Si la fin des temps humains est désormais une affaire de siècle, et s’il est parfaitement inutile de s’en alarmer, elle est un bon moyen de faire retour sur la morale du temps présent.

Dans Le Mal qui vient. Essai hâtif sur la fin des temps, qui sort aux éditions du Cerf, j'explore les conséquences d'une idée déplaisante : le temps n'est plus où nous pouvions encore espérer, dans un sursaut collectif salutaire, empêcher l'anéantissement de notre monde ; le temps commence, par conséquent, où sa fin est devenue certaine dans un horizon proche – « proche » voulant dire ici « historique », par contraste avec les fins du monde d'origine cosmique ou astronomique. Pour dramatiser cette idée, je pose ainsi en prémisse qu'entre le dernier homme et moi, il s'écoulera moins de temps qu'entre moi et, par exemple, Christophe Colomb. Que s'ensuit-il alors ?

Trois points émergent peut-être de façon plus saillante d'une discussion bien sûr largement spéculative.

Le premier consiste à marquer la différence entre l'approche que je propose et la plupart des théories catastrophistes ou collapsologiques de l'effondrement du monde à relativement brève échéance. En la posant comme certaine, et en partant du principe qu'il est d'ores et déjà trop tard pour arrêter les processus convergents qui aboutissent à cette fin, je romps avec « l'herméneutique de la peur » qui transpose peu ou prou les réponses proposées à l'angoisse de la guerre nucléaire des années 1960 à celles liées au réchauffement climatique et aux crises géopolitiques qui vont suivre. Non, ce n'est pas en s'angoissant que l'on déclenchera une prise de conscience salvatrice. Il me semble au contraire que les arguments qui sous-tendent de telles positions sont des sophismes, et qu'ils sont en tout état de cause absolument impuissants à déclencher la réaction qu'ils appellent de leurs vœux. En revanche, comme l'a très bien mis en évidence Jean-Pierre Dupuy, la question de la hâte (de ce que feront et de ce que font déjà certains individus en hâte face à l'inéluctable) mérite d'être soulevée.

Le deuxième envisage sérieusement une orientation morale qui n'a pour le moment été vraiment explorée que par certains chefs-d'œuvre de la science-fiction post-apocalyptique. Sauf à s'imaginer que l'homme est naturellement bon, peut-être est-il temps d'envisager qu'à mesure que la fin des temps deviendra plus certaine, sa férocité se déchaînera, et surtout, deviendra l'unique source de jouissance disponible, le dernier affect à donner aux survivants le sentiment de la vie. Il va de soi que ce moment de bascule sera celui où les temps de la fin, ce que nous vivons, seront devenus pour de bon la fin des temps, dans une accélération extatique.

Enfin, en troisième lieu, je m'interroge sur le genre de « bien » susceptible de s'opposer au Mal qui vient, et qui nous promet, selon le mot fameux de Günther Anders, une « apocalypse sans royaume ». Car il me semble que ce mal présente des caractéristiques inédites, et qu'il ébranle une bonne part des convictions ordinaires en philosophie morale. Je puise pour cela des ressources dans Nietzsche et dans Freud. Évidemment, le « bien » auquel je pense ne sera peut-être pas un bien pour tout le monde.

Ce bref essai, dont le but déclaré est de rafraîchir le vieux problème du Mal, s'inscrit au carrefour de plusieurs préoccupations élaborées dans mes travaux précédents. Tout d'abord, il reprend à nouveau frais l'anthropologie du mal sous-jacente à mon analyse historique de l'autocontrainte, de l'autocontrôle, de la répression des pulsions sexuelles et violentes, qui est pour ainsi dire l'envers obscur de l'autonomie comme idéal normatif des sociétés civilisées, et plus particulièrement des sociétés individualistes depuis le XVIIe siècle. Simplement, il transporte la réflexion dans la situation contemporaine. Ensuite, il essaie de donner une consistance (mais peut-être n'est-elle que rhétorique ?) à ce qui me paraît être une énigme. Pourquoi des sociétés officiellement de plus en plus rationalistes, laïques, dotées d'un fort coefficient de réflexivité historique, ne peuvent pas du tout éliminer un certain rapport au mal ? Est-ce parce que toutes les façons dont nous nous représentons le mal (et le Mal absolu qu'est notre anéantissement global) ne font qu'agglutiner des images terrifiantes – comme un reste irrationnel inévitable ? Ou bien, hypothèse plus hardie, peut-on se servir d'une telle spéculation sur le mal pour mettre en lumière des transformations morales et politiques contemporaines qui nous disent quelque chose d'intéressant sur nos sociétés ? Auquel cas, grâce à tous les paradoxes qu'elle véhicule, et non malgré eux, l'idée de Mal qui vient peut illuminer (même de façon très sombre) des actions et des pratiques parfaitement rationnelles, pour le meilleur comme pour le pire.