«L'Histoire populaire de la France» de Gérard Noiriel est la synthèse et le couronnement d'une oeuvre engagée et pionnière dans le domaine de la socio-histoire.

Il y a deux ans, l’historienne Michelle Zancarini-Fournel publiait Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours   . Cette année, c’est au tour de Gérard Noiriel de se livrer au même exercice. Son Histoire populaire de la France couronne et synthétise une carrière consacrée à l’histoire des ouvriers, de l’immigration, du racisme, de la nation et à la défense et à l’illustration des méthodes de la socio-histoire. Ce parcours de chercheur colore les propos et les angles retenus par G. Noiriel dans cette somme.

En gestation depuis une dizaine d’années, ce livre a pour modèle l’Histoire populaire des États-Unis de l’américain Howard Zinn, également publiée en France par l’éditeur marseillais Agone en 2002, la version américaine datant de 1980. H. Zinn ambitionnait alors d’écrire l’« histoire par le bas » afin de donner la parole aux vaincus de l’histoire. Depuis, de nombreux travaux historiques ont creusé un tel sillon appliqué à différentes périodes et espaces. G. Noiriel relativise l’originalité d’une telle démarche en 2018 et souligne également la différence de contexte d’écriture : si l’Américain conçoit son projet dans la foulée du triomphe du progressisme après Mai 68, le Français écrit alors que celui-ci recule et que la « crise du mouvement ouvrier a considérablement affaibli les luttes sociales au profit des conflits identitaires. »

 

Une histoire de la domination en France

En conséquence, G. Noiriel abandonne le seul point de vue des dominés, qui risque d’ailleurs de « laisser dans l’ombre des formes oubliées du malheur social », pour privilégier « l’analyse de la domination, entendue comme l’ensemble des relations de pouvoir qui lient les hommes entre eux. » Autrement dit, dans le cadre français, il propose une histoire des rapports de pouvoir, de tout ordre, et notamment des interactions et de la dialectique à l’œuvre entre gouvernants et gouvernés.

Parmi les influences revendiquées de G. Noiriel, où se croisent les outils conceptuels de Marx et Bourdieu, l’on retrouve la démarche socio-historique du sociologue Norbert Elias. Ce dernier a mis en avant l’extension des « liens d’interdépendance » entre les individus qui constituent autant de « relations de pouvoir ». Une telle perspective a une implication chronologique. G. Noiriel fait commencer son histoire populaire à la fin du Moyen Âge, période à partir de laquelle l’État monarchique s’impose et lie tout un ensemble d’individus par l’exercice de sa souveraineté. Pour sa part, M. Zancarini-Fournel commençait son récit en 1685, avec la révocation de l’édit de Nantes et la promulgation du « Code Noir ».

Un autre parti-pris guide l’entreprise de l’auteur du Creuset français : reconstituer la genèse d’enjeux contemporains à partir du passé. Il se focalise donc sur les « transformations du travail, les migrations, la protection sociale, la crise des partis politiques, le déclin du mouvement ouvrier, la montée des revendications identitaires. » L’ancien président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire prête cependant attention aux enjeux mémoriels liés à ces événements, afin d’éviter toute confusion entre histoire et mémoire. Il fait aussi le choix du récit, de la simplicité dans l’exposition des faits et des problèmes. Dans un même souci de lisibilité, il se passe de notes de bas de page et cite directement les historiens mobilisés, proposant une bibliographie raisonnée pour chaque chapitre.

D’emblée, G. Noiriel ajoute une note personnelle sur son parcours de « miraculé social » (Bourdieu) issu d’un « milieu modeste ». Il égrène d’ailleurs quelques souvenirs personnels dans les derniers chapitres, à propos de Mai 68 vécu dans les Vosges. Conscient que la domination ne se réduit pas à sa dimension économique, G. Noiriel n’idéalise pas le peuple et souligne que le « clivage entre les nationaux et les étrangers » est l’une des incarnations les plus puissantes du diviser-pour-mieux-régner au profit des « dominants ».

Enfin l’historien, fidèle en cela à la tradition des Lumières, réaffirme sa croyance dans le rôle joué par la connaissance dans l’émancipation et dans la libération des déterminismes (le « dévoilement » de Bourdieu). G. Noiriel estime que le retour sur soi et la distance par rapport à soi-même sont les seules opérations à même de nous de sortir des « logiques identitaires » qui minent les luttes sociales d’ampleur.

 

Nouveaux regards sur l’histoire des Français

G. Noiriel offre à la fois un récit renouvelé de l’histoire de France et une réflexion sur l’écriture de l’histoire, sur les choix opérés lors de sa construction, qui valorisent ou rejettent dans la pénombre certains événements en fonction des enjeux du moment, fournissant autant de grilles de lecture en puissance. Le recul et les menaces planant sur les acquis sociaux guident en partie sa démarche. Il revient sur les luttes et les conditions d’obtention de tels droits, livrant de nouvelles interprétations d’épisodes pourtant bien connus de l’histoire de France. Ainsi, il aborde l’assentiment des paysans au régime du Second Empire, longtemps considéré comme le résultat de leur aliénation alors qu’il faut y lire le contentement de certains intérêts par Napoléon III (comme le développement de l’industrie dans le monde rural). Le spécialiste du monde ouvrier est bien sûr plus prolixe sur l’époque contemporaine que sur le Moyen Âge ou l’époque moderne. Son propos est également moins focalisé sur le genre que M. Zancarini-Fournel, sans être pour autant absent, quand les problématiques relatives au monde du travail et à la colonisation occupent une place équivalente.

À plusieurs reprises, G. Noiriel revient sur une série de couples conceptuels à l’origine de tensions dans cette histoire. La relation, déjà évoquée, entre national et social est souvent convoquée, de même que, dans le domaine politique, l’antagonisme entre participation directe/active et représentation. Celui-ci influe sur la définition de la citoyenneté, liée un temps à l’engagement militaire. L’historien nous rend aussi attentifs à l’articulation entre les échelles internationale et nationale. L’évolution du parcours de Georges Clemenceau en témoigne. Parti de la gauche (maire pendant la Commune de Paris, dreyfusard de la première heure), le Tigre glisse ensuite vers la répression brutale des conflits sociaux. Une telle attitude se comprend mieux à l’aune du contexte international de l’époque et des contraintes qu’il fait peser sur le jeune régime. Entourée par des régimes autoritaires belliqueux, la République se doit de montrer qu’elle ne se laisse pas faire à l’intérieur et qu’elle saura ainsi résister en cas de conflit extérieur. G. Noiriel souligne par ailleurs le rôle des médias dans la dialectique dominant/dominés et la construction ambivalente des problèmes publics. Empruntant à Dominique Kalifa son concept de « fait-diversification » et à Bourdieu son mot de « fait-diversion », il rappelle que les médias attirent et détournent à la fois le public des grandes questions du moment, par exemple au sujet des étrangers ou de la sécurité.

 

Distanciation et/ou engagement

Même si un tel objectif n’est pas énoncé directement dans ses propos liminaires, on retrouve à de nombreuses reprises la volonté de dégager quelques leçons de l’histoire, à valeur politique. Par exemple, alors qu’il aborde les guerres de religions du xvie siècle, dont une partie des motifs sont en fait politiques, G. Noiriel avance des considérations plus générales sur la tendance des hommes à se tromper d’ennemi dans l’histoire : « Ils s’en prennent alors à des gens qui sont encore plus faibles qu’eux sans atteindre les vrais responsables. »

La majeure partie de son récit fait preuve de distance et de nuances, à l’image d’un chapitre très réussi sur les « Codes noirs » qui restitue toute la complexité des relations entre race et classe, ou encore de développements subtils sur les sans-culottes. Toutefois, G. Noiriel laisse par moments apparaître ses préférences personnelles, surtout lorsqu’il écrit sur des épisodes dont il a été le contemporain. Il évoque ainsi la « République du vide » de François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, au lieu de la République du centre, leur essai sur l’effacement du clivage droite-gauche et la fin de la lutte des classes : un tel lapsus est symbolique de la difficulté à maintenir par endroits un juste équilibre entre distanciation et engagement.

L’épilogue de cette histoire populaire est révélateur d’une telle tension : G. Noiriel tire un premier bilan de l’élection d’Emmanuel Macron et de sa pensée à l’aune d’une lecture de son programmatique Révolution et de sa première année au pouvoir. Présentée comme une rupture, l’historien voit dans cette élection davantage de continuité : le nouveau pouvoir s’inscrit dans la lignée des gouvernements en phase avec la « logique économique libérale » depuis 1980. Qui plus est, E. Macron concevrait les classes populaires comme un fardeau et non comme une potentielle richesse, jouant un rôle important dans l’histoire.

Face à cet échec programmé du consensus, G. Noiriel rappelle que « seules les luttes collectives avaient permis au peuple d’améliorer son sort », car « notre histoire a amplement montré que les classes dominantes ne renoncent à leurs privilèges que lorsque le rapport de force les contraint à ces concessions. » Ainsi, la « solidarité et l’action collective restent aujourd’hui les meilleures armes pour desserrer l’étau et faire en sorte qu’un jour, chacun puisse se sentir lui-même comme un autre. » Il serait alors plus que nécessaire de remettre la question sociale – la lutte contre les inégalités et les injustices – au cœur de la politique.

Au terme de cette Histoire populaire de la France passionnante, impressionnante mais aussi personnelle, on ne peut que souhaiter que l’avenir démentisse l’une des remarques de G. Noiriel : « Malheureusement, l’historien des classes populaires remplit bien souvent un rôle ingrat car il intervient quand le combat est terminé et que le peuple a été vaincu. »

 

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