Une biographie de l'historien français Emmanuel Le Roy Ladurie qui analyse son rôle et son influence sur la discipline historique des années 1970 à nos jours.

Lorsque Emmanuel Le Roy Ladurie fait paraître Montaillou, village occitan de 1294 à 1324  chez Gallimard en 1975, il ne se doute pas que son livre va devenir le best-seller des livres d'histoire en France : plus de 143 000 exemplaires seront écoulés dans sa première édition, avant qu'il ne soit plusieurs fois réédité par la suite. Ces chiffres laissent aujourd'hui songeurs dans le monde de l'édition en histoire. Grâce à ce titre, Le Roy Ladurie est devenu un historien connu du grand public. Il est aussi le « fruit » d'une époque où l'histoire française est à la mode et reconnue mondialement, avec Jacques Le Goff, Georges Duby, Pierre Nora, Michel Vovelle ou Michèle Perrot. Ces jeunes historiens, de la génération post-braudelienne, inventent de « nouvelles façons de faire de l'histoire » qui, dans l'après-1968, trouvent leur public. Montaillou s'inscrit dans cette veine, celle d'une histoire qui plaît au plus grand nombre, tout en gardant une méthode scientifique à la fois rigoureuse et novatrice.

Des années 1970 à la fin des années 1990, Le Roy Ladurie est omniprésent sur la scène médiatique, que ce soit dans les émissions littéraires, dans les revues, dans la presse (il tient une chronique dans Le Figaro) ou dans tous les grands colloques. Il est donc une des têtes d'affiche du courant historique français : la « Nouvelle Histoire » qu'il promeut à travers la revue historique phare : Les Annales. Reconnu de tous en France (grand officier de la légion d'honneur, commandeur des Arts et Lettres, élu au Collège de France en 1973), comme à l'étranger (où il reçoit plus d’une vingtaine de doctorats honoris-causa), il devient une référence mondiale dans le milieu des historiens, très respecté pour tous ces travaux, notamment sur l'histoire du monde rural et dans le domaine plus novateur de l'histoire du climat. Enfin, de 1987 à 1994, il est administrateur de la Bibliothèque Nationale (où il prépare la création de la BNF), preuve de la reconnaissance, jusque dans les arcanes du pouvoir, de son rôle moteur dans le domaine universitaire français.

C'est d'ailleurs à la Bibliothèque Nationale, en 1990, qu'il fait la connaissance de Stefan Lemny : celui-ci, tout fraîchement arrivé de Roumanie rencontre alors celui qui était appelé à devenir son mentor, sous lequel il allait réaliser sa thèse en 1994 sur un révolutionnaire girondin : Jean-Louis Carra. Le biographe connaît donc parfaitement son sujet et surtout sait, avec finesse et doigté, présenter sans tomber dans l'hagiographie, la vie de son ancien directeur de thèse. Plus qu'une biographie, Une vie face à l'Histoire est aussi un livre d'histoire, voire d'historiographie, où l'on croise les grands historiens de la seconde moitié du XXe siècle, à travers lesquels on appréhende l’évolution de la recherche historique durant cette période.

 

A la croisée de différents domaines de recherche

Sujet de sa thèse, la paysannerie, et surtout le monde rural restent durant toute sa vie au cœur de la recherche historique initiée par Le Roy Ladurie. Il y consacre plusieurs livres et reste, aujourd'hui encore, reconnu comme un spécialiste de la ruralité médiévale et moderne, comme en témoignent ses livres de synthèses sur ce thème : Histoire des paysans français, de la Peste noire à la Révolution (2002) puis Les paysans français d'Ancien Régime (2015). Il a su néanmoins sortir de cette thématique sur la ruralité très à la mode quand il passe sa thèse dans les années 1960. Rapidement, il défriche un autre sujet très neuf dans le cadre de la recherche historique : l'histoire du climat. Il travaille alors sur les évolutions de celui-ci depuis le Moyen-Age   et étudie les changements sociaux et économiques que la météo et ses fluctuations ont pu avoir sur la vie des hommes. En cela, il mobilise d'autres sciences sociales, ce qui en a fait rapidement un des chefs de file de l'école des Annales, qui ont alors voulu mettre en place cette « nouvelle histoire » avec de nouveaux objets d'étude, et surtout une nouvelle méthode. Le Roy Ladurie est alors à la pointe de la modernité dans le cadre de la recherche historique.

Il ne néglige pas les objets d'études moins généraux, plus intimes, comme ceux consacrés à l'étude d'un homme comme Pierre Prion (1987) ou les Platter (de 1997 à 2006). Plusieurs publications ont aussi une visée historiographique ou épistémologique pour expliquer à ses pairs, aux étudiants et au grand public, sa façon de faire de l'histoire. Parmi les plus importants, citons Le territoire de l'historien   , plaidoyer pour ce qui va devenir la « nouvelle histoire », et le plus récent Huit leçons d'histoire (Fayard 2016).

Le Roy Ladurie a donc eu une œuvre protéiforme et prolixe depuis les années 1960, que Lemny a présente en détail pour mieux faire appréhender au lecteur les grandes lignes de force du travail de Le Roy Ladurie, afin peut-être de balayer le fait que, pour le grand public, il reste avant tout l'auteur de Montaillou.

 

Montaillou... mais pas seulement

Dans la recherche historique française de l'après Seconde Guerre mondiale, Le Roy Ladurie fait sans aucun doute partie des grands noms, à l'image de Braudel, Le Goff et Duby. Encore aujourd'hui, son nom reste associé à Montaillou, village occitan de 1294 à 1324. Ce livre qui traite de la vie d'un village ariégeois au temps de l'inquisition (puisque la source de l'historien n'est autre que les archives de l'inquisiteur qui enquête sur la vie et les mœurs des habitants du village), fait de la micro-histoire avant même que celle-ci soit popularisée par l'historien transalpin Carlo Guinsburg dans son livre Le fromage et les vers : l'univers d'un meunier du XVIeme siècle (1980).

Une partie du succès de Montaillou réside dans la source elle-même, mais aussi et surtout, dans la façon dont Le Roy Ladurie traite ce sujet en faisant de celui-ci un objet d'étude qui dépasse largement le cadre de ce village pyrénéen et donc qui a su toucher un public très large. Il faut dire aussi que le Moyen-Age est alors à la mode, que ce soit avec Duby ou Le Goff, mais aussi dans la littérature avec Maurice Druon et ses « Rois Maudits ».

 

Un historien engagé dans la vie de la cité

Comme beaucoup d'historiens de son temps, Le Roy Ladurie ne s'est pas contenté de son implication dans le domaine de la recherche historique. Il a eu un engagement politique fort dans sa jeunesse au PCF, mais, à l'image de François Furet ou d'Annie Kriegel, il rompt avec celui-ci après 1956, lorsque les chars soviétiques envahissent la Hongrie. Il rentre alors au PSU, mais se tient à l'écart de Mai 68. Il évolue par la suite plutôt vers la droite plutôt libérale. Ses recherches sur le climat l’amènent à soutenir les positions du GIEC dans les années 2010.

Mais, outre ses recherches historiques, sa grande œuvre reste sans conteste son travail à la Bibliothèque Nationale entre 1987 et 1994. Personnage respecté alors que nous sommes en plein mitterrandisme, Le Roy Ladurie travaille alors à la création de la future BNF qui reste depuis l’une des plus grandes réalisations architecturales et culturelles des années Mitterrand. Loin de rester dans sa tour d'ivoire et de consacrer sa vie uniquement à la recherche historique, Le Roy Ladurie a su s'engager dans la cité en prenant des fonctions importantes.

 

Dans l'atelier de l'historien

L'une des clés de la réussite du livre de Lemny est d'avoir su plonger le lecteur dans l'atmosphère de l'atelier du chercheur, de lui faire comprendre comment travaille le grand historien. Et ceci n'est possible qu'à travers la grande proximité qui existe entre Le Roy Ladurie et son biographe, proximité et amitié qui transparaissent à la lecture des lignes de Lemny. Nous ne sommes pas ici dans une biographie froide et distanciée, mais bel et bien dans une étude à la fois amicale et scientifique de la vie de Le Roy Ladurie dans laquelle le biographe a su éviter les écueils de l'hagiographie.

En effet, tous les grands écrits de Le Roy Ladurie sont présentés et rapidement analysés pour en comprendre à la fois l'objet d'étude et les objectifs de recherche de l'historien, sans en faire des modèles de recherche scientifique à imiter. Ainsi, les Paysans du Languedoc, la thèse de Le Roy Ladurie, publiée en 1966 est à la fois une référence dans la façon de faire de l'histoire (il en tire d'ailleurs l'étude de cas sur Montaillou), mais s'inscrit en même temps dans le cadre des grandes études régionales sur le monde rural médiéval, en vogue dans les années 1960-1970. Le Roy Ladurie est donc le produit d'une époque, mais il sait s'en détacher en choisissant des objets d'études novateurs, déjà évoqués.

Une vie face à l'Histoire est donc un bel ouvrage à lire pour connaître la vie de Le Roy Ladurie, mais aussi et surtout pour comprendre comment cet historien majeur français a travaillé. Ses problématiques et objets d'études sont bien mis en valeur par Lemny qui a su capter et surtout transmettre la « Méthode Le Roy Ladurie ». Un exemple à suivre pour les chercheurs que cette vie entière consacrée à la recherche historique. Une vie face à l'Histoire est donc une biographie enlevée et un hommage de son vivant à un immense historien qui a influencé la façon de faire de l'histoire