régime des partis » qu’il abhorrait et dont il avait dénoncé la naissance lors de sa démission du 20 janvier 1946 –, il allait être élu le 21 décembre 1958 (par un collège de grands électeurs) premier président de la Ve République, après l’adoption par référendum de la nouvelle Constitution (79,25 % de oui le 28 septembre), promulguée le 4 octobre.

Cette année 1958 qui donne naissance à notre régime actuel a pourtant fait l’objet d’assez peu de commémorations, surtout si on la compare au cinquantenaire de Mai 68 qui a largement occupé le terrain médiatique ces derniers mois. Comment expliquer ce silence dans la commémoration d’un événement qui est pourtant fondateur pour le plus long régime républicain de notre histoire (après la IIIe République, dont les 70 ans pourraient d’ailleurs bien être dépassés d’ici la décennie prochaine) ?

Deux ouvrages récents, aux points de vue antagonistes, permettent d’y répondre partiellement en proposant deux lectures ô combien différentes de l’origine de la Ve République. La guerre civile en France, 1958-1962. Du coup d’Etat gaulliste à la fin de l’OAS de l’historien américain Grey Anderson (traduit et publié par Eric Hazan aux éditions de la Fabrique) cherche à dévoiler « les mécanismes de refoulement » des origines de la Ve République, de l’insurrection algérienne au retour de De Gaulle, que l’auteur assimile à une forme de « guerre civile » à peine larvée, aboutissant en définitive au façonnement de nos institutions actuelles. Dans De Gaulle et la République (Odile Jacob), l’historien Philippe Ratte, membre du conseil scientifique de la Fondation de la France libre et grand admirateur du Général, considère au contraire que cette année 1958 a été décisive pour apporter à une France affaiblie par ses guerres coloniales et la fin de son Empire, une nouvelle République « forte et efficace » permettant au pays de surmonter ces épreuves et de lui donner les moyens de reprendre son rang.

 

Un contexte de guerre civile ?

On devine d’emblée à quel point les deux récits peuvent apparaître dissemblables, entre une lecture critique (« coup d’Etat gaulliste », « guerre civile en France ») d’une situation (géo)politique et une ode hagiographique à la personne du fondateur de la Ve République. A vrai dire, ils sont à la fois complémentaires dans leur éclairage historique et illustratifs de la profonde perplexité du lecteur quant à la possibilité d’un discours neutre sur l’origine, à tout le moins « refoulée », de notre régime républicain actuel qui, après 24 révisions constitutionnelles, 8 présidents, 22 premiers ministres, 15 législatures et 10 référendums, ne ressemble pas tout à fait au paysage institutionnel que nous connaissons soixante plus tard.

Grey Anderson, à la manière d’un Robert Paxton au sujet du régime de Vichy   , n’y va pas par quatre chemins : il considère que, comme certains contemporains le remarquaient alors, ce qui s’est joué à partir du 13 mai 1958 constitue « un 6 février qui a réussi »   , en référence aux manifestations des ligues d’extrême droite de 1934. De même, l’expression de « guerre civile en France » dont il use à l’envi (alors qu’elle s’applique a priori davantage à la seule Algérie française de l’époque) était employée par nombre d’observateurs et d’acteurs politiques de cette période, comme en témoignent également les nombreuses références aux épisodes révolutionnaires (« Comités de salut public » des militaires en Algérie, « régime de Terreur » décrit par la presse américaine   , citations de Robespierre et de Saint-Just à la tribune parlementaire   de la part des communistes…), ce qui a été tout de même assez largement oublié aujourd’hui.

Pour l’historien américain, dont la thèse (soutenue en 2016 à l’Université de Yale) et les recherches portent précisément sur l’histoire politique et militaire de cette période en Europe, l’année 1958 et les mois qui s’en suivirent (jusqu’à la stabilisation du régime au moment du référendum sur l’élection présidentielle au suffrage universel direct et la fin de la guerre d’Algérie, en 1962) constituent à proprement parler un climat de haine et de violence extrêmes, se traduisant notamment par l’usage généralisé de la torture par l’armée française et les exactions policières contre les indépendantistes algériens et leurs soutiens, alors même, remarque-t-il, que « l’histoire officielle » du régime gaulliste (un « mensonge officiel » selon Anderson) présente le retrait d’Algérie comme une victoire et le retour du Général comme le triomphe de la démocratie et le mythe de l’homme providentiel (« Croit-on, qu’à 67 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ? » avait répondu le Général à Maurice Duverger lors d’une conférence de presse restée célèbre le 19 mai 1958).

La guerre civile en France apporte en particulier plusieurs éléments à charge dans son enquête historique sur l’origine trouble de la Ve République. Tout d’abord, Anderson remarque que l’insurrection, contrairement à ce que le récit de la période a tendance à véhiculer, ne s’est pas cantonnée aux seuls départements algériens, mais a rapidement gagné la Corse (un Comité de salut public a été proclamé à Ajaccio par l’armée) et a laissé craindre une propagation au continent (on annonça fin mai 1958 des Comités de salut public à Toulouse, Bordeaux, Perpignan, Tarbes, Auch et Luchon). L’historien américain cite le témoignage de l’époque du socialiste Guy Mollet (dont le gouvernement de 1956 avait accéléré la guerre en Algérie) qui mettait en garde contre « une guerre civile (espagnole) sans l’armée républicaine »   , les expressions de pronunciamento étant également dans la bouche des gaullistes, pour rester dans le registre hispanique. Par ailleurs, la situation exceptionnelle du pouvoir, aux prises avec une insurrection inédite de son armée en Algérie, justifie l’emploi par de Gaulle d’une formule qui laisse penser effectivement à une forme de « coup d’Etat légal » puisqu’il affirme, après la grève générale du 27 mai, avoir entamé avec le président du Conseil sortant, l’Alsacien Pierre Pflimlin (MRP), le « processus régulier » nécessaire à l’établissement d’un gouvernement placé sous sa direction   . Enfin, Anderson rappelle à nouveau le parallèle qui était alors fait avec le 6 février 1934 lors du défilé à Paris du 28 mai (200 000 manifestants de la Nation à la République, parmi lesquels Mendès France et Mitterrand étaient en tête de cortège), comme en témoignent une pancarte (« Comme en 1934 pour défendre la République ») et la présence presque anachronique du vieil Edouard Daladier, « ce qui ajoutait à une atmosphère saturée d’ambiguïté historique »   .

L’expression de guerre civile était en outre employée par le premier magistrat de la IVe République, René Coty, qui, le 30 mai 1958, écrivait (sans doute pour dramatiser la situation et pour justifier son recours « au plus illustre des Français ») : « Nous voici au bord de la guerre civile. […] Après s’être, depuis quarante ans [sic] tant battus contre l’ennemi, les Français vont-ils, demain, se battre contre les Français ? »   . Troublante également est l’analogie qui est faite par les contemporains entre la « légitimité profonde » de De Gaulle le 18 juin 1940 et la « légitimité formelle des votes et des procédures » (les expressions sont celles de Mendès France) de l’investiture du 1er juin 1958 (par 329 voix contre 224), Mitterrand affirmant quant à lui : « j’aurais, en ce moment décisif de notre histoire, préféré entendre une voix pareille à celle d’Abraham Lincoln », dont le premier discours inaugural avait rejeté toute responsabilité dans le « terrible déclenchement de la guerre civile »   .

Ajoutant au climat et au vocabulaire de la guerre civile, tandis que se précise l’établissement du nouveau régime républicain par de Gaulle, « l’été 1958 fut un grand moment pour les théoriciens de la guerre révolutionnaire, qui voyaient dans la crise de mai l’éblouissante advenue du "choc psychologique" attendu depuis longtemps »   , selon Grey Anderson. « Acteurs d’un mouvement politique qui allait submerger la France »   , les militaires engagés dans les Comités de salut public restèrent en responsabilité bien plus longtemps qu’on aurait pu le croire après le discours légaliste de De Gaulle le 1er juin 1958 – celui-ci s’affichant en outre le 4 juin devant les bannières des Comités de salut public lors de son apparition au balcon du Gouvernement général d’Alger, prononçant sa célèbre phrase ambiguë « Je vous ai compris ! ». Dans Le Monde, le célèbre juriste Maurice Duverger met alors en garde contre la menace fasciste, « conséquence directe de l’application de la guerre psychologique par l’armée »   , les forces d’opposition retrouvant quant à elles leur tradition antibonapartiste de « défense républicaine » forgée dans les luttes révolutionnaires du XIXe siècle et renouvelée dans le front antifasciste exprimant une riposte au 6 février 1934.

Anderson insiste en effet sur un fait souvent oublié aujourd’hui : pendant qu’en métropole les partis politiques s’opposaient fortement sur les conditions du retour de De Gaulle au pouvoir, en Algérie « des généraux remplaçaient les préfets, ramenant les autorités régionales au rôle d’adjoints administratifs »   , un rapport du chef d’état-major de l’armée de terre (le général Zeller, futur putschiste de 1961) allant même jusqu’à recommander que les officiers conservent indéfiniment les pouvoirs préfectoraux   . « L’Etat gaulliste n’a d’existence qu’en sursis de guerre civile » écrivaient alors les éditorialistes Mascolo et Schuster  

En définitive, ce ne fut que le 9 octobre, après le référendum du 28 septembre et l’adoption de la nouvelle Constitution préparée par le Comité consultatif supervisé par Michel Debré (futur Premier Ministre), que de Gaulle, dans un message à Salan au sujet des élections législatives à venir, « ordonna que les membres des forces armées se retirent des Comités de salut public », l’armée obéissant in fine, mais avec réticence   . Mais Anderson fait durer le contexte de « guerre civile » jusqu’aux accord d’Evian, qui met fin au conflit algérien et à l’Empire, et la fin des attentats de l’OAS, laissant penser qu’au-delà de l’année 1958, les premières années de la Ve République furent particulièrement tendues voire violentes.

 

Défense et illustration de la Ve République

L’ouvrage De Gaulle et la République de Philippe Ratte constitue a priori un contre-point parfait au « livre noir » de Grey Anderson sur les premières années de la Ve République. Bien que ce livre, qui est manifestement une commande pour la Fondation de la France libre, s’apparente davantage à un portrait hagiographique du Républicain qu’était de Gaulle – on sait d’ailleurs que son attachement au régime républicain fut longtemps mis en question par certains pendant la guerre, avant qu’il ne le rétablisse sans hésitation après la Libération – et dépasse donc la seule question de son retour au pouvoir en 1958. Mais l’an I de la Ve République occupe tout de même près des trois quarts de l’ouvrage… démontrant à quel point ce moment est décisif dans l’établissement des nouvelles institutions voulues par le Général… et combien ce livre est avant tout une défense et illustration (sans nuance) de la Ve République.

En gaulliste convaincu (et tel qu’on n’en fait plus), Philippe Ratte n’hésite pas à parler de « miracle » pour caractériser la naissance du nouveau régime, celui qui permet selon lui de « donner – enfin – à la République les institutions qu’il lui faut pour déployer toute sa puissance »   , et célèbre, selon un catéchisme bien connu et bien répété, le discours prémonitoire de Bayeux du 16 juin 1946, plaidant pour un président « clé de voûte » et un parlement au pouvoir limité (par opposition à la IVe République alors naissante).

Aussi peu disert sur ce qu’il appelle « la pénible question algérienne »   que Grey Anderson est prolixe sur les violences et les exactions dont l’armée française s’est rendue coupable, Philippe Ratte insiste essentiellement, de manière (bien trop) attendue, sur l’élaboration des institutions républicaines, « enfin fortes et efficaces », considérant, à rebours des commentaires de Mendès France en 1958, que de Gaulle parachève ainsi l’œuvre assumée le 18 juin 1940 en conférant à la France les moyens « de reprendre son rang, tout en assurant la prospérité de son peuple et sa sécurité à jamais »…Rien que ça…

Et tout dans le livre est à l’avenant, sans aucun recul critique sur le discours officiel de l’époque. Citons, à titre d’exemple : « La Ve République, c’est la République tout court, sans numéro. C’est la forme de l’Etat et de la Nation, conjointement, désirée depuis 1789, et destinée à durer parce que désormais bâtie à chaux et à sable »   . Ou encore : « De ce discours [celui du 4 octobre 1958, à la place de la République, marquée du « V », symbolique à double titre], de Gaulle se veut moins l’auteur que le prêtre laïque [sic] prêtant sa voix à la nécessité. En présence du peuple effectivement à l’écoute et susceptible de manifester sur-le-champ son assentiment ou son rejet, il se fait interprète d’une nécessité plus haute, qui est celle d’un destin national à travers les siècles passés et à venir »   .

Voici enfin d’autres morceaux de ce florilège : « Cet accès au pouvoir [de De Gaulle en 1958] est le parfait antonyme d’un coup d’Etat ou même d’un coup de force, quoi que des esprits chagrins se soient plus à rabâcher à ce propos. »   ; « Cette Constitution à laquelle on travaille tout l’été 1958 ne doit donc émaner ni d’un nomothète, fût-il le chef charismatique de la France livre redescendu des cieux, ni d’un cénacle d’experts, ni d’une assemblée de mandataires, ni d’exemples historiques, étrangers, philosophiques. Elle doit comme sourdre de l’âme même du peuple de France entendu dans son identité historique quasi idéelle, on dirait presque allégorique »   ; « Ce faisant le 4 septembre, place de la République, le général de Gaulle passe par-dessus tous les corps constitués, tous les intermédiaires, tous les représentants, pour clairement signifier que l’affaire n’est pas de leur ressort, mais l’apanage inaccessible du peuple français tout entier, matérialisé par la foule assemblée autour du symbole de la République, en plein air, loin des enceintes, salons, couloirs ou boudoirs où se manigancent les politiques »   . Malheureusement, si le lyrisme n’est jamais interdit, n’est pas Michelet qui veut…

Alors, on peut bien entendu trouver outrancière la critique au vitriol de la construction de l’Etat gaulliste par Grey Anderson – et contester son usage permanent du vocable « guerre civile » – mais on ne peut pas considérer sérieusement la gloriole gaulliste d’un autre temps (et au style souvent grandiloquent, sinon grotesque) de Philippe Ratte comme un ouvrage d’histoire scientifique, alors même que l’important travail sur les sources et les archives de la part de l’historien américain ne peut aucunement être remis en cause. On aurait donc aimé présenter deux livres antagonistes permettant de confronter des arguments mais il y a un tel déséquilibre entre les deux ouvrages sur le plan de la rigueur scientifique que cette comparaison n’est malheureusement pas vraiment possible… au grand dam du lecteur de 2018 qui, soixante après les faits, souhaiterait comprendre, sans légende noire ni dorée, toutes les subtilités d’une année fondatrice de notre régime actuel