Si la notion de « modernité » semble frappée de désuétude par le désenchantement de l’idée de « progrès », Rancière montre qu’un nouvel horizon est pensable : celui de l’égalité.

Le philosophe Jacques Rancière a entrepris depuis de nombreuses années une critique de la notion de « modernité » : il l’esquisse déjà dans Le partage du sensible (2000), et il la développe de manière plus circonstanciée dans Et tant pis pour les gens fatigués (2009). Dans Les temps modernes, cette critique prétend éclairer les transformations de la société et de l’art, vis-à-vis desquels la notion de « modernité » souffrirait d’être trop équivoque : dans ces conditions, elle serait parfaitement incapable de conceptualiser ce qu’elle prétend prendre en charge.

Sous ce terme, Rancière vise plus précisément les tenant de la querelle sur la modernité des années 1990-2000, et en particulier le critique d’art Clement Greenberg, dont le propos portait sur l’abstraction en peinture et défendait l’idée selon laquelle les arts dits « modernes » devraient se concentrer chacun sur son médium spécifique.

Ce qui frappe cependant d’emblée dans ce nouveau volume de réflexion – composé de quatre conférences prononcées à Skopje, Novi Sad et Zagreb (entre 2014 et 2015) – c'est que Rancière ne parle plus seulement de modernité, mais « des temps modernes ». Au-delà de ses allusions à Chaplin et à la revue de Jean-Paul Sartre, l’expression ne sert pas seulement à poser « moderne » au pluriel : elle associe « moderne » à la notion de temps, insistant d’emblée sur le fait que le temps n’est pas la ligne tendue entre un passé et un futur – ce que suggère souvent l’usage de « modernité » au singulier, qui fait écho aux théories du progrès, de l’avant-garde, etc. Le temps dans lequel s’inscrit la notion de « modernité » est plutôt un milieu de vie, dont la propriété est qu’il est aussi une forme de « partage du sensible », ou dans lequel les humains sont distribués selon plusieurs « formes de vie » qui définissent leur identité et qui, ce faisant, les séparent.

 

Des signes de l’histoire ?

Dans un précédent opuscule, En quel temps vivons-nous ? (2017), Rancière avait présenté le regard qu’il porte sur l’époque, en l’ajustant à ses théories. Dans cette perspective, il insistait sur l’impossibilité de lire dans le temps des signes d’histoire, comme on a cru pouvoir le faire depuis Immanuel Kant. Il y lisait plutôt des subjectivations, des mouvements sur lesquels raisonner en remettant en cause les logiques d’interprétation habituelles. Ce qui revenait à valoriser les expériences d’autres manières d’être qui sont menées dans le présent. Entre les regards crépusculaires portés sur l’époque et les propos d’aventuriers, voire les tentatives de soumettre à nouveau la loi à une autorité divine, il est possible de dégager, montrait-il, un espace de pensée et d’action qui donne lieu à émancipation et à enthousiasme pour le contemporain.

Une partie de ce propos revient dans ces Les temps modernes. Mais il fallait encore statuer sur les mouvements d’émancipation en rapport avec ces discours et avec les arts qui les accompagnent, puisque « modernité » est, le plus souvent, associé à « avant-garde » artistique. A cette fin, il fallait ressaisir la conception habituelle du temps et la déplacer. Ainsi vient au jour l’idée selon laquelle les révolutions politiques recouvertes par le terme « modernité » renvoient plutôt à un partage des temps qu’à un simple mouvement de rupture entre l’ancien et le nouveau.

Cela revient aussi à montrer qu’il existe deux versions opposées du modernisme, deux manières antagoniques d’en exposer et d’en traiter le paradoxe. Car paradoxe il y a, lorsqu’on lit de près les textes de Clement Greenberg (Avant-garde et kitsch, 1939). Voici ce paradoxe : l’analyse de Greenberg fonde l’adhésion aux valeurs modernistes sur l’impossibilité d’échapper à une évolution historique qu’il décrit pourtant comme un processus de déclin. C’est cela qu’il importe de commenter, en le rapprochant des termes de l’analyse hégélienne de la « fin de l’art ». Rancière produit ainsi un premier effet d’écart par rapport aux discours habituels.

 

Les grands récits

Ce discours sur la « fin de l’art » n’est d’ailleurs pas le seul que notre époque donne à entendre. Il en est un autre qui porte sur la « fin des grands récits ». Pour partie, ce sont les thèses de Jean-François Lyotard qui sont cette fois en question, ou plus exactement les usages qui en sont faits, puisque Rancière ne les prend pas directement en charge.

On appelle « grand récit » des narrations qui ont pour fin de légitimer des institutions et des pratiques sociales et politiques, des législations, des éthiques, des manières de penser. Ce ne sont pas des mythes, car à la différence de ces derniers, les grands récits ne cherchent pas cette légitimité dans un acte originel fondateur, mais dans un futur à faire advenir, c’est-à-dire dans une Idée à réaliser. Pour Lyotard, en 1979, si ces grands récits sont délégitimés, c’est parce que de nos jours, tout est livré à la performativité ou l’efficacité. On ne construit plus des savoirs, mais on cherche à mettre en réseau des compétences, et c’est le réseau lui-même qui doit devenir producteur de savoirs. On ne chercherait plus à former des élèves ou des étudiants, mais on réduirait l’école au statut de transmission de savoirs figés et établis.

Rancière est intrigué par l’usage de ces expressions qui affirment « la fin des grands récits » et l’émergence du « présentisme » dans les jeunes générations – pour reprendre l’expression de François Hartog – car beaucoup de ces discours croient entreprendre la critique de ces phénomènes qu’ils pensent identifier. Rancière tente alors de repenser ces diagnostics, en prenant en compte d’autres formes de temporalité qui se sont trouvées au cœur des pratiques et des pensées de l’émancipation, durant l’époque concernée par la notion de « grand récit ». À l’encontre de ces notions et de ces usages, il montre comment la fiction de la nécessité historique continue à structurer le temps dominant, au prix de transformer les promesses de libération en constats désenchantés de l’ordre des choses ou en prophéties de désastre final.

Il propose alors une autre manière de penser le temps. Cette dernière repose sur la mise au jour de tensions non résolues entre plusieurs manières de raconter le temps, durant la « modernité ». Soit parce qu’on totalise des moments dans un enchaînement tendu vers une fin (narration et récit dont le moteur est le rapport cause-effet), soit comme redistribution des formes de vie, indiquant comment l’être le plus quelconque accède à la dignité d’un sujet de fiction. Ce deuxième registre est ici exemplifié par le roman de Virginia Woolf, Mrs. Dalloway (1925). Pourtant, notre époque valorise surtout les récits qui portent sur le rapport du temps global à celui des vies individuelles, insistant sur la simple conformité entre le temps des individus et celui du système. Or il existe, durant la période antérieure comme de nos jours, des formes plus complexes d’expérience du temps, dont les formes de vie précaires portent la marque. En interrompant ainsi la théorie des grands récits, Rancière produit un deuxième effet.

 

L’Art

Le troisième effet produit par Rancière, repris deux fois dans l’ouvrage, concerne plus proprement la notion d’Art. Sans doute faudra-t-il un jour reprendre l’œuvre entière de Rancière pour explorer les cheminements qui ont conduit à traiter cette notion de manière tout à fait perturbante pour ceux qui croient encore que l’art relève d’une essence générale et intemporelle, qui se déploie de Lascaux à l’art contemporain. L’Art est une configuration historique déterminée, maintient l’auteur, dans un long passage que ceux qui ne connaissent pas son propos devraient lire de près.

D’après Rancière, l’Art est un régime d’identification spécifique qui permet que des objets produits par des techniques diverses soient perçus comme appartenant à un même régime d’expérience. Dans ce régime, institutions, modes de perception et d’affect, mais aussi récits et concepts identifient ces objets et leur donnent sens. L’une des propriétés essentielles de ce régime caractéristiques des derniers siècles est de contraindre ces objets à relever d’une sphère d’expérience commune, distincte des modalités antérieures, dans lesquelles l’exercice des arts était voué à une destination spécifique (politique, religieuse, décorative…) et était pris dans une division hiérarchique des activités humaines et des humains.

Cette conception est déployée dans cet ouvrage au sein d’une réflexion sur « Le moment de la danse », lequel redistribue le sensible en les années 1890 et 1920, lorsque la danse est reconnue au sein du partage de l’Art. Sur elle se greffe l’analyse des notions de représentation et d’anti-représentation qui s’installent au cœur de la doxa moderniste des avant-gardes. Or Rancière montre à nouveau que ces notions sont incapables de conceptualiser les transformations qui ont subverti la logique du régime des arts. C’est d’ailleurs ce pourquoi on a trop souvent assimilé la modernité à une volonté d’épouser les formes simplifiées et les rythmes accélérés de la vie moderne, à une fascination pour l’efficacité des machines, la vitesse des voitures, les formes brutes de l’acier, etc. : finalement la modernité s’est trouvée assimilée à toutes ces formes d’Art sur lesquelles le lecteur peut mettre des noms d’artistes ou d’interprètes – alors que l’« art » antérieur était en général anonyme. Le paradoxe de la pensée de Greenberg n’en est qu’accentué, puisque celui-ci va jusqu’à opposer avant et arrière-garde de manière mécanique.

 

Le cinéma

C’est aussi par un exemple cinématographique que la démonstration s’opère, sur la base d’un glissement de l’intervention de la danse dans un film vers la question de la danse prise comme art de la communauté active. En l’occurrence, une traversée du film de Dziga Vertov, L’Homme à la caméra (1928), le précise. Cette traversée – qui est celle d’un des modes de l’avant-garde, celle qui a voulu construire le nouveau sensorium égalitaire au sein duquel toutes les activités sont égales – vise à amplifier la réflexion sur ces temps modernes.

Le film en question, certes, témoigne d’une conception du modernisme partagée par une grande part des artistes soviétiques, mais il montre surtout qu’un film révolutionnaire n’est pas nécessairement un film sur la révolution. C’est un film qui dessine un nouveau tissu d’expérience sensible, selon la tâche artistique qui est de tisser les formes sensibles de la communauté nouvelle. Il ne raconte aucune histoire : la caméra, prise comme un appareil parmi les autres, fonctionne comme un œil qui s’ouvre le matin. Elle connecte les activités qui font le présent de la vie dans une ville moderne, y compris le montage qui participe de la même symphonie du mouvement, et ceci jusqu’au soir. Ce temps de la journée, que l’on retrouve dans d’autres œuvres (en dehors de Vertov), devient un paradigme de temporalité. Le temps de la journée dans la grande ville est un temps de la coexistence des activités de différents humains, mais reconstruit par Vertov, il devient le temps d’une journée communiste. Toutes les activités y sont équivalentes et simultanées, le travail n’est plus un moyen de survie.

Cela étant, quelques-uns ont pris l’habitude d’identifier le propos du film avec une défense du taylorisme, au vu des gestes superposés des différents personnages du film (une ouvrière, un mineur, une coiffeuse, un opérateur, etc.). En réalité, ce que montre Rancière est que la captation vertovienne fonctionne tout à l’inverse. Ce que le film construit, c’est le communisme comme équivalence et fraternité de tous les gestes de mains industrieuses. Il tisse le fil spirituel qui unit toutes les activités, qu’elles soient nobles ou archaïques, bourgeoises ou prolétariennes. C’est même dans la discordance des temporalités emmêlées qu’il faut trouver le fil propre à unir la communauté nouvelle. En un mot, la révocation de la hiérarchie ancestrale des formes de vie, la redistribution non hiérarchique des formes fondamentales de l’expérience sensible. Tels sont finalement les « temps modernes ».