Entrées dans la sphère du pouvoir politique, trois femmes accusées d’adultère eurent la tête tranchée : leur infidélité était devenue une atteinte à la souveraineté détenue par le couple seigneurial.

Cold cases : ainsi Élisabeth Crouzet-Pavan et Jean-Claude Maire Vigueur désignent-ils les exécutions de trois femmes, épouses de trois des plus puissants seigneurs d’Italie au tournant des xive et xve siècles. Les malheureuses furent accusées d’adultère et eurent la tête tranchée. Certes, le nom des commanditaires de ces assassinats est tout aussi connu que le mode opératoire : Francesco Gonzague, seigneur de Mantoue, convoqua un tribunal d’exception afin que la peine de mort fût prononcée contre Agnese en 1391 ; Filippo Maria Visconti, duc de Milan, fit soumettre à la question et condamner Beatrice par un juge en 1418 ; Niccolò d’Este, marquis de Ferrare, ordonna lui-même la décollation de Parisina et de son amant, le propre fils du seigneur, en 1425.

Cold cases pourtant, car ces exécutions s’étaient évanouies dans la nuit historiographique jusqu’à ce que Élisabeth Crouzet-Pavan et Jean-Claude Maire Vigueur, spécialistes de l’Italie de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, exhument le dossier ou, pour le mieux dire, créent le dossier en associant les trois cas. Outre son resserrement chronologique (moins de quarante ans) et spatial (l’Italie du Nord et ses cours), cette séquence se distingue par plusieurs étrangetés qui, jusqu’à présent, avaient échappé à l’attention. Décelées par É. Crouzet-Pavan et J.-C. Maire Vigueur, elles les ont poussés à mener l’enquête dans les archives de Ferrare et de Mantoue, de Modène et de Venise. Pourquoi les seigneurs choisirent-ils tous trois de rendre public ce qui les exposait à l’infamie ? Pourquoi sanctionnèrent-ils ainsi un adultère quand aucune législation du temps ne prévoyait une telle extrémité, et quand bien d’autres moyens permettaient de régler ce délicat problème d’honneur ?

Cold cases enfin car ces mises à mort réunies en une seule série sur la base de leurs analogies ouvrent un nouveau champ d’investigation. L’enquête n’est pas celle que proposerait un roman historique, elle ne se construit pas sur le destin tragique, personnel et collectif, de femmes de haute noblesse vivant dans l’ombre d’un mari puissant et violent, et cherchant auprès de leur amant un amour dont leur mariage arrangé les aurait privées. Le livre ne gomme pas les aspects propres à chacune des protagonistes, il n’oublie pas les spécificités des trois cours où chacune évolua. Il prend le pari de progresser sur une ligne de crête : comprendre la logique de chacune des exécutions, à l’aide de ce que les sources permettent de connaître de la personnalité de ces femmes et de leur mari, et ainsi de comprendre le moment politique, social, économique et culturel où les trois mises à mort eurent lieu et furent rendues publiques.

 

Des révolutions à l’œuvre dans les cours d’Italie

À Mantoue, à Milan et à Ferrare, comme dans bien des villes du centre et du nord de l’Italie, de grandes familles accaparèrent le pouvoir dès la fin du xiiie siècle. Elles prirent progressivement le contrôle des communes, vidant de leur substance les assemblées et les conseils des citoyens qui tenaient jusque là le destin de leur cité. Elles développèrent peu à peu leurs propres organes de gouvernement. Au moment où Agnese, Beatrice et Parisina perdirent la vie, certains régimes seigneuriaux tentaient d’opérer une nouvelle mue : alors que le pouvoir avait été partagé entre plusieurs membres d’une même famille, il se trouvait désormais dans les mains d’un seul homme qui l’exerçait de façon personnelle et autoritaire. Le pouvoir devenait dynastique et héréditaire. Filippo Maria Visconti revendiqua le titre de duc que son père avait acheté en 1395, dix ans après avoir éliminé son oncle Bernabò avec lequel il avait gouverné Milan.

Des archives arides et répétitives permettent de mettre au jour une autre des évolutions profondes de la période : le développement massif de la consommation du luxe. Une culture matérielle émerge des inventaires des résidences seigneuriales ainsi que d’un rare registre ferrarais de mandats, c’est-à-dire d’un livre contenant des milliers d’ordres donnés par Parisina entre 1422 et 1424, afin que les fournisseurs de la cour soient rétribués. Outre l’argenterie, les livres, les pierres précieuses, les bijoux et quelques instruments de musique apparaissent les montagnes d’étoffes qui furent commandées pour l’ameublement comme pour les vêtements, de la futaine la plus commune à la soie la plus ostentatoire, brodée de fils d’or ou d’argent. C’est donc dès le début du xve siècle qu’il faut situer l’émergence de cet « empire des objets » auquel la Renaissance donna ensuite tout son éclat. Les familles seigneuriales italiennes contribuèrent à cette rupture des pratiques de consommation en Europe, quand elles choisirent de creuser entre elles et les communautés qu’elles prétendaient dominer, pour se distinguer d’elles, un fossé économique et social infranchissable. Elles se concentrèrent en particulier sur les arts décoratifs luxueux, et développèrent simultanément de nouvelles pratiques de consommation culturelle élitiste autour de la lecture et de la musique, que les humanistes qui commençaient à coloniser leurs cours entendaient eux aussi promouvoir.

 

Un « pouvoir au féminin »

Ce phénomène eut d’autres conséquences restées jusqu’à présent insoupçonnées : il favorisa l’épanouissement d’un véritable pouvoir féminin, après que le sexe féminin eut été totalement exclu de la scène politique des communes. Chargées du bon fonctionnement de la maison, les épouses des seigneurs exerçaient une influence qui, par sa nature et son étendue, dépassait de très loin la sphère domestique privée à laquelle l’historiographie a longtemps réduit les femmes de la fin du Moyen Âge. Leur rôle ne se limitait pas non plus à permettre qu’à travers leur mariage, des richesses soient transférées et des alliances conclues, entre des familles qui devaient s’épauler mutuellement. Au moment où se développait une nouvelle administration liée à la personne du seigneur et où le pouvoir politique se concentrait dans sa maison, celle qui était la régisseuse de cette maison jouissait de prérogatives étendues. É. Crouzet-Pavan et J.-C. Maire Vigueur font apparaître la large autonomie financière qui fut celle de Parisina Malatesta après son mariage avec Niccolò d’Este. La marquise ne se contentait pas d’administrer les biens et les revenus issus de sa dot, elle ordonnait en toute indépendance des paiements sur les finances de l’État dont les agents lui obéissaient. Elle s’immisçait dans la circulation des marchandises et des hommes quand elle octroyait aux fournisseurs des exemptions de taxes et des laissez-passer. Elle intervenait dans la mise en scène du pouvoir quand elle décidait des habits que porteraient les enfants, les courtisans ou les domestiques du seigneur. À travers ces activités, grâce à un personnel bien formé et dévoué, notamment à des chanceliers dont certains adhéraient au mouvement humaniste, elle exerçait en pleine lumière une part des prérogatives régaliennes.

Économique, le pouvoir féminin était donc également politique. Un autre apport de Décapitées. Trois femmes dans l’Italie de la Renaissance est de souligner ce phénomène que de nouvelles figures convoquées par les auteurs, à titre de comparaison, viennent clairement attester. Ce pouvoir concernait les champs militaires et administratifs aussi bien que celui que l’on nommerait aujourd’hui exécutif. Regina Della Scala, femme de Bernabò Visconti et mère d’Agnese, ou encore Polissena Sanseverino, troisième épouse d’Andrea Malatesta, père de Parisina, gouvernèrent des villes soumises à leur époux. Beatrice fit de même pour plusieurs localités qu’elle avait héritées de son second mari, Facino Cane, après qu’elle se fut remariée avec Filippo Maria Visconti. Elle bénéficiait pour cette gestion d’une délégation formelle d’autorité même si le plus souvent, le gouvernement des femmes s’effectua grâce à une simple délégation de fait des pouvoirs du conjoint.

L’autorité revendiquée par le seigneur rejaillissait sur sa femme. Ici la notion de couple intervient dans la démonstration, à la croisée de la sphère publique et de celle de l’intime. Le pouvoir seigneurial était un pouvoir itinérant : le seigneur et son épouse vivaient la plupart du temps séparés l’un de l’autre, occupés qu’ils étaient chacun à parcourir les territoires qu’ils dominaient et où ils possédaient de nombreuses résidences. Au sein même de leur demeure principale, en ville, leurs existences se déroulaient dans des espaces distincts. Malgré ce mode de vie, la seigneurie s’appuyait politiquement sur une association étroite des conjoints : c’est au sein de ce consortium conjugal qu’étaient réparties les fonctions seigneuriales que É. Crouzet-Pavan et J.-C. Maire Vigueur mettent en lumière ; c’est au sein de ce consortium que la souveraineté était partagée. Les cérémonies publiques, religieuses ou profanes, qui se déroulaient tout au long de l’année, permirent d’affirmer le rôle de la femme du seigneur. Elle y apparut de plus en plus fréquemment, captant encore un peu de l’aura dont son mari se parait. À cet égard, les deux auteurs offrent une nouvelle interprétation de la ductio, la procession par laquelle, au moment de son mariage, la jeune fille quittait la maison de son père pour entrer dans celle de son époux. Les seigneurs italiens firent de cet événement familial un moment de propagande, le défilé devint une véritable entrée solennelle conclue par une cérémonie d’intronisation. Le nouveau couple était célébré à travers la jeune femme que paraient des attributs de souveraineté. En 1381, Agnese Visconti traversa Mantoue sous un dais pour rejoindre les demeures des Gonzague, en une cérémonie soigneusement planifiée. Le dais n’était rien d’autre qu’un attribut de la sacralité et de la majesté du pouvoir royal, dont la première utilisation par la monarchie française n’est attestée qu’en 1389.

Les épouses se trouvèrent associées à la direction de la seigneurie parce que le mouvement de dynastisation resserrait le pouvoir sur le seigneur, et en écartait ses frères, oncles ou cousins. Comme ailleurs en Occident, certaines femmes de seigneurs se virent reconnaître de véritables capacités politiques qu’elles purent exercer au sein du consortium formé avec leur mari. Pourtant profondément renouvelée depuis le début des années 2000, l’historiographie des seigneuries italiennes était jusqu’alors passée à côté de ce bouleversement.

 

 

Retour de flammes

Les formes institutionnelles et les structures sociales développées par des régimes de plus en plus personnels laissèrent d’importants espaces d’autonomie aux épouses des seigneurs. Cependant, les nouvelles libertés n’incluaient ni celle d’aimer hors du couple avec passion, ni celle de disposer de son corps. Beatrice fut selon toute vraisemblance accusée à tort ; Parisina et Agnese tentèrent, elles, d’exercer un peu trop loin les capacités de choisir et d’agir qu’elles avaient acquises dans la sphère du gouvernement ordinaire de la maison et de l’État. Toutes trois furent punies par des maris qui refusaient que le « principe de subsidiarité entre époux » développé dans le champ politique se transformât en une réelle indépendance. La mise à mort des trois femmes fut extraordinaire car elle fut pensée comme un « coup de souveraineté » : rompant aussi brutalement qu’ostensiblement avec la loi commune, les seigneurs trompés ou prétendant l’être entendirent restaurer avec éclat leur autorité au moment où, par une pratique du pouvoir en constante évolution, ils inventaient une nouvelle souveraineté monarchique.

Décapitées est donc un essai stimulant qui propose de nouvelles perspectives sur l’objet ancien que sont les cours italiennes. Il y parvient en multipliant les angles d’approche : histoire du pouvoir et de la consommation, histoire de la culture intellectuelle et des affects, histoire des femmes et des violences masculines faites aux femmes. Ses thèses seront discutées – c’est le propre des idées novatrices – comme celle de l’importance décisive des femmes dans la mise en place des nouvelles pratiques de consommation par lesquelles fut proclamée la supériorité incommensurable des familles princières sur le reste de la population. Mais après ce livre, il ne sera plus possible de passer sous silence le rôle actif des femmes dans les seigneuries du premier xve siècle