Une invitation au lecteur à s’embarquer aux côtés des guerriers-marchands qui parcoururent l’Europe du nord entre le VIIIe et le XIe siècle

Professeur à l’Université de Yale (États-Unis), Anders Winroth compte parmi les plus éminents spécialistes de l’histoire de la Scandinavie du haut Moyen Âge. Ses travaux portent principalement sur les religions et la culture nordiques, particulièrement étudiées dans son The Conversion of Scandinavia (2014). En 2014, il a également publié une synthèse, The Age of the Vikings, portant sur l’histoire du phénomène viking entre la fin du VIIIe et le milieu du XIe siècle. C’est précisément cet ouvrage, rebaptisé Au temps des Vikings, que les éditions de La Découverte ont décidé de faire  paraître avec le concours de Philippe Pignarre qui en a assuré la traduction. Préfacé par Alban Gautier, le livre d’Anders Winroth est donc désormais accessible au public français.

 

L’histoire des Vikings : une épopée médiévale

Construit en huit chapitres, l’ouvrage retrace l’épopée des peuples du nord, et plus particulièrement des Vikings, au cours du haut Moyen Âge. Se destinant à un public large, sa rédaction invite le lecteur à s’embarquer aux côtés des guerriers-marchands qui parcoururent l’Europe du nord entre le VIIIe et le XIe siècle. Partant de Scandinavie, ces derniers débarquèrent tour à tour en Angleterre, dans le royaume des Francs, dans l’ancienne Russie - ou Rus’- et se rendirent jusqu’aux limites du califat abbasside et de l’empire romain d’Orient. À partir de 793, première mention d’un raid en Northumbrie, leurs expéditions se multiplièrent. Si l’objectif premier fut de commettre des exactions visant à amasser des richesses afin de commercer, ces guerriers du nord ne tardèrent pas à s’établir de manière plus ou moins pérenne en terre étrangère. Aux campements provisoires, comme à Noirmoutier ou sur l’île de Jeufosse au IXe siècle, suivirent des installations plus durables telles celle du royaume d’York fondé après la prise de la ville éponyme en 864, ou au sein du comté de Rouen, futur duché de Normandie, confié à Rollon en 911 des mains de Charles le Simple. À partir du Xe siècle, des pouvoirs forts se constituèrent en Scandinavie même autour de princes puissants, à l’image de ceux issus de la dynastie de Jelling au Danemark.

Dès lors, une lente transition s’opéra et les raids vikings imprévisibles des débuts tendirent à être de plus en plus organisés par des chefs détenteurs d’une autorité plus ou moins admise par le plus grand nombre. La prise de l’Angleterre par Sven Ier à « la barbe fourchue » en 1013 favorisa une nouvelle dynamique dans la première moitié du XIe siècle avant la défaite de Stamford Bridge (1066) suivie de peu par la conquête de l’Angleterre par le duc Guillaume de Normandie à Hastings. Ainsi, entre 793 et 1066, le temps des vikings fut riche en évènements qui contribuèrent à façonner l’Europe du Moyen Âge central.

 

Violence par temps violent

Dans un premier temps   , Anders Winroth revient sur une des caractéristiques traditionnellement accolée à l’image des Vikings, à savoir leur violence. L’auteur s’efforce de contextualiser les raids et les actions militaires afin de relativiser cette soif de guerre en la replaçant dans un cadre européen. Certes, équipés de leurs haches et de leurs épées – telles celles confectionnées dans le célèbre atelier d’Ulfberht   – les vikings furent de redoutables guerriers. Ils ne possédaient cependant pas l’apanage de la violence et, d’une certaine manière, faisaient pâle figure face au comportement de Charlemagne et le « génocide »   qu’il perpétra en Saxe. Dès lors, l’image du Viking semant le chaos et la désolation fut, en grande partie, le fruit d’une construction historiographique qui débuta au haut Moyen Âge même sous la plume des moines se remémorant la sentence de Jérémie pour qui « c’est du Nord que va déborder le malheur sur tous les habitants du pays » [Jr 1.14].

 

La formation d’une « diaspora » (J. Jesch)

Anders Winroth, dans son deuxième chapitre   , retrace le périple de trois Rörik au temps des Vikings. Le premier, un riche fermier de Styrstad (Suède), est connu des historiens grâce à la grande pierre runique qu’il fit ériger en mémoire de ses deux fils morts. Les deux autres quittèrent leur Scandinavie natale et s’embarquèrent, l’un vers l’ouest l’autre vers l’est, au cours du IXe siècle. Celui qui prit la route de l’ouest ravagea, vers 840, les littoraux des Pays-Bas actuels avant de s’installer à Dorestad, un des ports commerciaux les plus importants de l’époque, avec l’accord de Lothaire.

Les souverains avaient généralement tout intérêt à traiter avec certains chefs vikings. En les installant en des points stratégiques, ils disposaient ainsi d’alliés – plus ou moins fidèles – à même de les défendre contre d’autres armées menées par d’autres chefs vikings. Le pouvoir de Rörik se renforça sur presque toute la Frise jusqu’à sa mort aux alentours de 880. Certaines sources en firent même un « roi », ce qui témoigne de son acclimatation en terre étrangère. Le Rörik – ou Riourik – qui prit la route orientale débarqua quant à lui, en 862, dans la Rus’ afin d’y rétablir l’ordre selon un chroniqueur du XIIe siècle (Chronique des temps passés de Nestor). Il fut, selon la légende, le fondateur de la dynastie des Riourikides qui régna en Russie jusqu’à la fin du XVIe siècle. En s’installant dans le monde franc, en Angleterre, au Groenland, à Terre-Neuve ou encore dans la Rus’, les Vikings ont également transporté avec eux leur culture. D’un point de vue linguistique, le vieux norrois a par exemple influencé les idiomes britanniques à travers des termes comme skinn (skin : « la peau ») ou rannsaka (ransack : « fouiller »), l’anthroponymie (Macauley : « fils d’Olafr ») ou encore la toponymie (Kirkby : de kikja, « église » et by, « ferme, village »). Ainsi, le cas des trois Rörik permet d’illustrer le phénomène de « l’émigration au temps des vikings » et ses conséquences.

 

Voyager et commercer : prendre la mer

Dans ses troisième et quatrième chapitres   , l’auteur s’intéresse aux moyens dont usaient les Vikings afin de traverser les mers et les océans pour commercer et guerroyer. Il apparaît ainsi qu’au temps des Vikings les navires (knörr ou langskip) occupaient une place centrale, à la fois dans la vie pratique mais aussi dans l’univers des représentations. Rapides et maniables, ils permettaient de longer les côtes à vive allure avant de remonter les fleuves dans le but de mener des attaques surprises. Aussitôt débarquées sur la terre ferme, les bandes armées regagnaient leurs embarcations les bras lourds des richesses extorquées. Ces dernières étaient de nature diverse : objets liturgiques, monnaies, esclaves, étoffes… Toutefois, les Vikings n’étaient pas seulement – et sûrement pas – des pillards désordonnés. Leurs prises réintégraient par la suite les circuits commerciaux et « l’or, l’argent et la monnaie que les Vikings se procuraient n’étaient pas perdus pour l’économie européenne : les Vikings s’inscrivaient dans cette économie et, comme les autres Européens, participaient aux échanges »   . Si la valeur de la monnaie dépendait, dans un premier temps, de son poids, l’établissement de pouvoirs forts au cours du Xe siècle et la création d’atelier monétaire en Scandinavie contribuèrent à modifier son usage. Désormais, les pièces n’étaient plus pesées mais possédaient une valeur en tant que telle en plus de véhiculer l’image du souverain. Le denier frappé par Olof de Suède au début du XIe siècle est à ce titre intéressant : celui-ci est qualifié de « rois des Angles », preuve d’une pratique encore balbutiante.

Outre leur usage dans un cadre marchand, les bateaux permettaient aux Vikings de rejoindre l’au-delà. Ces derniers se faisaient fréquemment inhumer dans de longs navires comme ceux d’Oseberg en Norvège, datés de 834 et mesurant près de 22 mètres   . Les voyages étaient ainsi multiples et nombreux. Ainsi, Anders Winroth s’efforce de mettre en avant la diversité des activités vikings que l’imaginaire collectif restreint trop souvent au seul domaine guerrier.

 

La naissance des principautés scandinaves

Les pages les plus stimulantes de l’ouvrage sont, sans doute, celles regroupant les trois chapitres suivants   . L’auteur œuvre à décrire le processus qui, entre le VIIIe et le XIe siècle, fit en sorte que certains chefs devinrent de puissants princes et parfois même des rois. Dans ce cadre, l’usage des religions apparaît comme un des phénomènes les plus marquants. D’abord majoritairement polythéistes, certains chefs scandinaves comprirent tout l’intérêt qu’ils pouvaient tirer en embrassant la foi chrétienne qui les rapprochait des grands souverains. Le baptême du Danois Harald Klak reçu, en 826, dans le palais de Louis le Pieux, fut à ce titre emblématique. Parallèlement, en Scandinavie, des guerres intestines se multiplièrent à partir du Xe siècle. Célébrés par les scaldes, certains chefs, tel Olaf Haraldsson en Norvège, parvinrent à s’imposer en éliminant leurs rivaux après avoir été eux-mêmes des Vikings. Au sein de leurs maisons-halles, ils pouvaient redistribuer les richesses qu’ils avaient accumulées au cours de leurs expéditions afin de se créer un réseau d’alliés fidèles. Ce même Olaf put également recourir à la religion chrétienne afin de consolider son pouvoir : en devenant le parrain spirituel de certains grands – comme le seigneur norvégien Eyvind d’Oddernes qui fit ériger une pierre runique où il se disait fier d’être le « filleul de saint Olaf » – le roi agrandissait le cercle de ceux prêts à le soutenir.

Pendant ce temps, les paysans scandinaves s’affairaient aux travaux agricoles nécessaires au bon fonctionnement de la société dans son ensemble. Sanda, en Suède, semble avoir été un important centre de production dont les récoltes paraissent avoir été redistribuées en partie via l’emporium de Birka   . Dès lors, les Xe et XIe siècles semblent constituer un tournant pour l’histoire de la Scandinavie médiévale : des pouvoirs forts se constituèrent tandis que le christianisme progressait lentement à l’intérieur des terres où les paysans s’affairaient à leur labeur. Le temps des Vikings était alors en passe de céder sa place à celui des rois et de leurs royaumes.

La dernière partie de l’ouvrage   est consacrée aux « arts et lettres ». Il apparaît que le temps des Vikings fut traversé par un dynamisme artistique constant, en particulier dans le domaine de la poésie scaldique et de l’orfèvrerie. Les inscriptions runiques, d’une complexité déconcertante pour les non-connaisseurs, permettent néanmoins d’en savoir davantage sur les sociétés scandinaves. Toutefois, Anders Winroth s’efforce de clarifier les interprétations en éloignant toutes les analyses ésotériques ou mystiques trop souvent véhiculées par certains ouvrages.

 

Au bout du compte, l’auteur propose une synthèse stimulante sur l’épopée viking. Recourant à de nombreuses sources de nature variée (chroniques, archéologie, numismatique, poésie scaldique, inscription runique …), Anders Winroth offre panorama original et scientifique. Plus qu’une histoire du « temps des Vikings », sentence qui – tel un leitmotiv – rythme (un peu trop ?) la narration, l’ouvrage constitue une bonne introduction à l’histoire des peuples scandinaves en général. Les quelques illustrations qui le parsèment permettent de mieux apprécier certaines explications et développements. De même, les nombreux échos avec l’actualité rendent sa lecture stimulante qui ne manquera pas d’intéresser tout type de public. Tordant le cou aux idées reçues qui firent des Vikings des surhommes animés par la fureur de vivre, l’auteur fait justice à son sujet d’étude. Rédigé de manière plaisante, Au temps des Vikings peut se lire comme un roman, ce qui en fait un ouvrage de vulgarisation au sens le plus noble du terme.

Les spécialistes pourront également trouver de quoi nourrir leur réflexion grâce au nombre appréciable de sources mentionnées. L’ouvrage aurait toutefois mérité l’ajout de quelques cartes davantage précises que celles présentes. Si la bibliographie d’Anders Winroth mentionne principalement des travaux anglo-saxons et scandinaves, les conseils de lectures d’Alban Gautier permettent de poursuivre l’aventure viking grâce à plusieurs ouvrages français de qualité. Les plus pointilleux pourront toutefois s’étonner de certains termes employés – frôlant l’anachronisme ou la généralisation excessive – au cours de l’ouvrage, sans toutefois savoir si cela est dû au traducteur ou à l’auteur. L’exemple le plus marquant se retrouve dans l’épilogue lorsque, au sujet de Guillaume le Conquérant, l’auteur écrit qu’il « avait été profondément assimilé à la culture française […] Celui qui fit main basse sur l’Angleterre en 1066 était un souverain français »   .  Les termes de « français » et de « française » sont anachroniques et devraient être remplacés par ceux de « franc » et « franque ». De plus, ce n’est pas en tant que « souverain français » que Guillaume fit main basse sur l’Angleterre, mais en tant que prince franc et, plus exactement, duc des Normands. Malgré ces quelques approximations, Au temps des Vikings demeure un ouvrage de grande qualité, capable d’intéresser spécialistes comme novices