Cinq ans après son article sur les « boulots à la con », l’anthropologue américain David Graeber prolonge sa théorie et se demande comment les éliminer.

Au printemps 2013, l’anthropologue américain David Graeber, déjà connu pour son engagement dans le mouvement Occupy Wall Street et son livre Dette : 5000 ans d’histoire   , fait sensation avec un article sur les « boulots à la con »   . Sa réflexion part à l’origine d’une interrogation : comment expliquer l’existence d’emplois qui apparaissent inutiles à l’observateur extérieur et qui sont d’ailleurs jugés comme tels par leurs occupants ? Et si leur ampleur était sous-estimée puisque personne n’ose en parler ?

 

L’article par lequel tout a commencé

Dans les années 1930, l’économiste J. M. Keynes avait prédit qu’en 2000 nous travaillerions quinze heures par semaine compte tenu des progrès technologiques attendus. Si le siècle dernier a effectivement enregistré un grand nombre d’innovations synonymes de gains de productivité, en particulier dans le domaine de la robotisation, nos semaines de travail ne se sont pas réduites d’autant. Au contraire, c’est la tendance inverse qui a prévalu ces dernières décennies. En parallèle, les métiers du tertiaire ont augmenté de façon constante, par exemple dans la finance, la communication ou l’audit-conseil. Autant d’activités que David Graeber range, dans leur majorité, au sein de la catégorie des boulots à la con.

Tout se passe comme si quelqu’un prenait plaisir à produire des emplois absurdes à la seule fin de nous obliger à continuer à travailler. Et cela quand bien même le capitalisme, en théorie, ne tolère aucun emploi non rentable. La réponse à un tel mystère ne serait donc pas économique, mais politique : les classes dirigeantes auraient peur de l’oisiveté de la majorité de la population. De nombreuses autres questions sont également liées à ce phénomène : pourquoi finançons-nous plutôt des emplois inintéressants que des emplois épanouissants ? Comment se fait-il que les gens qui occupent ces « boulots à la con » soient de moins en moins convaincus de leur utilité ? Enfin, pourquoi les emplois considérés comme les plus utiles socialement sont-ils la plupart du temps les moins bien rémunérés ?

Immédiatement après sa publication, l’article de Graeber est très largement partagé sur Internet, et traduit spontanément en de nombreuses langues. Sa théorie est reprise lors de mouvements de contestation et des sondages s’en inspirent. Ainsi, en Grande-Bretagne, 37 % des répondants interrogés à ce sujet estiment que leur travail n’apporte pas de contribution significative quand 40 % des travailleurs hollandais considèrent que leur travail n’a tout simplement pas de raison d’être. Graeber est lui-même surpris de ces résultats. Outre qu’il évaluait davantage cette catégorie d’emplois à 10 ou 20 % de la population active, ses propos s’inscrivaient d’abord dans une dénonciation plus générale de l’échec du projet néolibéral. Alors que ce dernier promet plus de croissance et de bien-être, il n’a pas encore réussi à matérialiser ses promesses, en dépit des réformes toujours plus nombreuses allant dans son sens. Un tel paradoxe révélait, selon Graeber, la nature profondément politique, et non soucieuse d’efficacité économique, de ce projet, avec à la clé l’explosion des inégalités et la concentration toujours accrue des richesses au profit des 1 %.

Avec Bullshit Jobs. A Theory, publié ce printemps en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, David Graeber se donne pour objectif d’analyser plus rigoureusement et longuement ce phénomène qu’il estime révélateur de l’état de nos sociétés contemporaines et de leurs problèmes. L’acceptation de cet état de fait, considéré comme normal, reflète la coexistence de nombreuses idées contradictoires au sujet du travail et soulève des questions fondamentales sur la nature humaine. L’analyse approfondie des boulots à la con équivaut de même à une dénonciation de ce qui ne fonctionne plus dans notre civilisation, dont l’un des piliers n’est autre que l’idée du travail comme une fin en soi. Ce fondement génère en effet un ressentiment non négligeable à l’égard de ceux qui occupent des métiers jugés intéressants ou de ceux qui sont privés d’emploi.

 

Essai de définition

David Graeber propose la définition suivante d’un boulot à la con : « a bullshit job is a form of paid employment that is so completely pointless, unnecessary, or pernicious that even the employee cannot justify its existence though, as part of the conditions of employment, the employee feels obliged to pretend that this is not the case. » Il reconnaît d’emblée le caractère très subjectif d’une telle définition. Celle-ci n’empêche pas que des emplois que l’on souhaiterait ranger directement dans cette catégorie – notamment parce que, outre qu’ils sont inutiles, ils peuvent être nuisibles – ne soient pas considérés comme tels par les personnes qui les occupent, en particulier quand elles sont au sommet de la hiérarchie. Graeber prend également le soin de les distinguer des « shit jobs ». Les boulots de merde se différencient des boulots à la con car, bien que pénibles, voire dégradants, ils sont néanmoins utiles et ressentis comme tels.

Contrairement à une idée reçue, les boulots à la con ne sont clairement pas l’apanage du secteur public. Dans son précédent livre, Bureaucratie   , Graeber avait ainsi démontré le lien intrinsèque entre développement du capitalisme et montée en puissance de la bureaucratie. Que faire des boulots qui ne sont que partiellement à la con ? Si toute activité professionnelle comporte bien sûr des aspects qui apparaissent superflus, Graeber note clairement une tendance continue à la « bullshitization » de l’ensemble des emplois dans nos économies. Il estime qu’environ la moitié de nos tâches, même dans des activités dont l’utilité n’est pas questionnée, pourrait être abandonnée sans dommage.

 

De la diversité des boulots à la con

L’anthropologue américain propose ensuite une typologie des boulots à la con, établie à partir de commentaires issus de la controverse suscitée par son article et de plusieurs centaines de témoignages qu’il a recueillis sur une adresse courriel, ces derniers ayant parfois été prolongés par des discussions entre Graeber et leurs auteurs. Il propose cinq types de boulots à la con.

Les « flunky jobs » existent pour flatter l’ego d’un supérieur. Certaines catégories de domestiques, déjà analysées par T. Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir, peuvent être considérées comme des ancêtres de nos « flunky jobs » contemporains. Les « goons » existent par mimétisme – puisque d’autres les emploient, on se doit d’en employer – et ont très souvent une dimension agressive ou manipulatrice, par exemple les lobbyistes, les opérateurs télémarketing ou les avocats d’entreprises. Les « duct tapers » dont la raison d’être est due à des défauts structurels, souvent de conception, d’une organisation et qu’ils doivent colmater en permanence. Ces emplois sont habituellement occupés par des femmes ou par la classe ouvrière. Les « box tickers » permettent à une organisation de dire qu’elle fait quelque chose qu’en fait elle ne fait pas. Enfin, les « taskmasters » que Graeber classe en deux sous-catégories : les supérieurs qui distribuent du travail qui pourrait très bien être réalisé sans leur intervention et ceux qui encadrent la réalisation de boulots à la con et surtout en inventent de nouvelles formes.

Une telle typologie autorise bien sûr des recoupements et n’est pas limitative. Ainsi, par extension, pourraient être incluses toutes les activités utiles en elles-mêmes et dotées de sens mais réalisées au sein d’organisations dont la finalité est idiote ou néfaste. Il est également possible d’avoir un boulot à la con et de ne pas s’en rendre compte. Graeber se focalise cependant sur tous ceux qui déclarent en avoir un et qui en ressentent les effets psychologiques. Enfin, il concède qu’un groupe social particulier rejette en bloc sa théorie : les entrepreneurs, et plus largement les employeurs, qui considèrent qu’ils n’occupent pas de boulot à la con et, surtout, qu’ils n’en génèrent pas…

 

Ce que les boulots à la con font à leurs détenteurs

Au sujet du sentiment ressenti par les occupants de boulot à la con, Graeber n’hésite pas à parler de « violence spirituelle » puisqu’il établit une corrélation entre la conscience d’avoir un boulot à la con et un certain mal-être. Une telle relation n’est pourtant pas évidente au premier abord. Il aurait été tout à fait imaginable qu’être payé, souvent bien, pour ne pas faire grand-chose de ses journées pourrait être une situation idéale pour beaucoup. C’est sans compter l’absence de sens et le sentiment d’imposture qui découlent souvent de tels emplois. Comme le remarque l’anthropologue, même en prison les détenus se battent pour un semblant de travail, l’activité étant grandement à l’origine du sentiment d’exister. Plus largement, Graeber considère que la condition moderne salariale a entraîné un sentiment de dépossession (perte de la maîtrise de son temps et de la finalité de ses actions), exacerbé quand la pertinence même du travail est remise en cause.

Parmi les autres effets relevés par Graeber, l’ambiguïté figure en bonne place. Le coût psychologique du « faire-semblant », de la simulation d’une activité en fait quasi inexistante, est important. Elle s’exprime dans les stratégies de dissimulation mise en place, dans le tabou qui entoure cette non-activité entre collègues et avec ses supérieurs. Plus largement, « Whatever the ambiguities, almost all sources concur that the worst thing about a bullshit job is simply the knowledge that it’s bullshit. » Si de telles activités sont évidemment sources d’ennui, elles produisent aussi du stress, de l’anxiété et surtout des tensions, qui contribuent à exacerber les dynamiques sadomasochistes parfois déjà à l’œuvre dans certaines relations hiérarchiques. D’autres détenteurs ressentent un malaise par rapport aux revenus qu’ils perçoivent au regard de l’utilité de leurs tâches, ou vis-à-vis de la considération de la société pour leur travail, surtout quand celui-ci est jugé comme une source de maux. En même temps, ils se sentent piégés par la nécessité de nourrir leur famille ou payer leurs factures.

Certains tentent alors de sublimer leur boulot à la con dans l’art ou dans le militantisme. Toutefois, pour la majorité, il en résulte une perte de créativité, d’autant plus dommageable qu’elle affecte des générations de salariés qui n’ont jamais été aussi éduqués. De manière provocante, Graeber estime que si cette bullshitization n’a pas généré de nouvelle Renaissance culturelle, elle explique sûrement a contrario le succès des réseaux sociaux…

 

Comment expliquer leur prolifération ?

En dépit de ces effets, les boulots à la con sont en expansion. La croissance d’un tel phénomène est d’autant plus surprenante que la configuration de nos économies devrait l’interdire, au contraire de l’URSS, où cela ne choquait personne. Est-ce vraiment dû à la naissance d’une économie dite « de services » ? Le développement des secteurs du « FIRE » pour Finance, Insurance (assurance) et Real Estate (immobilier) a été l’un des phénomènes marquants de ces dernières décennies. Ces métiers sont rangés dans la catégorie plus globale du secteur de l’information, où Graeber estime que se concentrent la majorité des boulots à la con, même s’il s’empresse d’ajouter que toutes les professions de ce groupe ne sont pas concernées. Les compétitions intra- et inter-organisations jouent également un rôle dans cette prolifération.

De tels constats amènent Graeber à contester l’idée selon laquelle nous vivons dans un système capitaliste. Il préfère parler d’un « féodalisme managérial » à l’heure de la financiarisation de l’économie. Les gains de productivité ne sont plus répartis entre capital et travail comme pendant les Trente Glorieuses, mais appropriés par la finance, qui les redistribue au sein d’un tout petit groupe à l’aide d’organisations hiérarchiques fonctionnant comme au Moyen Âge. Dans le domaine de la finance, Graeber détaille ainsi la multiplication des échelons hiérarchiques, en vertu du principe que plus le circuit est long et complexe et plus il est possible de capter de l’argent au passage.

Pourquoi ne nous opposons-nous pas à cette prolifération afin, par exemple, de réduire notre temps de travail et, par ricochet, de lutter contre le réchauffement climatique ? Notre absence de réaction trouverait son explication dans notre conception théologique du travail, consacré comme un devoir, vécu à la fois comme une bénédiction et une malédiction. Ainsi, un consensus existe autour du fait que ne pas travailler est une attitude répréhensible. Cet accord est hérité d’une conception puritaine du travail et dont l’essayiste victorien, Thomas Carlyle, fut l’un des plus éloquents porte-paroles, considérant que le devoir de travailler était propre à la condition humaine. De fait, selon Graeber, une telle idée conduit au paradoxe suivant : les travailleurs tirent de la dignité de leur travail parce qu’ils le haïssent.

Ce paradoxe expliquerait d’ailleurs la mauvaise considération de tous les métiers autour du « care » (le soin/l’attention), désormais sous-payés à l’exception des médecins, puisqu’ils sont appréciables et utiles en eux-mêmes   et donnent lieu à du ressentiment de la part des titulaires de boulots à la con. Enfin, à ces considérations théologiques s’en ajoutent de plus matérielles : l’avènement de la société de consommation nous pousse à travailler pour satisfaire nos multiples besoins, qui nous permettront en retour de nous reposer brièvement de nos efforts.

 

Quels sont leurs effets politiques de ces boulots à la con et peut-on s’en débarrasser ?

Le ressentiment généré de part et d’autre est finalement général : entre ceux qui triment dans des boulots sans sens, ceux qui en sont privés, voire contre les rares qui ont des emplois avec de bonnes conditions et porteurs de sens : l’élite libérale (au sens nord-américain). David Graeber désigne comme « moral envy » ce ressentiment à l’égard des emplois porteurs de sens (enseignants, infirmières ou membres de l’élite libérale). Aux Etats-Unis, seuls les soldats échappent à de telles critiques. Reprenant les analyses du dernier essai de Thomas Frank, Pourquoi les riches votent à gauche   , Graeber estime que l’élite libérale méprise les pauvres non éduqués et qu’elle est devenue un club fermé plus difficile d’accès encore que celui des riches. Par défaut, l’armée reste l’un des derniers lieux de promotion sociale ouvert à tous.

Par ailleurs, Graeber considère symptomatique que la robotisation, qui conduit à l’élimination de nombreuses tâches pénibles, soit considérée comme un problème : elle révèle notre conception du travail déjà évoquée. Elle nous fait également oublier que les tâches de « care » ne peuvent pas être faites par des robots ou ne devraient surtout pas l’être, comme l’avait montré Sherry Turkle. Keynes avait raison lorsqu’il prédisait l’automatisation de nombreuses tâches et la réduction du temps de travail par 50 %, nous ne nous en sommes juste pas encore aperçus. En attendant, toujours selon Graeber, nous avons comblé une partie du vide avec des boulots à la con et nous vivons la fin du travail comme une catastrophe au lieu de nous en réjouir, puisque nous n'y sommes pas préparé, ni politiquement, ni culturellement. Et les conceptions alternatives peinent à émerger dans un contexte où les élections se résument de plus en plus à un dilemme opposant des populismes xénophobes à des libéraux promoteurs d’une plus grande bullshitization des emplois, qui passe notamment par la volonté de quantifier des activités non quantifiables, la plupart relevant d’ailleurs du care.

Avec prudence, Graeber avance en conclusion une solution déjà en gestation, tout en espérant qu’elle ne sera pas ce que ses lecteurs retiendront uniquement de son livre, qui constitue avant tout une analyse des boulots à la con. Il propose d’aller vers un revenu universel inconditionnel, afin de délier le revenu du travail, citant à l’appui André Gorz. Il estime que la mise en œuvre d’un tel dispositif réduirait le nombre de boulots à la con, dans le privé comme dans le public, de boulots de merde, et permettrait aussi de mettre fin à la misère qui sévit dans le monde du travail. En effet, il serait dorénavant possible de partir tout en sachant qu’on pourra encore payer son loyer et se nourrir.

Aux opposants du revenu universel, qui estiment qu’il conduira à une paresse collective et à un arrêt de la société, Graeber répond qu’une telle issue est improbable tant il existe un besoin humain d’être actif, qui sera redirigé vers d’autres activités, sans que les besoins élémentaires soient mis en danger. Une proportion non négligeable de la population s’engagerait-elle dans des projets idiots ? Sûrement, d’après Graeber, mais vraisemblablement pas plus que les 37 à 40 % de la population active qui considère déjà leur travail insensé : « Roughly half the economy consists of, or exists in support of, bullshit. And it’s not even particularly interesting bullshit! If we let everyone decide for themselves how they were best fit to benefit humanity, with no restrictions at all, how could they possibly end up with a distribution of labor more inefficient than the one we already have? »

 

Une approche subjective

Avec Bullshit Jobs. A Theory, David Graeber propose une démonstration à la fois radicale, provocante et souvent très drôle, mais aussi très discutable sur bien des points.

En termes de méthodologie et de raisonnement, Graeber part de l’intuition théorique à l’origine de son article pour essayer de la confirmer empiriquement tout en l’affinant. Or, le risque est grand de trouver ce que l’on est venu chercher, d’autant plus que « l’effet de théorie » joue ici un rôle non négligeable. En effet, ses sources reposent largement sur les commentaires de personnes s’étant pleinement retrouvées dans son essai initial et son recueil volontaire de témoignages partait également d’un tel postulat. La définition très subjective adoptée par Graeber (et où certaines professions circulent d’une catégorie à l’autre) est donc renforcée par les témoignages à la base de son enquête. Sans compter que certaines généralisations reposent seulement sur des anecdotes recueillies anonymement sur Internet.

Concernant l’explication du phénomène, Graeber ne mentionne qu’en passant, et donc sans réellement y prêter attention, la réfutation, avancée par certains de ses critiques, de la complexité croissante de nos sociétés qui entraîne des difficultés à appréhender nos places dans la division du travail. Graeber passe sous silence des facteurs plus individuels tels que les erreurs d’orientation ou l’incompétence. Plus dommageable encore, l’anthropologue américain ne se penche pas sur la validation sociale qui explique la création et la tolérance de ces boulots à la con.

Enfin, la démonstration de Graeber aurait été sûrement plus convaincante si elle s’était attachée d’abord au processus de bullshitization – et à ses conséquences, comme entraver le travail socialement utile – plutôt qu’à dresser une typologie, très critiquable ou de s’efforcer de faire émerger des boulots à la con chimiquement purs. Pour autant, il est indéniable qu’avec ce nouvel essai David Graeber réussit à saisir plusieurs traits de l’aliénation contemporaine