Le père de l'éthique environnementale anglo-saxonne enfin traduit en français.

Qu’est-ce que l’éthique environnementale ? L’éthique environnementale est le nom d’un champ de recherche philosophique qui s’est formé dans le courant des années 1970 dans les pays de langue anglaise, et plus spécialement en Amérique du Nord. Ce courant, au sein duquel deux générations de chercheurs se sont succédé, semble désormais parfaitement bien implanté dans la communauté philosophique anglo-saxonne. Il est devenu une composante à part entière de l’institution académique et universitaire américaine, où quelques chaires d’enseignement et de recherche ont même été créées depuis le début des années 1980. En dépit de sa relative nouveauté dans le paysage culturel, l’éthique environnementale compte déjà ses revues spécialisées, ses collections réservées chez quelques grands éditeurs, ses spécialistes reconnus, ses historiens, ses classiques. Comme de juste, la bibliographie des travaux accomplis dans ce domaine est pléthorique et défie tout relevé exhaustif : il serait loisible de dénombrer des milliers d’articles, des centaines de livres, des dizaines de thèses de doctorat, de volumes collectifs et d’actes de colloque.

Sans doute serait-il erroné de dire que l’éthique environnementale a encore mauvaise presse en France de nos jours. Le temps des imprécations tonitruantes et des mises en garde solennelles est heureusement révolu. Mais force est de constater que l’accueil assez réservé qui lui a été fait, non seulement en France, mais également dans quelques autres pays du continent européen, ne lui a pas encore permis de se faire bien connaître de celles et ceux qui sont sensibles aux questions d’environnement. Tout se passe comme si un océan de pensée retenait à domicile, de l’autre côté de l’Atlantique, les problématiques élaborées par l’éthique environnementale, autour desquelles aucun programme de recherche bien défini ne s’est à l’heure actuelle développé en Europe, où d’autres problématiques sont privilégiées.

Quelles sont les raisons de cette réception, si ce n’est manquée (car les choses vont tout de même mieux depuis une décennie), en tout cas différée, du courant d’éthique environnementale ? Plusieurs causes pourraient être invoquées, mais il en est une qui s’impose à l’attention : la publication en 1992 par Luc Ferry de son pamphlet intitulé Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, couronné par le prix Médicis de l’essai. Nulle part ailleurs la dénonciation de l’écologie philosophique ne fut aussi virulente. La stratégie d’ensemble adoptée par l’auteur consistait à réduire tout le courant d’éthique environnementale (sans épargner même les tentatives de Michel Serres et celles de Hans Jonas) à l’idéal type de l’écologie profonde d’Arne Naess, puis à assimiler cette dernière à une résurgence du nazisme, en mettant au jour de façon systématique des prétendus points de contact entre les deux. La reductio ad hitlerum, pour reprendre l’expression de Leo Strauss, pouvait dès lors emprunter la forme du syllogisme suivant – tout de nuances : étant établi que les Nazis ont édicté des textes législatifs destinés à garantir la protection des animaux et de l’environnement, et étant donné par ailleurs que l’écologie profonde préconise une extension des obligations morales et juridiques au règne naturel et animal, il s’ensuit que cette dernière est un eco-fascisme.

Pour le fond, l’argument n’était pas nouveau et se trouvait déjà sous la plume de certains historiens soucieux d’établir des liens de filiation entre les mouvements écologiques du début du XXe siècle et les formes politiques les plus radicales   . La nouveauté – si nouveauté il y eut – consistait à condamner en bloc, sans autre forme de procès, le courant d’éthique environnementale en son entier sous le seul chef de son prétendu cousinage idéologique avec le fascisme. Bien que la presse spécialisée n’ait pas manqué de souligner à l’époque la médiocrité insigne de l’information de Luc Ferry et la mauvaise foi avec laquelle il manipulait ses sources   , et bien que plusieurs historiens aient pu démontrer depuis l’affinité historique de l’écologie du XIXe siècle avec les forces politiques de gauche   , le livre a exercé une influence profonde, dont les effets sont perceptibles aujourd’hui encore. Plus de vingt-cinq ans après sa publication, il est encore hélas nécessaire de le mentionner lorsqu’on s’apprête à parler de l’un des auteurs les plus importants du courant d’éthique environnementale – à savoir Holmes Rolston.     

Holmes Rolston est généralement tenu pour le père de l’éthique environnementale. On ne saurait en effet exagérer le rôle décisif qu’il a joué pour l’émergence et la reconnaissance académique de l’éthique environnementale comme champ de recherche – de son tout premier article sur le sujet dans la prestigieuse revue Ethics en 1975   , à la Médaille Mendel qui lui a été décernée en 2005, en passant par la création de la revue Environmental Ethics avec Eugene Hargrove en 1979, la publication de l’un des tous premiers recueils d’essais de philosophie environnementale en 1986   , la fondation de l’International Society for Environmental Ethics en 1990 dont il fut le premier président, les Gifford Lectures de 1997 et le prix Templeton en 2003. Rolston est l’un des rares philosophes à avoir tenu des conférences sur les sept continents, et il demeure à ce jour, en dépit de son grand âge (85 ans), très sollicité partout dans le monde. Son œuvre volumineuse, forte d’une demi-douzaine de livres et de plus de deux cents articles et chapitres de livres, a été traduite en chinois, italien hongrois, russe, allemand, danois, portugais, espagnol et, depuis 2007, en français.

La spécificité de Rolston au sein du courant d’éthique environnementale tient d’abord et avant tout à l’exceptionnelle variété des thèmes que l’auteur a pu aborder au cours de sa carrière intellectuelle, comprenant une théorie de la valeur, une esthétique environnementale, une  politique de gestion des ressources naturelles et des parcs nationaux, une théorie de la protection des espèces en danger, de la biodiversité et de la vie sauvage, une problématique des droits de l’environnement, une doctrine de la justice environnementale, quelques propositions d’éducation à l’environnement, une épistémologie, une théorie de la connaissance, une métaphysique, et même une théologie de l’environnement. Sous ce rapport, il n’est nullement exagéré de dire que l’œuvre de Rolston ne souffre la comparaison avec aucune autre au sein du courant d’éthique environnementale, et qu’elle constitue l’une des entreprises philosophiques plus riches de la seconde moitié du XXe siècle.

L’ambition du recueil d’une dizaine d’articles que publient ces jours-ci les éditions Dehors est d’offrir un premier accès à la pensée de cet auteur encore méconnue en France, en déployant aussi largement que possible l’éventail des divers domaines de réflexion dans lesquels elle s’est illustrée. Toutefois, pour ne pas livrer aux lecteurs une collection rhapsodique et en somme arbitraire des articles de Rolston, l’éditeur s’est donné un fil conducteur – que le titre du volume Terre objective cherche à mettre en évidence – déterminé par l’engagement en faveur d’une philosophie de type réaliste. Chacun des huit articles traduits dans le volume déploie en effet une même conviction épistémologique et métaphysique fondamentale, pour en tirer toutes les conséquences sur le plan pratique : celle selon laquelle les propositions que nous formons sur le monde – sur les processus naturels qui s’y déroulent ainsi que sur les valeurs que l’on y découvre, d’ordre aussi bien moral qu’esthétique – décrivent avec succès des objets ou des propriétés de la réalité qui existent indépendamment de nos schèmes cognitifs ou de nos constructions mentales.                   

L’étonnant est qu’il ait fallu attendre près de quarante ans pour qu'un recueil de ses principaux articles soit enfin traduit et rendu disponible en français. Rolston appartient indéniablement à la famille des grands philosophes de la seconde moitié du XXe et de ce début de XXIe siècle. Sa contribution intellectuelle déborde largement le seul cadre de la philosophie de l’environnement. Se pourrait-il que le livre exécrable de Luc Ferry ait réussi à lui tout seul à faire écran à l’œuvre du philosophe ? La chose n’est malheureusement pas impossible. Auquel cas l’histoire retiendra le nom du pamphlétaire comme étant celui de l’artisan d’une réception manquée de l’une des grandes pensées de notre temps. Après tout, on a la postérité qu’on peut