Njinga, reine de Ndongo dans l’actuel Angola (1582-1663), s’est attachée à organiser le territoire et à résister à la colonisation esclavagiste.

L’histoire de l’Afrique charrie son lot de préjugés. En 2007, le Président Sarkozy déplorait, dans les mots d’Henri Guaino, l’absence d’un récit de l’Afrique sur son histoire. Bien que ce discours ait été abondamment dénoncé par la plupart de ses commentateurs, il a pu faire écho, chez d’autres, à une lecture mal contextualisée des propos de Hegel sur l’Afrique – propos dans lesquels on a pu trouver une première formulation de l’idée selon laquelle ce continent n’était pas encore entré dans l’histoire. Les curieux mieux informés de l’histoire ont pu n’entendre dans le nom de Njinga que celui d’une furie insatiable de l’époque. Cette interprétation du parcours de la reine « angolaise » du XVIIe siècle n’est en somme que le produit naturel d’une incapacité à concevoir une Afrique organisée avant la colonisation.

Dans ces conditions, le récit de la vie de la reine Njinga que propose Linda M. Heywood, conséquent, étayé, précis et abordable par tous, revêt un caractère incontournable. L’auteure, professeure d’histoire à l’université de Boston, a mis neuf ans à réunir la documentation nécessaire à sa rédaction et à composer cette somme balayant la vie d’une reine dont le nom, en Afrique, au Brésil, au Portugal et au Vatican, résonne de mille mots, gravures ou statues (dont celle qui orne les rues de Luanda, de nos jours). Neuf ans : tel fut le prix à payer pour extraire l’essentiel de documents répartis entre des sources portugaises, italiennes, hollandaises… Pour parcourir les bibliothèques en Angola, au Portugal, en Italie, en France, au Vatican, au Brésil, en Angleterre, aux Pays-Bas… Et pour nous donner à voir aussi (par reproduction de gravures) les cahiers remplis par les témoins, plus ou moins bienveillants, du règne de la reine Njinga, au XVIIe siècle, dans une partie de ce qui est devenu l’Angola.

 

Récit et archéologie

Outre les personnages qui meublent ce récit, l’ouvrage dresse une cartographie des lieux essentiels de ce règne, donnant ainsi une consistance historique à des villes (Luanda, Kabasa, Massangano), des îles (sur le fleuve Dande, sur le Kwanza, sur le Bengo, les îles Kindonga), des territoires qui ne portent plus ces noms (Ndongo, Matamba, etc.). Chacun de ces lieux retrouve ici son activité précoloniale puis coloniale, qu’on peut songer à approfondir par des explorations archéologiques (à conduire), notamment dans les villes. De fait l’absence de la reine, rendue présente par le travail d’archive, soulève de nombreuses interrogations : peut-on espérer trouver trace du centre politique de cette reine, avec ses colonnes, des palais, des batailles, etc. ?

L’ouvrage dessine aussi des parcours, des déplacements qu’il conviendrait de suivre avec précision sur des cartes anciennes et récentes, quoique l’auteure prenne la peine d’en proposer un certain nombre en encadrés. Il propose non moins de regarder quelques gravures, dont on identifie la provenance. Là encore le matériau fourni soulève ses montagnes de questions : comment retrouver, au-delà du style, tantôt des idéologies dessinées – on sait que le discours missionnaire a été un instrument de pouvoir –, tantôt des imitations réalistes ? La publication des trente-deux aquarelles originales de Cavazzi publiées dans l’édition d’Ezio Bassani, donnerait peut-être quelques pistes   .

 

Une reine

Mais il s’agit avant tout d’un récit de vie, même si les traits scientifiques n’en sont pas absents. Qui est Njinga ? Une reine, réputée guerrière, quoique cette qualification soit réductrice et risque de la faire paraître sur une scène unique, celle des batailles, alors qu’elle eut bien d’autres activités. Elle naît en 1582, sept ans après la première expédition militaire portugaise sur les côtes de l’Angola actuelle. Son enfance se déroule dans l’entourage de son père, le roi du Ndongo. A sa mort, la succession est assumée par son frère, mais ce dernier craint sa sœur, qu’il fait stériliser après avoir tué son filleul.

En 1622, Njinga est envoyée en ambassade à Luanda par ce même frère. Survient alors un épisode symptomatique, lorsqu’elle refuse de s’asseoir par terre alors que le représentant du Portugal se place sur un trône et entend soumettre l’ensemble des dirigeants de son empire à la vassalité. Njinga demande alors à une de ses servantes de s’accroupir pour être à la même hauteur que le représentant du roi du Portugal.

En 1624, son frère le roi Ndongo meurt. Njinga s’empare du trône et assassine le fils de son frère. Pour autant les Portugais ne se résolvent pas à la voir reine. Ils nomment un autre prétendant, sans que la reine ne perde le pouvoir pour autant. Limitée dans ses activités, elle résiste autant que possible aux colonisateurs. Par jeu d’alliance interne et externe (avec les Hollandais) à son royaume, elle occupe des terres, s’assure une base arrière, multiplie les exploits qui feront rapidement partie de sa légende. Mais les Hollandais la trahissent. Ils abandonnent l’Angola aux Portugais. Njinga élabore des accords avec ces derniers. Elle se convertit au christianisme, non sans conserver les rituels autochtones, et elle obtient la paix avec le Portugal – obtenant de ce fait la libération de sa sœur des mains de ce dernier, et la reconnaissance par le pape Alexandre VII de son statut de « reine chrétienne » légitime à diriger son royaume. Ce qu’elle fera jusqu’à sa mort, le 17 décembre 1663.

 

La colonisation

Il n’est guère possible de dissocier ce règne de la mise en route de la colonisation portugaise et du développement de l’esclavage, devenu un moteur du développement d’un certain capitalisme. Dès 1452 et 1455, les bulles du pape Nicolas V, « Dominator Dominus », autorisent la couronne du Portugal à déposséder « Musulmans, païens et Noirs » et à en faire des esclaves, comme le rappellent les historiens. Selon le principe de terra nullius, le souverain africain n’a aucune prérogative sur son propre pays. Ceci explique une partie des difficultés du règne de Njinga.

Mais ce n’est pas tout. Compte tenu du fait que les écrits sur lesquels il est possible de travailler – et sur lesquels Heywood a travaillé – sont rédigés, pour une grande part, par des colonisateurs, il a fallu et il faut encore beaucoup de patience pour détisser deux éléments toujours mêlés. Catherine Gallouët, se référant au philosophe Y. S. Mudimbe, indique fort bien que les textes européens sur l’Afrique ne parlent pas tant de l’Afrique que de la relation des Occidentaux à l’Afrique, selon une remarque fort pertinente de Jean-Jacques Rousseau sur cette question. Elle relève que les écrits ne cessent de maintenir un parallèle entre l’assujettissement de Njinga par le christianisme et celui de l’Angola par le Portugal. Ainsi, par ce parallélisme, risque-t-on en permanence de maintenir une illusion coloniale.

Heywood évente le piège et ne cesse de se battre à la fois pour organiser son récit et pour contrer les présupposés des documents consultables. Ce qu’elle opère parfaitement. La relation de la vie et l’œuvre souveraine de Njinga telle qu’elle est donnée dans l’ouvrage de Cavazzi trouve sa résolution dans la conquête d’une âme idolâtre doublée de la conquête territoriale. Or, si l’histoire confirme en effet qu’à la fin de sa vie, Njinga, qui s’était reconvertie au christianisme et avait fait baptiser ses sujets, avait collaboré avec les autorités portugaises et admis leur contrôle sur ses États, ce dénouement qui amalgame la conquête d’une âme idolâtre à la conquête territoriale devient surtout la résolution idéale d’un conte de fée colonial.

À cela s’ajoute l’analyse incontournable de la question de l’esclavage. Qu’il ait existé en Afrique, avant la colonisation, est indéniable ; mais sa réalité s’expliquait par des motifs différents : il consistait en un esclavage de guerre, de conquête, etc., dont les origines somme toute classique faisaient écho à celles qu’ont connu de nombreuses cultures. Mais le développement du grand commerce et de la colonisation modifie les attendus, les circulations et les modes de profit de l’esclavage pratiqué en Afrique. Françoise Vergès, qui préface l’ouvrage, y insiste longuement. Il est question cette fois d’exporter entre dix mille et treize mille esclaves par an – un nombre qui n’a ensuite cessé d’augmenter. Cet esclavage procède de marchandages, mais aussi de rafles et de conquêtes. Durant les quatre années du gouvernement de Mendes de Vasconcelos, plus de cinquante-cinq-mille Mbundu ont été envoyés comme esclaves aux Amériques.

L’ouvrage dresse ainsi, au travers de la vie de Njinga, un panorama de la politique portugaise en Angola. Elle se manifeste fort bien dans les descriptions proposées par Heywood de la réception des dignitaires de la cour de Njinga par les Portugais : ils sont privés de dignité et doivent plier leur corps devant le vice-roi, payer un tribut en esclaves, se jeter au sol devant l’autorité, etc.

 

Les coutumes

Heywood restaure, toujours sous forme de récit, les mœurs de Njinga et celles de sa cour. Ce sont donc maintenant les partages hommes-femmes, les questions de genre, celles des armées qui viennent en avant – pour ne pas parler de ce qu’on appelle (encore) le cannibalisme, et qui est manifestement plus complexe à saisir que cela (entre sacrifices rituels et récits tronqués).

Du côté de Njinga, on retient sa décision d’imposer à ses partisans qu’elle est désormais, par son règne, un homme et non plus une femme. Ce qui mérite des analyses précises. Elle commence par épouser un homme, mais elle exige de lui qu’il s’habille en femme. Son devenir « roi » et non « reine » est central ici, mais on ne sait pas toujours, en suivant le récit, ce qui tient à la culture autochtone et ce qui relève d’un rapport de force avec le colonisateur.

On retiendra encore les difficultés à comprendre le rapport entre Njinga et les Imbangala. Non pas que l’ouvrage ne soit pas clair, mais parce qu’il faudrait au lecteur un bagage aussi lourd que solide pour discerner avec clarté l’infinie complexité de ces questions culturelles. On voit bien comment et pourquoi Njinga se lie à ce peuple, et pourquoi elle en adopte les rites et le style de vie. Il faudrait encore mieux cerner la présence et la culture Imbangala. Savoir qu’ils étaient célèbres pour leurs carnages, leur cruauté et leurs pratiques cannibales ne suffit pas. Il faudrait mieux les situer dans les rapports culturels autochtones. Il n’en reste pas moins que Njinga change de nom pour emprunter un nom Imbangala : Ngola Njinga Ngombe e Nga, soit « reine Njinga, maître des Armes et Grande Guerrière ».

 

La survie d’une reine

Nous passons sur de nombreux épisodes indispensables à la compréhension de la vie de Njinga – dont le récit de Linda M. Heywood donne tous les éléments nécessaires à leur compréhension – pour souligner seulement un dernier aspect particulièrement stimulant de cet ouvrage. Au-delà de la vie de la reine, Heywood insiste, à juste titre, sur le décès de cette reine et sur les réappropriations de son règne aux époques postérieures. Les rituels de l’enterrement sont décrits avec minutie. Ils renvoient aussi à des considérations culturelles centrales, puisqu’il a fallu concilier des rituels chrétiens et locaux, ajoutés aux éléments du pouvoir : la couronne de corail, les perles et autres bijoux avec lesquels elle est enterrée. La description des habits de deuil ayant été conservée, on sait exactement ce qui est advenu : lit de parade, chaussures, cape, procession, etc.

Plus encore, Heywood raconte comment ce règne s’est d’abord inscrit dans la mémoire populaire, puis dans les récits nationaux postérieurs à la colonisation. Njinga est devenue une icône de la lutte anticoloniale, non sans entraîner aussi dans son sillage des légendes, des ignorances, des symboliques dont elle n’est pas la cause directe.

Njinga prend donc place à la fois au cœur d’une histoire mal connue en Occident, dans une histoire des rapports économiques, dans une histoire interculturelle, et dans une histoire des femmes. Ce qui explique que l’histoire de Njinga se soit aussi imposée comme un récit parallèle aux histoires mieux connues des règnes parallèles d’Elizabeth Ière et de Catherine de Russie.