Durant la Grande Guerre, l’abbaye de Prémontré accueille, en plus des malades, des soldats allemands qui occupent la région.

Les Oubliés de Prémontré de Jean-Denis Pendanx et Stéphane Piatzszek se déroule dans les territoires occupés par l’armée allemande. C’est la première originalité de cette œuvre, car depuis C’était la guerre des tranchées de Jacques Tardi,   de nombreuses réalisations sur le premier conflit mondial ont essentiellement traité du front et des soldats. Ici, la guerre est en arrière-plan, comme le bruit sourd mais omniprésent de la canonnade. Située dans le département de l’Aisne, l’abbaye de Prémontré accueille des malades depuis le Moyen Âge. En 1914, devenue un asile de fous, les sœurs se chargent de la gestion des femmes internées alors que les hommes sont confiés à une administration publique. Dans les immenses bâtiments de l’abbaye se côtoient malades, personnels soignants, administratifs et les sœurs de la Charité. Le récit débute avec l’arrivée de Clément, à la veille du déclenchement de la guerre, qui souhaite se faire embaucher à Prémontré. Au cours de l’histoire, Clément se révèle être Clémence, à la recherche de sa jeune sœur confiée aux bons soins des sœurs de la Charité quelques années auparavant. Dans le contexte troublé de l’occupation allemande lors de la Première Guerre mondiale, Les Oubliés de Prémontré narre donc des destins broyés par la vie et rattrapés par la guerre. L’occasion pour les auteurs de brosser le portrait de personnages énigmatiques qui révèlent la profondeur de leur personnalité dans le cadre du conflit.

 

Des personnages qui reflètent la complexité de la période

Les Oubliés de Prémontré est avant tout une histoire de personnes, de destins qui se retrouvent mêlés à la grande histoire qui vient chambouler leur vie. Celui tout d’abord de Clémence, qui se travesti en homme pour pouvoir travailler à l’asile de Prémontré et retrouver sa sœur. Celui de Letombe, intendant de l’institution qui se retrouve à diriger tout l’asile pendant la guerre, car les autres ont fui en 1914. Celui du colonel Von Stauffenberg, premier officier allemand responsable du secteur de Prémontré, rude militaire prussien ou celui du commandant Huebner, médecin militaire qui le remplace et qui va gérer, avec son regard médical et protecteur tout l’asile, lui évitant ainsi pénurie et mort de pensionnaires comme c’était le cas sous son prédécesseur. Le travail de Stéphane Piatzszek sur la psychologie des personnages est fouillé : tous les comportements représentés révèlent la multitude des attitudes pendant un conflit. Si Von Stauffenberg est emblématique des officiers prussiens intraitables du début de l’occupation, celle de Huebner est plus humaine : même s’il est un ennemi, il traite les pensionnaires de Prémontré avec humanité, essayant d’appliquer les moyens médicaux modernes pour aider ces derniers. La vision de la folie dans Les Oubliés de Prémontré est celle de l’époque où les aliénés sont isolés du reste de la population, car les traitements des maladies mentales en sont à leurs balbutiements : Prémontré est donc avant tout un lieu de relégation pour ceux jugés anormaux, comme le montre le titre choisi pour cette œuvre.

 

Une chronique de l’occupation allemande en 14-18

Les Oubliés de Prémontré a pour toile de fond l’occupation allemande dans le Nord de la France durant la Grande Guerre. Celle-ci est bien représentée : les réquisitions incessantes de nourriture ou de matériel par l’armée allemande, le manque de nourriture et les exactions des militaires germaniques sur les civils, la violence physique et psychologique (pratique des otages) que les hommes du Kaiser Guillaume II exercent sur les Français tombés entre leurs mains. Le fond historique est donc parfaitement respecté, tout comme la psychologie des personnages, à l’instar des Allemands où les plus intransigeants et violents côtoient ceux qui sont capables d’aider les civils français : toute la diversité des relations interpersonnelles entre civils Français et soldats allemands est représentée ici.

 

Voir la folie de la guerre autrement

Avec Les Oubliés de Prémontré, le dessinateur Jean-Denis Pendanx a particulièrement soigné les expressions du visage des personnages, comme pour renforcer la notion de folie qui est de circonstance dans cet asile. Le choix du papier, lourd et mat, revêt une épaisseur particulière à l’histoire, car cela renforce l’atmosphère lourde de l’asile et de la guerre. Le choix de la tonalité de couleur, à dominante brune et bleue est là pour rappeler à la fois le passé et la tristesse de la période. Graphiquement, les partis pris des Oubliés de Prémontré sont justes.

Les Oubliés de Prémontré permet de voir la guerre autrement, depuis l’arrière. On ne voit pas de combat, juste des soldats, des blessés ou des civils qui fuient les opérations. Mais la guerre est là, avec la présence ennemie qui bouleverse pendant quatre années la vie des dix départements du Nord-Est de la France occupés. Rentrer dans la guerre et l’occupation par le biais d’un asile de fou pourrait apparaître inapproprié, car cette population marginale ne représente qu’une infime minorité des civils passés sous domination allemande. Si ce choix est osé, le pari est gagnant, car à travers les destins des personnages des Oubliés de Prémontré, les auteurs ont voulu montrer la folie de la guerre. Et quoi de mieux finalement qu’un asile de fou pour témoigner de cela, car qui peut reconnaître les malades des autres dans ce contexte de guerre qui a broyé tant de destins. La guerre révèle la valeur des hommes : ainsi l’intendant Letombe qui se sacrifie pour les malades et la gestion de l’Abbaye qui est abandonnée de tous ou encore Clémence qui, venue enquêter sur sa sœur, reste finalement à Prémontré et se lie avec une malade qu’elle assimile à celle-ci. Le destin des malades, sacrifiés par les autorités militaires allemandes, s’humanise au fur et à mesure du récit. Ils deviennent alors des victimes à part entière du conflit