Les écrits laissés par les élèves et les instituteurs de la région Nord-Pas-de-Calais pendant la Grande Guerre apportent un nouvel éclairage sur le front et la vie à l’arrière.

La guerre des cartables, 1914-1918 est né de la collaboration de l'université d'Artois et du rectorat de l'Académie de Lille qui ont voulu, à travers deux journées d'études en 2015 et 2016, aborder la Grande Guerre via la thématique de l'éducation. L'éducation et les enfants en guerre durant le premier conflit mondial ne sont pas des nouveautés historiographiques comme en témoignent les travaux récents de Manon Pignot   ou d'Emmanuel de Saint-Fuscien   .

Cet ouvrage collectif a l’ambition d'apporter un regard neuf sur la période en étudiant la vie dans le milieu scolaire d'une région touchée par la guerre : le Nord-Pas-de-Calais. L'originalité de cette étude régionale réside sans nul doute dans le choix des auteurs d'étudier les aspects de la vie à l'école des deux côtés du front. En effet, depuis septembre-octobre 1914, cette région se retrouve coupée en deux : la partie proche de la frontière belge (avec Lille-Roubaix-Tourcoing, mais aussi Maubeuge, Valenciennes ou Fourmies) se retrouve pendant quatre années sous occupation germanique. Quant à la partie sud et ouest de la région, si elle est en zone « non-occupée », sa vie est profondément modifiée par la proximité des combats et la peur de l'invasion ennemie. Dans les deux cas, comme dans le reste de l'Europe, la vie des élèves s'effectue au rythme de la guerre, à ceci près qu'ici, à cause du front, le bruit du canon est omniprésent.

Grâce à la mobilisation de nombreuses sources, en grande partie inédites, l'Académie de Lille et l'Université d'Artois ont pu mener à bien ce projet à l'occasion du Centenaire de la Grande Guerre. Sous la direction de Jean-François Condette, spécialiste des structures éducatives mais aussi de la Première Guerre mondiale dans le Nord de la France, La guerre des cartables se veut donc une contribution à la connaissance du système scolaire et de la vie quotidienne dans une zone de conflit de la Grande Guerre.

 

Une histoire des deux côtés du front

Durant la Première Guerre mondiale, la région Nord-Pas-de-Calais vit donc sous deux statuts différents : une partie est occupée par les Allemands durant tout le conflit (environ 70 % du Nord et 25 % du Pas de Calais) alors que l'autre est en France « libre ». Comme l'annonce Jean-François Condette dès l'introduction, dans les deux cas, le contexte est spécifique.

D'un côté, la présence ennemie, avec les réquisitions permanentes qui entravent le déroulement des cours puisqu'une partie du matériel est enlevé, les travaux forcés qui, parfois enlèvent les élèves de la classe ou leur maître. De l'autre, même si la zone est qualifiée de « libre », il n'en demeure pas moins que la guerre et les militaires sont omniprésents. Dans les deux cas, les élèves sont happés par le contexte du conflit : la mort, les combats tout proches sont autant de traumatismes pour les élèves. Il faut rajouter à cela, en zone occupée, la faim et les difficultés du ravitaillement.

La guerre des cartables présente donc l'enseignement en temps de guerre, dans un territoire marqué par celle-ci, et constitue un travail original et complet, fruit de nombreuses contributions qui s'attachent à décrire tous les aspects de l'éducation, dans le cadre d'une histoire culturelle de la Grande Guerre. Longtemps parents pauvres de l'historiographie de la Première Guerre mondiale, les régions occupées connaissent ces dernières années d'importants travaux de recherches, sous la direction d'Annette Becker   , de Philippe Nivet   ou de Philippe Salson   . La population du Nord est la plus nombreuse à passer sous le joug ennemi : un grand nombre de sources sont en conséquence à disposition des historiens. Quant à la zone « libre », la présence de nombreux soldats alliés dans le quotidien des élèves et des enseignants laisse des traces dans les écrits et les travaux des élèves sur cette époque : ces documents deviennent, grâce aux travaux d'historiens présentés ici, des sources majeures pour l'histoire culturelle de l'arrière pendant le conflit.

 

Une étude de l'école primaire à l'université

Les organisateurs de ces journées d'études ont tenté d'être exhaustifs sur l'étude du système scolaire dans cette région durant le conflit. On retrouve de nombreux exemples de chaque côté du front qui permettent la mise en place d'une perspective comparatiste bienvenue. L'organisation de l'ouvrage, où deux grandes parties dominent (la partie occupée d'abord et celle « non occupée » ensuite) permet cette comparaison entre les deux espaces. La troisième partie, sur l'après-guerre, montre la communauté de destin des habitants autour des notions de mort et de destructions omniprésentes, même s’il est clair que dans les territoires occupés la guerre a été beaucoup plus difficile pour les civils.

L'ensemble des articles sur la zone occupée permettent d'aborder la continuité de l'enseignement dans ces espaces, de l'école primaire à l'université, malgré le manque d'enseignants ou d'étudiants mobilisés. L'article de Jean Heuclin sur l'Université catholique de Lille rend parfaitement compte de la volonté de poursuivre les enseignements malgré les difficultés matérielles (manque de moyens et d'enseignants) et psychologiques (entraves allemandes). Deux autres articles présentent la faculté des sciences de Lille et la bibliothèque universitaire. François-Xavier Boone analyse la continuité de l'enseignement secondaire dans la zone occupée. Deux articles (Julien Dochez et Stéphane Lembré) étudient pour leur part le personnel d'éducation : le portrait de l'inspecteur Edmond Labbé est très instructif car il montre bien la volonté des personnels de continuer leur mission d'éducation malgré la guerre et la présence ennemie.

De l'autre côté du front, à la lecture des différentes contributions, on voit que les préoccupations sont sensiblement les mêmes autour de la volonté de poursuivre, malgré tout, les enseignements. La dimension patriotique et propagandiste est ici à rajouter dans les enseignements, comme le montre Philippe Cadet. Il y a aussi la volonté de brosser un portrait positif des pays alliés, que ce soit chez les enseignants ou chez les élèves, comme le décrit Magali Domain. Les préoccupations diffèrent donc ici puisqu'il y a, en zone non occupée, la volonté de justifier le conflit et le rôle des Alliés face à l'agression ennemie : cela se ressent à la lecture des copies des élèves alors que, de l'autre côté du front, celles-ci sont plus neutres, présence ennemie oblige.

 

La mise en valeur de témoignages recueillis après le conflit

Une grande partie des travaux de recherches effectués dans le cadre de La guerre des cartables repose sur une source relativement inédite et très exhaustive : une enquête réalisée en 1920 auprès des enseignants et des élèves. Intitulée « La Guerre dans le ressort de l'Académie de Lille », cette source est primordiale pour étudier la vie scolaire mais aussi, de façon plus générale, toute la vie des civils face à l'occupation ennemie entre 1914 et 1918 (du Nord-Pas-de-Calais aux Ardennes) comme le montre Aldo Battaglia. Diligentée par le recteur d'Académie, Georges Lyon, il s'agissait alors de recueillir des témoignages à charge sur l'occupation germanique qui pourraient servir contre les soldats de Guillaume II en cas de procès, comme ce fut le cas en 1921 à Leipzig.

Grâce à ces témoignages écrits, essentiellement sous forme de rédactions, pour les élèves, et de rapports, pour les enseignants, l'historien peut appréhender quelles étaient les relations interpersonnelles entre civils français et militaires allemands (ici principalement entre enfants et soldats), comme l'étudient pertinemment François Da Rocha Corneiro et ses confrères dans la région de Roubaix et Tourcoing. Cette enquête, diffusée à l'échelle de l'Académie, permet aussi d'obtenir des renseignements sur les zones non-occupées, comme c'est le cas dans le Nord-Pas-de-Calais. C'est alors une source de premier ordre pour connaître le quotidien des soldats français et alliés en stationnement dans la région, mais aussi, plus surprenant, sur le quotidien des soldats prisonniers en Allemagne, puisque des élèves ou parfois des classes entières ont été des parrains et marraines de guerre.

 

L'intérêt principal de La guerre des cartables réside ainsi dans la comparaison de la vie quotidienne, pas simplement dans le cadre scolaire, d'une région partagée en deux par le front, se situant ainsi au cœur des problématiques sociales et culturelles de la Grande Guerre