Du 1 juin au 06 janvier 2019, le Musée d'Art moderne présente la première grande exposition à Paris depuis 15 ans consacrée au peintre Zao Wou-Ki (1920-2013).

Traverser les apparences, se tenir à l’écart des lieux habités par la géométrie et le discours de la narration, laisser à la poésie et la musique leur domaine, et s’interroger par leur proximité sur l’espace pictural : c’est là tout le programme de Zao Wou-Ki après 1956, et pendant toute la période que le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris a choisi d’exposer. La priorité accordée à l’espace – et au temps – est manifeste dans les formats des toiles de l’exposition. Cet espace-temps de la toile est comme un territoire, le lieu du lyrisme et du geste.

Héritier de Monet à qui il rend hommage, Zao Wou-Ki, né le 1ᵉʳ février 1920 à Pékin et mort le 9 avril 2013 à Nyon, refusera de réduire son œuvre à une peinture de paysage. Cette libération à l’égard de la représentation fait de la peinture un acte présent – et on retrouve en cela la question qui habitait déjà les Nymphéas.

 

(Hommage à Claude Monet, 1991.)

 

« Peintre informel » de la seconde génération, après Jean Fautrier et Hans Hartung, qualifié aussi de peintre lyrique, Zao Wou-Ki est né en Chine. Adolescent, il se rêve artiste. Il débute avec la peinture sur céramique, mais il raconte lui-même qu'il se révèle tellement mauvais devant ce support qu'il décide de faire l'école des Beaux-Arts. Malgré des débuts chaotiques, son père va croire en lui et financer sa première exposition.

En 1948, malgré la réserve générale de la culture chinoise de l’époque vis-à-vis de la culture occidentale, il quitte la Chine pour venir à Paris. Il se partagera ensuite entre la France et les Etats-Unis. Sa création se veut alors sans limite – à l’image de son nom qui signifie « sans limite » en chinois. Est-ce le fait du hasard ? Les grands formats exposés semblent obéir à cette destination de son nom et de sa peinture : le hors limite.

 

(Zao Wou-Ki, De la pensée au geste.)

 

La traversée des apparences

Le parcours de l'exposition débute au moment où Zao Wou-Ki adopte une expression nouvelle, dite « abstraite » – terme trop restrictif à ses yeux – avec l’œuvre de 1956 intitulée Traversée des apparences. Le peintre a fait appel à la musique pour libérer la toile des traces trop apprivoisées.

 

(La traversée des apparences, 1956.)

 

La « Traversée des apparences », c'est aussi le titre du premier roman de Virginia Woolf paru en 1915, dont un des thèmes est la quête de soi. L'exposition tend à retracer cette quête similaire du peintre. Il s'agit d'une traversée qui montre comment les objets peints occultent la question essentielle pour Zao Wou-Ki, qui est celle de l'espace intérieur. Il tentera de résister pendant toute son œuvre à la lecture réductrice de son travail aux paysages. Il préfère le terme de nature à celui de paysage. Sa peinture s'inspire de ses voyages et découvertes mais aussi de ses rencontres avec des artistes et penseurs célèbres de son temps tels Henri Michaux et le compositeur Edgar Varèse. Ainsi poésie et musique constitueront le socle de son œuvre.

Il dira à propos de l'influence de Cézanne dans ses natures, qu’« il m'a ouvert mon propre regard ». Mais son oeuvre rappelle aussi les mots qu’Henri Michaux écrivait en 1939 dans son poème Paysage : « Paysages pour couvrir les plaies, l’acier, l’éclat, le mal, l’époque, la corde au cou, la mobilisation. / Paysages pour amortir les cris. / Paysages comme on se tire un drap sur la tête. » Après 1939, l’art ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé. La technicisation de la guerre, les massacres, les idéaux collectifs, conduisent ici Zao Wou-Ki à regarder autrement la toile.

À partir de 1956, Michaux de son côté expérimente diverses substances hallucinogènes (éther, mescaline...), non pour fuir la réalité, mais pour élargir le champ de sa conscience et en retranscrire des états inexplorés (dans Misérable Miracle, 1956 ; l'Infini turbulent, 1957 ; Connaissance par les gouffres, 1961). Mais le voyage mental est un moyen dont il découvre aussi les limites. Cette traversée qui frôle les gouffres, ne sauve pas la poésie.

 

Silence et énigme

Ce qui rassemble Henri Michaux et Zao Wou-Ki est cet indicible mystérieux. En 1969, Zao Wou-Ki définit ainsi la peinture : « On s'en fout de l'école, de l'abstrait ou du figuratif… L'essentiel c'est de regarder une peinture : "Ça te touche ou ça ne te touche pas". »

La peinture qu’il pratique est énigme, mystère, elle n'a rien à dire. Elle n'est nullement narrative. Elle occupe l'espace dans son silence. Le silence, en écho musical, constitue l'œuvre. Laisser à l’écrit le pouvoir d’évocation explicite – pour plonger dans l’espace silencieux d’une peinture presque sans objets. On voit des tâches, une harmonie, un geste qui se met à danser. Michaux écrivait dans Passages : « Les plus terroristes des peintres n’osent violenter l’espace. Quand ils s’en occupèrent, ce fut sans s’en rendre compte et plutôt pour le boucher. Dans un tableau cubiste, c’est bien connu, on n’y voit pas à plus de trois mètres. Et même les Klee, quand ils ne sont pas aériens, sont bouchés. » Et de rajouter à propos de la peinture florentine, que c'est le lieu des contraintes, « véritable pénitencier, inventé par un pion, hélas géomètre. Couvent surveillé par le Destin ». Pour le poète, nous ne pouvons trouver l’espace qu’à la condition d’abandonner le nôtre, la perspective de notre carcan.

 

Au voile de la représentation, préférer peindre le vide

Le peintre, en gestes déchaînés (mais non désordonnés), jette sur la toile des traits éparpillés, emportés par le souffle tourbillonnant. Lui-même amateur de chant, il n’a de cesse qu’il n’ait touché ce moment où le déroulement temporel culmine dans une fulguration spatiale, laquelle se prolonge en échos infinis. C’est de sa lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki qu’Henri Michaux tire la formule selon laquelle « l’espace est silence ».

On évoquera enfin ces quelques lignes figurant dans « De l’âme » de François Cheng : « En Chinois, il existe une expression qui décrit cet état où, vers le soir ou dans la nuit par exemple, la nature semble se recueillir en silence. L’expression possède deux versions : Wan-nai-wusheng, "Les dix mille sons se font silence", et Wan-nai-yousheng, "Les dix mille sons se font entendre". Ces deux versions apparemment opposées signifient à l’oreille d’un Chinois la même chose ». C'est ainsi qu'entre le milieu des années 1950 et le milieu des années 1960, le peintre renouvelle son propos pictural ainsi que la question du format qui connaîtra avec l’Hommage à Edgar Varèse, un bouleversement sans précèdent.

 

(Hommage à Edgar Varèse.)

 

Varèse, dans son entretien avec Charbonnier, explique que ce qui est essentiel en musique est le son, précisant à titre de comparaison que, « sans lumière, vous n’avez pas de peinture ». D’où son penchant pour les percussions, car celles-ci, affirme-t-il, extirpent la musique de « l’anecdotique » et lui permettent d’être « autosuffisante ».

 

 

Il ne s’agit pas pour autant de se méprendre. Aussi bien Varèse que Zao Wou-Ki sont conscients du fait que toute création ne saurait être générée ex nihilo. Le fantasme d’une abstraction totale est étranger aux deux. François Cheng rappelle ainsi que l’œuvre de Zao Wou Ki est placée généralement sous la désignation peinture abstraite ou peinture « non figurative ». Or, l’abstraction, chez Zao Wou-Ki, ne signifie pas « refus de la réalité concrète », ni « pure recherche de la forme ». Elle ne vise pas non plus à la simple libération d’une gestuelle picturale plus ou moins arbitraire. Intimement liée à une expérience vécue, l’œuvre du peintre apparaît comme une sorte de sismographe qui enregistre fidèlement les faits majeurs de sa vie, ses pulsions secrètes aussi bien que ses réactions aux événements extérieurs, ses joies et ses peines, ses révoltes et son désir de paix.

La nuit remue de Michaux évoque ces mouvements du temps inscrits dans l’espace du texte : « Oh ! Dernier souvenir, petite vie de chaque homme, petite vie de chaque animal, petites vies punctiformes ! / Plus jamais. / Oh ! Vide ! / Oh ! Espace non stratifié… Oh Espace, Espace »   .

Dans Le Vide et l’Encre, Bernard Noel a lui aussi voulu mettre en mots le spectacle de l’espace que donne à voir la peinture de Zao Wou-Ki :

L’encre est un levain d’espace

Le pinceau ne dessine pas du ceci, du cela

Ne ramène pas la vue

Au vocabulaire

Il fait lever

Le pinceau n’imite pas

Le pinceau crée de la nature   .

 

 

Zao Wou-Ki. L’espace est silence

Du 01/06/2018 au 06/01/2019

Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris