Feindre, dissimuler, imiter, intimider sont des tactiques utilisées par de nombreuses espèces, sous des formes curieuses et fascinantes.

La femelle de la baudroie des abysses trompe ses proies pour les capturer. Ce poisson vit en eau profonde où la lumière manque. Il est muni d’un petit fouet au bout lumineux. Cet allongement balance autour de son corps et en particulier devant sa gueule. Cette lumière y attire d’autres poissons. Captivés par la lumière, ils sont alors à portée de dents.

C’est l’un des très nombreux exemples qui passionnent Martin Stevens, professeur à l’Université d’Exeter et spécialiste du camouflage animal. Le chercheur en écologie et en biologie sensorielle s’intéresse aux diverses stratégies de communication mises en œuvre par les animaux et les plantes pour tromper des congénères, des prédateurs et des proies. C’est le sujet de son ouvrage de vulgarisation Les ruses de la nature, traduit en français par Cécile Leclère à partir de l’orignal anglais titré : Cheats and Deceits How Animals and Plants Exploit and Mislead. Il s’inscrit dans la tradition anglophone de partage au grand public des résultats scientifiques les plus récents.

 

Une science mise au service de l’amateur

L’ouvrage est écrit dans un style neutre et scientifique, tout en restant simple et accessible. Il est également muni d’un appareil de notes et d’une bibliographie. S’il peut s’avérer utile pour le chercheur, il séduit en particulier l’amateur par la richesse des exemples développés. Ils sont suffisamment fascinants et variés pour nourrir l’imagination du lecteur. Citons parmi d’autres : les poissons-grenouilles au camouflage extraordinaire, les siphonophores bioluminescents, les coucous parasitant les nids d’autres espèces, les fourmis esclavagistes, toutes sortes d’orchidées attirant abeilles et bourdons affriolés, babouins attirés par le rouge, des syrphes qui passent pour des guêpes, paons aux tactiques de séduction rompues, oiseaux qui simulent une aile cassée ou bien des cris d’alarme, etc. La variété des cas décrits par l’auteur n’est pas la moindre réussite de l’ouvrage. Elle rend possible de disserter sur les diverses facettes du sujet qui intéresse l’auteur, c’est-à-dire les systèmes de communication qui visent à tromper. On découvre ainsi que la nature est emplie de fake news, de simulateurs et de comédiens de haut niveau, mais également d’êtres vivants spécialisés dans la détection de ces supercheries. Truqueurs et proies sont ainsi aux prises dans une course à l’amélioration de la ruse ou bien de la perception de celle-ci. Le lecteur découvre l’un des moteurs de l’évolution, qui n’est décidément pas harmonieuse.

A partir de cette problématique générale, Martin Stevens développe une typologie des ruses : imitation d’autres animaux menaçants ou vénéneux telle la syrphe, imitation de l’environnement par un changement de couleur telle la seiche, imitation des signaux de communication et de stimuli tel l’oiseau indicateur qui informe les humains de la présence de miel, camouflage naturel tel le poisson-grenouille, intimidation et manipulation sont égrainés dans des chapitres consacrés respectivement à l’un des types de ruse.

 

Les clés de l’évolution

Les chapitres s’organisent suivant la reprise d’hypothèses issues des travaux fondateurs des biologistes du XIXe siècle. Il s’agit non seulement des travaux de Darwin, mais aussi d’Alfred Russel Wallace, l’autre pionnier de la théorie de l’évolution. La mention et la présentation des travaux précurseurs offre un éclairage fort utile pour le non-spécialiste. Les hypothèses de ces premiers explorateurs étaient issues d’un travail d’exploration in situ. A leur suite, l’auteur appelle à un retour à ce type d’exploration. Il a permis de repérer les premières ruses et d’en proposer des analyses explicatives.

Ces tromperies sont désormais testées et mieux décrites grâce aux expérimentations en laboratoire. Ces expérimentations sont l’occasion de pratiques curieuses. Pour déchiffrer ce qui trompe les animaux et les insectes étudiés, les chercheurs doivent saisir comment les duper. Ils jouent donc le rôle des truqueurs pour la bonne cause ! Ainsi, les chercheurs reproduisent les mécanismes naturels de tromperie et parviennent à les identifier.

L’exemple célèbre du phalène du bouleau permet de montrer la difficulté de la tâche. Le phalène du bouleau est un papillon nocturne qui enthousiasme les biologistes depuis le XIXe siècle. Chaque individu prend soit une couleur claire, soit une couleur plus foncée. En fonction de la couleur des ailes, il se fond plus ou moins bien sur le tronc de l’arbre. Il est donc plus ou moins repérable par ses prédateurs. Or, dans un environnement pollué du fait de la révolution industrielle, les bouleaux prennent une teinte plus foncée, ce qui semble avantager les phalènes sombres. Inversement, depuis que la pollution de l’air diminue, les bouleaux sont à nouveau plus clairs et les phalènes clairs sont avantagés. Si ce mécanisme simple peut expliquer l’évolution des populations de phalènes en fonction de l’évolution de la couleur des bouleaux et de la pollution de l’air, cette correspondance n’est pas une preuve de causalité. Martin Stevens décrit alors les nombreux tests réalisés afin d’assurer que la correspondance entre les trois phénomènes n’est pas fortuite. L’auteur montre ainsi que le biologiste travaille minutieusement et en collaboration afin de conforter les hypothèses en apparence les plus simples. Le cas des phalènes est important sur ce point, parce qu’il est au cœur des controverses sur l’évolution. Cet exemple semble montrer la relation directe entre changement dans l’environnement et sélection naturelle de certains traits dans l’espèce.

 

Quelques exemples de tromperies

Le mimétisme consiste à copier les caractéristiques d’un tiers, afin de se faire passer pour lui. Un exemple curieux est celui des imitateurs des poissons-nettoyeurs. Les poissons-nettoyeurs sont souvent bleus et jaunes. Dans les récifs, ils attendent dans des stations des poissons plus gros qui les laisseront manger leurs parasites. Les uns gagnent une nourriture servie à domicile, les autres ne souffrent plus des désagréments et des maladies parasitaires. Toutefois, cette collaboration est mise à mal par un intrus : les blennies à bandes bleues. Celles-ci prennent l’apparence de jeunes poissons nettoyeurs. Cependant, elles ne cherchent pas à ôter les parasites du poisson-hôte qui les prend pour des poissons-nettoyeurs. Au contraire, une fois le poisson parasité à proximité, elle lui fonce dessus afin de lui arracher un morceau de chair. Il s’agit alors de mimétisme agressif. Toutefois, cette tactique n’est pas sans risque. Si elle est trop utilisée, les autres poissons apprennent à ne plus confier leurs parasites aux poissons nettoyeurs et donc aux blennies. Tout est affaire de juste milieu entre nombre d’attaques et nombre de poissons-nettoyeurs officiant réellement. C’est ce qu’on appelle la relation « fréquence-dépendance ». On retrouve l’enjeu de la limitation de l’apprentissage de la reconnaissance du stratagème par la proie à travers de nombreux exemples mentionnés dans l’ouvrage.

Un autre mimétisme est dit batésien. Il s’agit non de se cacher pour attaquer, mais de ressembler à un autre être dangereux afin d’éviter de devenir une proie trop attrayante. Qu’on pense au syrphe qui ressemble à la guêpe.

Autre type, l’exploitation sensorielle est plus simple, il s’agit de tirer profit d’une caractéristique attrayante pour une autre espèce avant de la dévorer ou de profiter de son attirance pour participer à la pollinisation. Les couleurs en général peuvent être de bons moyens de piéger une proie ou d’attirer un pollinisateur.

Ensuite la tromperie ne se joue pas seulement entre des espèces différentes. Elle est aussi un moyen fort utile dans les tentatives de séduction et de reproduction. Nombre de mâles disposent d’un appareillage varié pour attirer les femelles.

De ce point de vue les sèches géantes d’Australie sont intrigantes. Afin de pondre, elles se regroupent par milliers en hiver. Cette densité de la population accroît la compétition entre mâles pour l’accès aux femelles. Afin de gagner sans lutter, certains mâles se cachent avant de surgir sur une femelle. Ils utilisent ainsi les dons de camouflage des seiches. Elles peuvent faire varier leurs couleurs. Ces variations servent aussi pour une autre tactique : imiter la couleur des femelles pour s’en rapprocher à moindre risque et ensuite se reproduire.

Chez d’autres espèces, le mimétisme sexuel n’est pas limité aux mâles. Certaines libellules femelles prennent l’apparence des mâles jusqu’à un certain âge, notamment l’espèce espagnole Ceriagrion tenellum. De ce fait, avec cette apparence masculine, les mâles tendent à les éviter. Ce comportement servirait à éviter le harcèlement. En vieillissant, ces libellules prendront définitivement la forme de femelles.

 

De l’art de l’illusion

Toutefois, on ne saurait mesurer la difficulté et l’intérêt de la tâche en se cantonnant à ses exemples. Ils restent compréhensibles aisément et identifiables à l’œil nu. Si le laboratoire est si utile c’est aussi parce qu’on peut y construire des dispositifs qui copient les perceptions des animaux étudiés. Sont-ils sensibles aux rayons ultraviolets ? aux ultrasons ? à des substances chimiques spécifiques ? Les scientifiques doivent alors faire l’hypothèse de ses capacités sensorielles et user de dispositifs adéquats.

Si l’ouvrage ne joue pas le jeu de la poésie et s’inscrit dans la vulgarisation scientifique, il n’en reste pas moins que ces exemples et l’idée de découvrir d’autres perceptions du monde éveille la curiosité chez le lecteur. Comment un bourdon perçoit-il une orchidée avec laquelle il tente de copuler ? Nos yeux humains ne s’y laissent pas prendre et trouvent l’imitation bien peu réaliste et pourtant l’insecte se fait piéger. Que ressent-il ? Comment les œufs de coucous ne sont-ils pas plus souvent repérés ? Au contraire, il existe probablement de nombreux pièges dans lesquels les sens humains tombent allègrement. A la curiosité se mêle l’émerveillement, devant la richesse des formes, des systèmes de communication et de perception présents dans la nature. Pourtant, l’ouvrage manque cruellement d’illustrations et de photographies.

Outre l'absence de ce plaisir esthétique, le lecteur reste parfois sur sa faim. Si Martin Stevens identifie et définit avec clarté divers types de ruses, il peine malgré tout à expliquer leur origine dans le détail et finalement le déroulé précis de l’évolution qui a mené à ces phénomènes. On imagine à le lire que fournir ces explications constitue le but présent et futur de son travail et des chercheurs avec lesquels il collabore. Pour le moment, il ne parvient à mobiliser que les grands mécanismes abstraits de la théorie de l’évolution, sans prises fortement ancrées sur des cas et des terrains considérés selon des étapes et des transformations historiques.

A la lecture de cet ouvrage qui établit l’état des lieux d’un courant de recherche sur les perceptions sensorielles des animaux et des insectes, on apprend beaucoup grâce à la pédagogie de l’auteur. L’amateur de sciences naturelles et de littérature en vient même à rêver qu’un écrivain s’inspire de cet ouvrage pour écrire de nouvelles fables édifiantes où le renard serait une baudroie des abysses