Une vision d'économiste sur un sujet éminemment politique, en prise avec l'actualité de bien des pays européens.

Chercheur au Bureau d'économie théorique appliquée (BETA) et maître de conférences en économie à l'Université de Strasbourg, Mathieu Lefebvre enseigne également à l'Université de Liège (Belgique) et mène l'essentiel de ses recherches avec son collègue (et compatriote belge) Pierre Pestieau, qui a dirigé sa thèse en tant que professeur à l'Université de Liège, et a également été enseignant à l'Université de Cornell aux Etats-Unis.

Après plusieurs travaux communs portant sur la question de l'Etat-providence – notamment l'étude pour le Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP, dirigé par Daniel Cohen, professeur d'économie à l'Ecole normale supérieure) intitulée L'Etat-providence en Europe. Performance et dumping social (éditée par les éditions Rue d'Ulm en 2012) –, Mathieu Lefebvre et Pierre Pestieau ont publié récemment aux Presses universitaires de France un ouvrage sobrement (et efficacement) intitulé L'Etat-providence. Défense et illustration, dans lequel les deux économistes publics offrent un regard à la fois scientifique et citoyen sur la crise actuelle d'un modèle de développement politique et économique en proie à des difficultés d'ordre budgétaire, social et institutionnel. Etude empirique appuyée par des analyses éclairantes, l'ouvrage tend aussi à démontrer le rôle utile et nécessaire de l'Etat-providence face aux chocs économiques actuels.

 

Nonfiction : Votre livre, qui traite d’un sujet éminemment politique, offre avant tout le point de vue de deux économistes publics sur l’Etat-providence en France et en Europe.

Mathieu Lefebvre : En effet, en tant qu’économistes publics, nos questionnements sur l’Etat-providence sont au cœur de plusieurs interrogations qui présentent d’évidentes dimensions politiques : c’est-à-dire à la fois la question de l’efficacité et de la performance économique des systèmes et puis celle de la lutte contre les inégalités et la redistribution qui en constituent la raison d’être. Ce livre n’est certes pas le point de vue de politistes mais, sur ce sujet de l’Etat-providence, la perspective de l’économiste est au moins aussi importante.

Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire – et que l’on entend parfois –, ce regard d’économiste ne doit pas être obnubilé par les seules questions de performance et d’efficacité mais doit rechercher, par la notion de bien public, une meilleure répartition des richesses, et en tous les cas en économie publique, un rapport balancé entre recherche d’efficacité et réduction des inégalités. 

 

Le terme de performance est en effet au cœur d’au moins un chapitre de votre livre et vous y expliquez d’ailleurs que cette performance d’un Etat-providence ne doit pas être regardée uniquement sous l’angle budgétaire mais que plusieurs dimensions politiques sont aussi à l’œuvre pour pouvoir en juger. Or, comme le sous-titre de votre ouvrage le laisse apparaître, votre propos est à ce titre plutôt d’offrir une « défense et illustration » de l’Etat-providence et, surtout dans le contexte actuel, de démontrer son utilité, alors même qu’il est soumis depuis plusieurs décennies à une crise d’efficacité (voire à une équation budgétaire quasi insoluble selon les Etats), mais aussi de légitimité, comme l’avait remarqué Pierre Rosanvallon. Votre point de vue, qui n’est donc pas celui d’un politiste ni d’un responsable politique, est-il donc de défendre la légitimité proprement économique de l’Etat-providence ?

C’est en effet typiquement l’angle d’attaque de notre ouvrage, dans un débat public sur le sujet qui est très marqué par les posture politiques, sinon politiciennes. Nous parlons pour notre part davantage de performance que d’efficacité car, s’agissant de politiques sociales, il y aurait trop de tenants et d’aboutissants qui seraient en jeu – et qui varient d’un pays à l’autre en fonction des valeurs politiques voire culturelles –, au-delà de la simple question des dépenses budgétaires, inhérentes à tout système redistributif. Quand on parle de pauvreté, de chômage et d’inégalités, il y a bien d’autres paramètres qui doivent être prises en compte si l’on s’attache à la fonction de « production de bien-être » (pour parler comme un économiste pur), notamment les politiques de régulation et de sensibilisation, qui sont difficilement « quantifiables ».

En revanche, tout cela ne signifie pas que l’on ne peut s’intéresser à « l’économie générale » des systèmes d’Etat-providence et de tenter d’émettre un avis d’économiste sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. On peut en effet, à partir de données relativement objectives, déterminer si des politiques de protection sociale aboutissent ou non à des résultats plus ou moins positifs, à la fois d’un point de vue économique et social, voire « sociétal ». Aussi, lorsqu’on effectue un tel exercice, on se rend compte que depuis plusieurs décennies durant lesquelles les systèmes de protection sociale existent dans la plupart des pays européens, ceux-ci ont joué un rôle assez important de stabilisateur et d’aide dans les cycles économiques difficiles.

C’est donc bien cette utilité, notamment « contra-cyclique », des systèmes d’Etat-providence que nous avons voulu démontrer dans notre livre, quelles que soient les grandes thématiques traitées dans ses différents chapitres (famille, chômage, santé, retraites, inégalités et pauvreté…).

 

Votre propos ne se limite pas à la France mais touche à un nombre important de pays européens. On se rend compte tout de même à vous lire que l’Etat-providence en France n’a cependant pas la même histoire – ni peut-être les même objectifs – qu’en Allemagne ou au Royaume-Uni par exemple. Or, sans vouloir vous faire sortir de votre position d’économiste, ne peut-on pas conclure de l’exemple allemand et de son système « bismarckien » d’Etat-providence que la mise en place de telles politiques n’est pas forcément liée à l’instauration de régimes démocratiques modernes comme on les considère généralement aujourd’hui ? Existe-t-il selon vous un lien entre la vivacité de l’expression démocratique – une forme de « développement politique », qui s’est manifestée plus ou moins tardivement dans la plupart des pays d’Europe occidentale – et la mise en place d’un Etat-providence, par exemple le modèle « beveridgien » britannique ?

Ce lien entre le système politique et l’émergence de l’Etat-providence est sans doute une question essentielle mais que, de notre point de vue d’économistes, nous n’avons pas spécialement creusée. Comme vous le remarquez, il existe en effet deux grands types de systèmes d’Etat-providence en Europe occidentale – le modèle « bismarckien » (fondé en Allemagne par les lois de 1880) et le modèle « beveridgien » (fondé sur le Rapport Beveridge de 1942 et né au Royaume-Uni après la Seconde Guerre mondiale) – qui se sont d’ailleurs développés de manière très différente. De nature universaliste, le système beveridgien vise à apporter à tous un minimum de protection sociale, alors que le système bismarckien est davantage lié à la participation individuelle des bénéficiaires de la redistribution. Est-ce à dire que le développement de ces systèmes publics est lié au développement parallèle de la démocratie ? A vrai dire les choix politiques reflètent le développement culturel de chacun des Etats. En Allemagne, par exemple, l’histoire du pays démontre que la participation au travail a toujours été une valeur cardinale et, en cela, le moteur du développement de l’économie, mais aussi de la société, comme l’avait expliqué Max Weber.

De ce point de vue, pour revenir à la France, il est intéressant de remarquer que le système français est davantage bismarckien que beveridgien, même si les objectifs affichés sont souvent inspirés par l’universalisme. L’ensemble du système fonctionne en effet sur le marché de l’emploi, dans le cas français comme allemand.

 

En France, le système de l’Etat-providence a tendance à être de plus en plus décrié politiquement – en tous les cas par les gouvernants … –, eu égard à sa crise de performance et de légitimité, comme on l’a dit. Peut-on parler à ce titre d’une spécificité française dans ce phénomène, au regard d’autres pays européens ?

La crise que rencontre la plupart des pays européens se traduit avant tout d’un point de vue budgétaire – en tous les cas c’est souvent sous cet angle que les gouvernants ont tendance à traiter le sujet. Mais, tous les pays européens vivent également, de façon certes plus ou moins marquée, une même crise de confiance des systèmes d’Etat-providence, eu égard au vieillissement général des populations et de la plus faible participation au marché du travail…

 

Même les pays scandinaves ?

A vrai dire, les pays scandinaves ont effectué des réformes dites « structurelles » plus tôt que les autres, à partir des années 1990, notamment concernant le système des retraites. Au-delà de ces exemples, tous les pays vivent un renforcement des dépenses de santé, liées d’ailleurs aux progrès technologiques et à l’amélioration des critères de bien-être.

Cependant, la France reste le pays de l’OCDE qui présente le plus haut taux de dépenses de protection sociale en pourcentage du PIB. S’agissant de protection sociale, les dépenses publiques françaises sont de ce point de vue les plus élevées en termes relatifs. Le problème de soutenabilité budgétaire en France est donc particulièrement important car la richesse qui y est créée ne permet pas forcément de dépenser autant d’un strict point de vue budgétaire. On ne peut donc pas faire l’économie de cette évaluation.

Cependant, un deuxième élément du problème est au moins aussi important dans le cas français, c’est depuis une quinzaine d’années, la crise de confiance de l’Etat-providence, qui s’exprime à la fois d’un point de vue politique et social. Ce phénomène (ou ce symptôme) ne touche d’ailleurs pas que la France – si l’on pense à la Belgique, à l’Autriche, voire à l’Allemagne et à l’Angleterre, touchées également par des votes importants en faveur de forces populistes d’extrême droite dites « identitaires » –, même s’il y est particulièrement marqué, et démontre à quel point la pérennité même des systèmes d’Etat-providence est aujourd’hui mise en question, entraînant un rejet des étrangers, des chômeurs et des précaires par un amalgame stigmatisant désormais bien connu.

Il y a donc à vrai dire deux problèmes très différents : une équation budgétaire rendue plus difficile et une crise de confiance politique de plus en plus prégnante, qui viennent s’ajouter et finissent par poser la question de la légitimité de l’Etat-providence. La fameuse fracture sociale s’exprime ainsi dans une forme de peur de la part de populations qui s’estiment dévalorisées, selon des schémas désormais reconnaissables dans bien des pays (comme le vote du Brexit l’a récemment reflété) : villes/campagnes, cadres/ouvriers-employés, nationaux/étrangers…soit autant de clivages qui révèlent des difficultés d’acceptation sociale des politiques d’éducation, d’emploi, de protection sociale…

 

Sur le plan social, l’Union européenne n’existe pas véritablement et, s’agissant de l’Etat-providence, il s’agit aujourd’hui davantage d’une addition de systèmes plus ou moins différents que d’un modèle unique, au-delà de certaines inspirations et valeurs communes. De ce point de vue, pensez-vous qu’il pourrait exister une logique économique – sur le plan politique, on sait que la coopération européenne a connu de grandes difficultés depuis plus de dix ans –, à mettre en place un système européen « communautaire » d’Etat-providence, eu égard à l’existence d’une zone monétaire intégrée, de règles budgétaires partagées et d’un marché unique ?

C’est une question qui est très discutée à la fois par mes pairs et par mes étudiants ! On parle en effet toujours du « modèle social européen » mais on n’arrive généralement pas à le définir, car il est en effet pluriel. Le sociologue danois Esping-Andersen, que nous citons dans notre livre, a ainsi démontré que plusieurs paramètres des systèmes d’Etat social différaient selon les pays : la place de la famille dans les pays d’Europe du sud, le rapport au syndicalisme dans les pays d’Europe du nord, etc. Nous avons bien une multiplicité très intéressante de systèmes.

On se rend compte finalement que le processus de construction européenne n’a jamais fait apparaître de véritable volonté de la part des Etats membres de créer un système de protection sociale européen, alors même que la mise en place d’un marché unique pouvait légitimement poser cette question. Le traité de Rome de 1957 traduisait la croyance en une volonté prépondérante de l’économique sur le social. Du moins, on considérait à l’époque que les retombées de la richesse économiques issue du marché commun allaient se traduire par un meilleur bien-être social.

Or, cela ne s’est pas vraiment déroulé ainsi… même si les peurs de « dumping social » (le désormais fameux « plombier polonais », stigmatisé en France lors du référendum de 2005), très marquées par les derniers élargissements à l’est, ont d’un autre côté été parfois surestimées. Il est vrai cependant que les récentes crises économiques ont renforcé la vulnérabilité des systèmes sociaux européens, que les déclarations communes ou « chartes européennes » ne peuvent en rien freiner aujourd’hui.

Nous sommes donc aujourd’hui quasiment à un « point zéro » sur le sujet de l’Etat-providence européen…

 

Pour autant, l’Etat-providence existe-t-il au-delà de l’Europe ?

En réalité, les Etats-Unis présentent une politique sociale assez développée – on l’oublie parfois – et, dans notre livre, nous expliquons que, si l’on regarde les rapports entre les dépenses sociales brute et nette (prenant en compte les avantages fiscaux), les Américains dépensent socialement beaucoup finalement du point de vue budgétaire. Bien entendu, ces dispositifs ne sont pas égalitaires au sens où l’on peut l’entendre en Europe, car leurs objectifs de redistribution ne sont pas les mêmes (les bénéfices revenant largement aux plus riches qui bénéficient des assurances privées contre les grands risques sociaux), mais on ne peut nier l’existence d’une forme d’Etat-providence, dans la mesure où il n’existe pas seulement un « Etat-gendarme ».

Au-delà des seuls pays occidentaux, le Japon présente un Etat-providence relativement développé, la Chine (de même que le Vietnam où je suis récemment allé dans le cadre de mes recherches) tente actuellement de mettre en place un système plus ou moins comparable (dans un cadre politique et économique bien entendu très spécifique) et les pays africains ont bien souvent calqué les systèmes français ou britannique (ou en tout cas s’en sont inspirés).

Il existe donc une forme d’universalité de ce type de développement à la fois politique et économique, qui pousse à renforcer la protection sociale à mesure que se crée la richesse économique (de manière plus ou moins embryonnaire cependant). C’est un élément que l’on ne doit pas oublier et qu’il est parfois bon de rappeler aux grandes institutions financières internationales…